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Rencontre avec Jane Fonda, actrice iconique célébrée à la Cinémathèque
La semaine dernière, Jane Fonda s’est vu remettre le prix Lumière pour l’ensemble de sa carrière à Lyon. Aujourd’hui, la Cinémathèque française lui consacre une rétrospective. L’impudente Barbarella, apparue sur les écrans en 1968, reste prête à tous les défis. Retour sur notre interview culte.
Propos recueillis par Olivier Joyard.
A 81 ans, Jane Fonda se réjouit d’avoir “provoqué des millions d’éjaculations chez les jeunes de 14-15 ans” grâce à Barbarella, confiait-elle sur France Inter. Ses films les plus marquants sont aujourd’hui à l’honneur d’une rétrospective à La Cinémathèque française, jusqu’au 5 novembre. La semaine dernière, l’actrice-activiste américaine à l’audace intact et au Français parfait brillait à Lyon, où elle recevait le Prix Lumière.
A 81 ans, Jane Fonda se réjouit d’avoir “provoqué des millions d’éjaculations chez les jeunes de 14-15 ans” grâce à Barbarella, confiait-elle sur France Inter. Elle est aujourd’hui célébrée dans le cadre d’une rétrospective à la Cinémathèque française, jusqu’au 5 novembre. La semaine dernière, l’actrice-activiste américaine à l’audace intacte et au français parfait brillait à Lyon, où elle recevait le Prix Lumière.
Celle qui a traversé toute l’histoire moderne en voyageant entre les pays (l’Amérique, l’Europe) et les activités (le militantisme, le cinéma, l’aérobic !) se pose aujourd’hui comme une icône mondiale. On pourrait ne retenir d’elle que ses deux oscars (1972, 1978) ou son histoire familiale riche et complexe. Mais Lady Jane n’accorde pas plus d’importance aux honneurs ou à sa carrière qu’aux moments passés à défendre une cause. Sa vie forme un tout cohérent et parfaitement multiple, qu’elle revendique sans remords ni regrets. Elle peut disserter aisément sur le Saint-Tropez des années 60, connu auprès de Roger Vadim, tout comme sur les meetings anti-guerre des seventies.
Pendant plusieurs années, Jane Fonda a en effet traversé les États-Unis pour délivrer un message pacifiste dans les universités. Entre chaque manifestation, elle tournait des films auprès de Sydney Pollack ou Alan J. Pakula, son préféré, et ignorait les remontrances de l’establishment politique américain, qui lui reprochait sa liberté de parole. A 78 ans (c’est elle qui tient à dire son âge !), l’ancienne égérie L’Oréal continue à vivre les yeux grands ouverts. Sa rage politique s’est transformée en rage de vivre, ce qui, au fond, signifie la même chose. Elle nous avait accordé un entretien en 2011, ravie de vagabonder entre les dates, les pays et les humeurs, pour évoquer quelques passages marquants de sa vie. Le tout dans un français parfait. Retour sur un entretien avec une des plus grandes…
Numéro : La France tient une place importante dans votre vie. C’est comme si vous étiez à moitié française…
Jane Fonda : J’ai une partie de mon cœur ici, en France, depuis que je suis arrivée à Nice au début des années 60 pour tourner un film avec Alain Delon (Les Félins) réalisé par René Clément. Le tournage s’est poursuivi à Paris, où j’ai rencontré Roger Vadim. Nous avons passé huit ans ensemble. J’ai habité un peu partout à Paris, nous avons eu une fille, et je suis souvent revenue, même après lui.
Quel milieu fréquentiez-vous ?
C’était l’époque de la Nouvelle Vague, il y avait une effervescence incroyable, et puis Saint-Tropez, la Riviera… Ce qui me reste le plus, c’est le bassin d’Arcachon et la baie des Trépassés en Bretagne. Vadim était très doué pour les vacances. Il aimait beaucoup la nature, les endroits en dehors des sentiers battus. Saint-Tropez, oui, mais en hiver. On jouait aux échecs. Et puis j’étais à Paris, enceinte, pendant les événements de mai 68, qui ont changé ma vie.
Vous aviez déjà une conscience politique ?
Non, pas vraiment. Un matin, j’entends Vadim qui hurle en ouvrant le journal : le Congrès américain avait autorisé les bombardements sur le Nord Vietnam. Vadim était éberlué. Pour lui, il n’était pas possible que les Américains gagnent une guerre là- bas. Dix ans plus tard, j’ai réalisé qu’il avait raison. Mon éducation s’est faite petit à petit. C’est Simone Signoret qui m’a emmenée aux manifestations avec Simone de Beauvoir, Sartre, etc. A la même époque, des soldats américains qui refusaient la guerre venaient de se réfugier à Paris. Calder, le sculpteur, les hébergeait dans une ferme qu’il possédait quelque part. Je leur ai rendu visite, et leurs témoignages m’ont beaucoup influencée. C’était en 1968. Avec le Vietnam, les événements de mai et le fait que je sois enceinte, je me suis dit: “Je dois rentrer chez moi et m’engager contre la guerre du Vietnam.” Un choix radical ! J’étais alitée à cause de ma grossesse, donc je passais des heures devant la télévision française. C’est ainsi que j’ai vu les images de l’offensive du Têt, des hôpitaux bombardés… des images que les télévisions américaines ne montraient pas. Je me sentais trahie par mon pays, je ne pouvais pas rester en France, il fallait que je rentre pour militer.
