Luca Guadagnino : “Pour moi, tourner une scène de sexe, c’est comme filmer quelqu’un qui boit une tasse de thé”
Inspiré d’un roman de William S. Burroughs qui a profondément marqué le grand réalisateur italien, son nouveau film, Queer, nous plonge au cœur d’une histoire tourmentée, de culpabilité et de passion. Un récit captivant sur la puissance du désir et la complexité du lien à l’autre.
par Olivier Joyard.
Il faut imaginer Luca Guadagnino adolescent pour comprendre son nouveau film, un projet qui vient de loin, peut-être de ses premiers désirs de jeune homme conscient de son identité. Nous sommes vers le milieu des années 80. Le futur réalisateur vit alors à Palerme, en Sicile, sa ville natale où il est revenu avec sa famille après quelques années passées en Éthiopie – son père enseignait là-bas l’histoire et la littérature italienne.
Guadagnino découvre Queer, un roman que William S. Burroughs a écrit dans les années 50 durant une période de grande souffrance, mais qui vient seulement d’être édité trois décennies plus tard. L’auteur du Festin nu y raconte l’errance de Lee, un personnage inspiré de la propre vie de l’écrivain, exilé à Mexico durant les années 40 pour mener une existence de sexe et de drogues, dans une exploration des sens proche de l’autodestruction. Marié, Burroughs était alors tombé amoureux d’un soldat américain qui allait le mener vers l’abîme. C’est cette histoire tourmentée, de honte et de passion, que décrit le film.
Queer, un film de Luca Guadagnino inspiré d’un livre de William S. Burroughs
Le roman avait laissé une trace indélébile sur Luca Guadagnino, au point qu’il en avait écrit une première adaptation durant les années 90, sans parvenir à la mener au bout. “J’étais sous le choc, totalement absorbé et investi dans le personnage central de William Lee, le double littéraire de William S. Burroughs”, a raconté le cinéaste. “C’est l’étrangeté du roman qui m’a le plus frappé, j’étais relié à lui par quelque chose que je ressentais à l’époque : le puissant désir d’être avec quelqu’un qui me renvoie mon reflet, et avec qui je me sens entièrement connecté. […] Le roman comme le film parlent du lien qui unit deux personnes et des nombreuses manières dont celui-ci peut être détruit par des forces intérieures qui finiront par les séparer. Cet aspect intuitif de Queer a été une révélation pour moi, même en tant que jeune lecteur, parce que je vivais ces émotions pour la première fois.”

Daniel Craig délaisse son rôle de James Bond dans Queer
Cela s’appelle avoir de la suite dans les idées. Filmer l’amour, le désir, la sensualité et parfois les impasses de nos obsessions, tel est le sujet profond du cinéma de Guadagnino aujourd’hui, qui trouve avec cette adaptation un terrain de jeu idéal. S’il se situe dans la droite ligne du travail du réalisateur de Call Me by Your Name, Queer traite pourtant de sujets plus matures, avec une noirceur qu’il n’avait jamais atteinte auparavant.
Réalisant un rêve – et peut-être le rêve de tous les cinéastes européens –, le Sicilien a tourné le film dans les studios de Cinecittà, près de Rome, où des génies tels que Federico Fellini, Roberto Rossellini, Luchino Visconti, Sergio Leone, Francis Ford Coppola et Martin Scorsese ont opéré. Cela lui donne l’occasion de plonger dans les décors et les corps sans retenue, avec une stylisation extrême. Queer est un film très physique, rempli de sueur, de vapeurs d’alcool et de sexualité, où les sentiments font souvent l’objet de transactions.
Pour incarner le héros, un quinquagénaire plus tourmenté que de raison, Guadagnino a fait appel à l’une des icônes masculines des vingt dernières années, l’acteur britannique Daniel Craig. Et c’est peu dire que l’ancien James Bond surprend, même si les derniers films de la saga montraient un homme en proie au doute, ne régnant plus sur le monde comme avant, d’une violence inédite avec lui-même, presque masochiste. Ici, son personnage semble accepter de souffrir au jour le jour pour quelques minutes de plaisir volées, traîne son spleen et sa frustration, prend le risque de ne ressembler à rien, même si c’est avec un certain style.

