15 déc 2025

L’Agent secret, un film captivant primé au Festival de Cannes qui nous plonge dans le Brésil de 1977

Captivant, le film L’Agent secret, qui sort au cinéma ce mercredi 17 décembre 2025, a remporté le Prix de la mise en scène et celui de l’interprétation masculine pour Wagner Moura au Festival de Cannes. Le réalisateur Kleber Mendonça Filho nous plonge dans le Brésil en dictature de 1977. Sous des allures de thriller, cette œuvre virtuose explore la nature de l’homme, celle de la mémoire et de ses traumatismes. Une pépite.

  • par Olivier Joyard.

  • Kleber Mendonça Filho, un réalisateur primé au Festival de Cannes 2025

    Dans la famille du cinéma d’auteur au pouvoir de séduction immédiat, un nom s’impose : celui du Brésilien Kleber Mendonça Filho, 56 ans et une filmographie pimpante derrière lui. La plupart des cinéphiles l’ont découvert en 2012 avec Les Bruits de Recife, avant que son génial portrait de femme ultra politique Aquarius (2016) ne le place sur la carte des cinéastes “palmables” au Festival de Cannes 2025.

    Son film suivant, Bacurau (2019), jouait avec les codes du western dans le Brésil contemporain. Il lui a valu le Prix du jury sur la Croisette. Voici L’Agent secret, peut-être le plus abouti de ses quatre longs-métrages de fiction, reparti de Cannes 2025 avec le Prix de la mise en scène et celui de l’interprétation masculine pour l’excellent Wagner Moura.

    Une reconnaissance méritée pour un film qui mêle un hommage au cinéma et la radiologie historique d’un pays. Tout commence en 1977, durant la semaine du carnaval, au moment du mercredi des Cendres. Ancien professeur à l’allure mélancolique, Marcelo arrive à Recife pour être accueilli par des activistes qui luttent à leur manière contre la dictature en place – de 1964 à 1985, le Brésil a été dirigé par une junte militaire. Alors qu’il s’est arrêté pour prendre de l’essence, l’homme remarque un cadavre, laissé au soleil. La police s’en occupera, ou pas.

    L’Agent secret, un film qui nous plonge dans le Brésil en pleine dictature de 1977

    Il y a quelque chose de pourri au royaume du Brésil. La suite le confirme, entre la nouvelle vie du veuf Marcelo (qui cherche à retrouver son jeune fils, élevé par un beau-père projectionniste dans un cinéma) et un climat général inquiétant, voire étrange, quand la police enquête sur des crimes bizarres. Filmé en Panavision – un format large, très populaire durant l’âge classique du cinéma –, L’Agent secret se déploie comme un jeu entre les codes du thriller, des films d’espionnage et des films historiques, avec un sens très sûr de la rupture de ton. On pense par moments à Quentin Tarantino, mais le film n’appartient qu’à son auteur, qui a trouvé un thème et un espace narratif intimement accordé à sa vie.

    J’ai situé le film en 1977, car cette année correspond à mes premiers souvenirs vraiment conscients, raconte Kleber Mendonça Filho. Plusieurs inspirations sont venues d’un travail de mémoire. Chaque année, pour le mercredi des Cendres, les journaux publiaient la liste des personnes décédées durant les festivités. Cela m’a toujours impressionné car c’était normalisé, comme des accidents de voiture ou des noyades… Je me souviens aussi d’un corps intouché pendant plusieurs jours, car la police était trop occupée. L’époque était violente.”

    Je joue avec le visible et l’invisible de la dictature.” Kleber Mendonça Filho

    Cette violence, le cinéaste la montre de façon allusive, parfois détournée. Son but ? Entrer dans le sujet sans l’épuiser par une représentation trop frontale. “Je joue avec le visible et l’invisible de la dictature, car je trouve plus parlant de montrer des personnes impactées dans leur vie intime et sociale, souligne-t-il. Lorsque j’étais enfant, les adultes discutaient entre eux, et soudain, l’un d’eux baissait la voix. Puis, ils reprenaient une conversation normale. Quand ils citaient un nom sensible, ils agissaient comme s’il y avait des micros. Cela me semble plus intéressant que de filmer une scène de torture.

    Si ce n’est pour adoucir l’atmosphère, mais au moins pour créer une familiarité, Kleber Mendonça Filho place spectateurs et spectatrices dans une sorte de cocon cinématographique, comme si accepter la réalité que décrit le film – les conséquences d’une dictature sur la liberté des êtres, sujet ô combien actuel – n’était possible que dans un cadre rassurant. L’Agent secret est rythmé, bourré d’effets de cinéma et de références à un âge d’or.

