Miles Davis : un jazzman monstrueux sur Netflix
Images d’archives, concerts, séances d’enregistrement et interviews exclusives, le documentaire “Miles Davis: Birth of the cool” dresse le portrait d’une véritable icône culturelle. Tel un serial killer, le trompettiste Miles Davis perfore les mélomanes à coups de gammes et de silences.
Par Alexis Thibault.
En sortant de la salle de projection du Casino Barrière de Deauville, une femme fond en larmes : “Je ne sais même pas pourquoi je pleure, c’est juste que j’ai l’impression d’être encore dedans, avec lui.” Comme beaucoup d’autres avant elle, cette femme vient d’être terrassée par un monstre. Les victimes de Miles Davis se comptent en millions. Tel un serial killer, le trompettiste perfore les mélomanes à coups de gammes et de silences depuis qu’il a abandonné le bebop de Thelonious Monk ou Dizzy Gillespie. Souvent dos au public, chef d’orchestre d’un nouveau genre, il incite ses musiciens à s’exercer en plein concert. Charmer la salle, il en fait son affaire.
Un documentaire construit comme une partition
Avec le documentaire Miles Davis : Birth of the cool, Stanley Nelson Jr. dresse le portrait d’une icône culturelle. Entre images d’archives, concerts, séances d’enregistrement et confessions de ses proches (musiciens et amoureuses), l’Afro-Américain raconte l’ascension fulgurante de Miles Davis, pionnier du jazz moderne et incarnation du cool. Disparu en septembre 1991 à l’âge de 65 ans, le natif d’Alton (Illinois) demeure le plus grand trompettiste de l’histoire, une influence majeure pour ses contemporains – John Coltrane, Herbie Hancock puis Marcus Miller – mais aussi pour les artistes français dont il intégrera le club très fermé en rejoignant Paris en 1949 : Juliette Greco (avec laquelle il aura une aventure), Boris Vian ou encore Jean-Paul Sartre.
Gentleman flambeur, il traverse la Grosse Pomme en Ferrari dans son costume croisé, inséparable de ses lunettes de soleil. Tous les regards se braquent sur lui, mais il reste un Noir.
L’interêt de ce film réside surtout dans sa structure, proche de celle d’une partition. On y décèle différent “mouvements” et une pluralité de discours qui, comme des instruments, répondent au héros, incarné par une voix-off aussi éraillée que la sienne, stigmates d’une intervention au larynx. Dans cette œuvre chronologique, Stanley Nelson Jr. élude la théorie musicale au profit de l’émotion brute, mais Miles Davis : Birth of the cool déplaira forcément aux spectateurs allergiques au jazz qui, naïvement, n’y verront qu’une suite d’improvisations assommantes. Cette œuvre n’est pas un documentaire sur le jazz et sa pratique mais présente plutôt un titan pour lequel tout semble aisé, inné, naturel.
Miles Davis, une légende incontestable
Miles Davis n’écoute jamais ses anciens disques. Et si le flamenco peut l’inspirer, c’est à croire qu’il puise d’ordinaire dans son imagination infinie à la recherche de nouvelles mélodies. On lui doit l’opus Birth of the cool, chef-d’œuvre enregistré en 1950 avec l’arrangeur Gil Evans (sorti sept ans plus tard) ou la bande originale du film Ascenseur pour l’échafaud, improvisée directement en studio à partir des images de Louis Malle. Le tube So What extrait de l’album Kind of Blue (1959) qui assoit définitivement sa notoriété ou encore Tutu en 1986, hommage jazz fusion à l’archevêque sud-africain Desmond Tutu concocté par le bassiste Marcus Miller.
Déjà initié à l’héroïne, il multiplie progressivement les excès d’alcool et de cocaïne. Pourtant marqué au fer rouge par son agression, le trompettiste frappe à son tour…
Avant d’être invité dans tous les festivals de jazz du monde, le génie taciturne se produit dans les clubs de Swing street à New York. Dans la rue qui ne dort jamais, des lignes étincelantes jaillissent de sa trompette estampillée “Miles Davis”. En quelques secondes, les plus sceptiques capitulent, comme trahis par leurs émotions : “Mon dieu, à peine deux mesures et j'en ai déjà pour mon argent.” Ici, chacun attend douloureusement la note suivante, torturé par l’attente. Tous en ressortent lessivés, transcendés par le lyrisme du musicien dont le jazz organique renouvelle le genre de façon radicale. Dans les années 50, Miles Davis devient une star. Gentleman flambeur, il traverse la Grosse Pomme en Ferrari dans son costume croisé, inséparable de ses lunettes de soleil. Tous les regards se braquent sur lui, mais il reste un Noir. Son statut ne retiendra pas les coups injustifiés d’un agent de police. Par vengeance inconsciente à l'encontre de ce racisme, jamais il n'acceptera qu'une femme blanche n'apparaisse sur la jaquette d’un de ses albums.
Derrière l’icône, un homme impénétrable
Après un concert, un saxophoniste s’approche prudemment de Miles Davis : “Monsieur, je suis Archie Shepp…” Le génie le transperce du regard : “Dégage de là.” Antipathique, le jazzman le devient. Cherche-t-il à se protéger des autres ou de lui-même ? Déjà initié à l’héroïne, il multiplie progressivement les excès d’alcool et de cocaïne. Pourtant marqué au fer rouge par son agression, le trompettiste frappe à son tour : sa femme Frances Taylor en fait les frais, la danseuse a eu le malheur de trouver Quincy Jones bel homme.
Miles Davis ne succombera jamais au free jazz, une musique chaotique réservée, selon ses dires, aux intellectuels blancs.
Miles Davis ne succombera jamais au free jazz, une musique chaotique réservée, selon ses dires, aux intellectuels blancs. Perplexe face à l’explosion du rock à la fin des années 60, il entame sa mutation électrique. La contrebasse disparaît, un guitariste le rejoint et ses compositions renouent avec le funk de James Brown pour des raisons commerciales. Il change de look et troque ses costumes pour des tenues colorées exubérantes. Jamais Miles Davis n’acceptera d’être dépassé. Pour le moment, nul n’y est parvenu.
Miles Davis : Birth of the cool de Stanley Nelson Jr., disponible sur Netflix.