Des costumes de Queer signés Jonathan Anderson
Daniel Craig porte avec un mélange de nonchalance et de mélancolie les costumes clairs et les panamas dessinés par Jonathan Anderson, qui avait déjà travaillé avec Guadagnino en 2024 sur l’excitant Challengers. “Queer s’intéresse à l’aspect fétichiste de la mode masculine de cette période [les années 40], qui possédait une certaine subtilité, a expliqué le directeur de la création de Loewe. J’ai imaginé le personnage interprété par Daniel Craig comme un dandy brisé dont le corps modifiait ses vêtements au point qu’il semble les porter comme une seconde peau.”
Pour achever le portrait-robot de ce film sulfureux, il y a comme élément central le sexe, présent dans de nombreuses scènes et traité de façon frontale. Des scènes reliées à une imagerie gay qu’aucune star de ce calibre n’avait accepté de tourner avant Daniel Craig, même si le réalisateur y a d’abord vu un moment de travail comme un autre.
“Pour moi, tourner une scène de sexe, c’est comme filmer quelqu’un qui boit une tasse de thé, mais c’est parfois difficile pour les acteurs.” Luca Guadagnino
“Pour moi, tourner une scène de sexe, c’est comme filmer quelqu’un qui boit une tasse de thé, mais c’est parfois difficile pour les acteurs, a expliqué Luca Guadagnino. Quand on travaille avec des pros comme Daniel Craig et Drew Starkey, sans oublier Omar Apollo que l’on voit dans une scène de sexe avec Daniel Craig au début du film, on a affaire à des gens détendus et pleins d’humour qui s’avèrent aussi être des artistes impliqués.”
Ici, pas de coordination d’intimité, comme c’est le cas sur des tournages de plus en plus nombreux à travers le monde, mais une attention aux détails, une éthique de travail qui donne au film un rapport étroit avec la chair, sans que ces moments ne semblent gratuits ou surjoués. Il faut le voir pour le croire.

Un objet vénéneux
Si Queer n’a pas toujours la grandeur mélodramatique qu’il semble viser, s’il ne nous prend pas en permanence aux tripes, c’est peut-être parce qu’il perd le fil d’un récit sans autre destination que celle de suivre une errance. Le film n’en reste pas moins un objet vénéneux et sans grand équivalent dans le cinéma contemporain, à l’image de sa dernière partie un peu perchée et située dans la jungle.
Là, il est question d’une drogue hallucinogène locale, le yage, qui donne l’occasion au réalisateur de façonner un trip visuel comme il en a le goût un peu débordant. Dans les années 50, Burroughs avait écrit des lettres à une autre icône à venir de la Beat generation, Allen Ginsberg, pour lui raconter ce moment proche de la déchéance qu’il avait traversé en touchant à cette substance. Pour éviter que Queer ne sombre dans la déchéance, Luca Guadagnino compte sur l’élan amoureux de ses personnages. Il réussit par moments, échoue à d’autres, mais la beauté du geste demeure.

“Queer est une histoire d’amour venue d’une génération bien spécifique qui s’adresse à une autre génération : c’est un film pour la jeunesse d’aujourd’hui et de demain.” Luca Guadagnino
Le cinéaste, qui a d’ores et déjà plusieurs projets – le thriller After the Hunt avec Julia Roberts, Chloë Sevigny et Andrew Garfield, une nouvelle adaptation d’American Psycho, le roman culte de Bret Easton Ellis –, espère toucher avec Queer un public différent, sans doute dans la communauté homosexuelle mais aussi bien au-delà.
Une question de génération plutôt que d’orientation, comme il l’a expliqué : “Pour moi, Queer est une histoire d’amour venue d’une génération bien spécifique qui s’adresse à une autre génération : c’est un film pour la jeunesse d’aujourd’hui et de demain. J’espère que le public ressentira l’angoisse de William Lee et son immense amour pour Eugene Allerton, que la beauté de leur lien lui enseignera quelque chose : la possibilité qu’une personne puisse se dévouer si profondément et si singulièrement à l’amour, surtout face au sentiment de déconnexion que nous éprouvons tous à l’ère du numérique.”
Ce qui nous accroche dans Queer, ce film imparfait qu’on n’oublie pourtant pas facilement, a sans doute un rapport avec le dénuement affectif et la nudité des sentiments qui s’y joue. Il y a dans le geste artistique de Luca Guadagnino quelque chose de l’ordre de la révélation des personnages à eux-mêmes, qui peut se déployer de l’autre côté de l’écran. Cela n’est pas sans risque ni sans ambivalence, comme le cinéaste l’a lui-même suggéré : “Je pense que beaucoup de gens sont terrifiés à l’idée de se voir tels qu’ils sont, malgré la beauté de ce qu’ils pourraient découvrir.”
Queer de Luca Guadagnino, avec Daniel Craig, actuellement au cinéma.