    La bande-annonce du film L’Agent secret (2025).

    Bohemian Rhapsody de Queen m’a inspiré : une chanson douce qui grandit et devient baroque, opératique, puis heavy metal.” Kleber Mendonça Filho

    Ma mémoire d’enfant qui allait au cinéma dans les années 70 a été très importante pour construire le film. Le cinéma m’aide à me souvenir du temps qui passe. Je sais que j’ai vu Rencontres du troisième type au début de l’année 1978…” Pour expliquer son approche singulière de la mise en scène, le Brésilien fait aussi référence à la musique.

    Quand j’écris et que je tourne, je pense beaucoup à la dynamique globale du film. Bohemian Rhapsody de Queen m’a inspiré : une chanson douce qui grandit et devient baroque, opératique, puis heavy metal. C’est fou et ça dure, ça va très haut et très bas. J’ai toujours cela en tête. L’histoire que je raconte est triste, mais le film ne l’est pas ! La vie est pleine d’énergie, de mort, de sexe, de peur, de joie, et tout devrait appartenir au récit. C’est ainsi que je vois le cinéma.

    Wagner Moura s’invite dans la conversation pour apporter son soutien à l’idée d’un cinéma sans concession, mais exaltant. “L’Agent secret est une tragédie, filmée avec de l’énergie : le même balancier que la vie. J’ai toujours l’impression que dans les films de Kleber, quelque chose de terrible va survenir. En même temps, il y a une drôlerie assez imparable.”

    Un film écrit pour l’acteur Wagner Moura

    L’acteur brésilien, happé par Hollywood depuis la série Narcos (2015), où il interprétait Pablo Escobar, croise pour la première fois le cinéaste, qui a écrit ce film pour lui. “J’avais quand même rencontré Kleber ici, au Festival de Cannes, il y a vingt ans, quand il était critique. Il a une énorme connaissance du cinéma et adore les films américains des années 70. Mais il régurgite tout cela pour en faire quelque chose de très brésilien. [Rires.] Le tournage a été léger et drôle, j’étais si heureux, je n’avais pas fait un film en portugais depuis dix ans.”

    Tous deux originaires de régions pauvres du Brésil – Wagner Moura vient de Salvador, dans l’État de Bahia, Kleber Mendonça Filho est né à Recife –, les compères se retrouvent sur l’essentiel : un état d’esprit. “Dans la région de Recife, dans le Nord-Est, il n’y a pas d’argent, raconte le réalisateur. Recife est une ville pauvre qui est devenue un bastion culturel, artistique, cinématographique, littéraire, poétique. Nous avons un sens de l’humour très anarchiste, franchement de gauche. Dans l’État de Bahia, d’où vient Wagner, ils sont aussi comme ça.”

    Une multitude de récits, de géographies et de destins

    Son acteur approuve avec un large sourire. “Kleber et moi sommes devenus amis à travers la politique. Il y a eu un moment au Brésil, il n’y a pas si longtemps, où artistes et journalistes étaient attaqués. Cela arrivait un peu partout. Nous étions face à un gouvernement fasciste et nous sommes des gens qui s’expriment. Nous en avons subi les conséquences. En 2019, j’ai réalisé Marighella, un film sur le leader de la résistance à la dictature dans le Brésil des années 70, mais il n’a pas pu sortir avant 2021. J’ai reçu des menaces de mort, c’était hard-core. L’Agent secret est né de cette atmosphère et de ce qui nous rapprochait : la communauté que nous formions…

    Un film est toujours le précipité d’une multitude de récits, de géographies, de destins. C’est la force de L’Agent secret que de rassembler ce magma. Son épilogue – dont on ne dira rien – place chacun et chacune face à ses responsabilités : écouter l’Histoire ou la laisser s’imposer à nous. “L’Agent secret parle de la mémoire et de la façon dont on peut l’aider à refaire surface, approuve Wagner Moura. Le héros du film n’a pas l’ambition de renverser le gouvernement, il veut simplement rester fidèle à ses valeurs. Et quand on se trouve face à un pouvoir qui encourage le pire chez les citoyens, rester soi-même et ne pas obéir devient une résistance.”

    L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho, au cinéma le 17 décembre 2025.