Vous avez joué dans un des films de Jean-Luc Godard et de Jean-Pierre Gorin, Tout va bien. Avez-vous fait leur connaissance en mai 1968 ?
Non, aux Etats-Unis. Ils m’ont simplement envoyé le scénario là-bas. A l’époque ce n’était pas facile de me joindre. J’étais nomade. Je me promenais avec un sac à dos, squattant les canapés des amis. C’était très inattendu, mais c’était formidable.
Quels souvenirs gardez-vous de cette collaboration avec Godard ?
On ne s’entendait pas très bien, ce qui est fréquent avec Godard, je crois. On ne peut pas ignorer son influence sur le cinéma moderne. Je ne regrette pas, mais ce n’était pas très amusant. Cela dit, j’aime bien revoir le film aujourd’hui ! Ensuite ils [Godard et Gorin] ont réalisé un court-métrage qui m’était adressé, Letter to Jane. Un truc incompréhensible !
Comment avez-vous raccroché avec le cinéma américain à votre retour aux Etats-Unis ?
Je n’avais jamais décroché. Je tournais dans des films américains comme Cat Ballou (Elliot Silverstein, 1965) ou Pieds nus dans le parc (Gene Saks, 1967) pendant ma “période française”. Quand j’ai reçu le scénario d’On achève bien les chevaux (Sydney Pollack, 1969), le script n’était pas très bon, mais Vadim m’a poussée. Une fois de plus, il a eu raison !
Vous avez commencé à travailler à Hollywood pendant le système des studios, puis vous avez été témoin de l’arrivée du “nouvel hollywood” durant les années 70.
Quand j’ai débuté, j’étais sous contrat avec la Columbia puis avec le studio MGM. C’était un système rigide, sous l’emprise des syndicats. Alors quand je suis arrivée en France et que j’ai vu qu’on pouvait filmer rapidement, j’ai respiré. Revenue aux Etats-Unis, je ne voulais plus faire de films “hollywoodiens”. Mais Coleman Young, un avocat noir révolutionnaire, qui était maire de Detroit, m’a dit: “Le mouvement a besoin des vedettes, il faut continuer de faire des films importants.” Mes perspectives ont changé : ma réussite avait un sens politique. Mai 68 et le mouvement des droits civiques ont réveillé votre conscience politique.
Où prenait-elle ses racines ?
Chez mon père Henry. Douze hommes en colère, Les Raisins de la colère, L’Etrange Incident… Il a souvent choisi des films où il était question de justice. Il ne parlait pas beaucoup, mais ces rôles le touchaient plus que les autres, et je le sentais bien. Quand on me demande d’où vient ma fibre activiste, il est évident que c’est parce que je suis la fille de mon père. Il n’était pas militant, mais ses choix de films avaient un sens.
A Hollywood, avant les années 70, il y a eu une autre période très importante politiquement : le maccarthysme. En avez-vous des souvenirs ?
J’ai un ou deux souvenirs encore très vifs : pendant les audiences télévisées menées par la commission McCarthy, mon père était tellement furieux qu’il a cassé la télévision en shootant dedans. Je me souviens aussi d’avoir remarqué que certains grands amis de mon père, comme Gary Cooper ou Jimmy Stewart, ont cessé de venir à la maison. Parce qu’ils étaient pro-McCarthy. Tout cela était assez important pour que des amis se brouillent, voilà tout ce que j’étais capable de comprendre à mon âge.
Il existe ce présupposé selon lequel une actrice est égocentrique. Vous semblez loin de ce cliché…
Parce que c’est un contresens. Pour être bonne actrice, il faut laisser “soi” derrière et entrer dans quelqu’un d’autre, avec toute l’empathie et la compassion possibles. Si on est un Narcisse, on peut être movie star, mais pas plus. Etre activiste a fait de moi une meilleure actrice. Je n’aurais pas joué Klute [de Pakula, oscar de la meilleure actrice en 1972] de la même manière si je n’avais pas été féministe. En militant je me suis jetée dans un monde différent, avec des gens différents. Des hommes et des femmes brillants qui venaient des meilleures universités du pays, mais qui avaient décidé de consacrer leur vie à la contestation et à l’arrêt de la guerre.
Vous aviez des amis à Hollywood ? On dit souvent que Hollywood est “de gauche”.
“Progressiste” serait un terme plus approprié. Oui, j’avais des amis à Hollywood, et j’en ai toujours, mais ils ont aussi une conscience : Rosario Dawson, Lily Tomlin, Sally Field…
Pour en revenir au “nouvel Hollywood”, comment jugiez-vous les jeunes cinéastes, acteurs et producteurs qui ont pris le pouvoir à Hollywood entre la fin des années 60 et le début des années 70 ?
Je n’étais pas très à l’avant-garde de ce point de vue. Je me souviens avoir vuEasy Rider (Dennis Hopper, 1969), avec mon père et mon frère Peter. Peter avait joué dans le film, il l’avait aussi coécrit. Je me suis dit: “Quelle purge ! Ça va être un bide monumental !” Je crois que mon père pensait à peu près la même chose. Mais Vadim, lui, a su que ça allait tout changer. Hollywood ignorait quoi faire avec ce film. Mais Easy Rider a fait des recettes phénoménales, et pendant un certain temps il suffisait d’entrer dans le bureau d’un mogul [nabab du cinéma] en ayant les cheveux hirsutes et un joint à la main, et on vous donnait l’argent et carte blanche pour faire un film !
Vous avez tourné avec des cinéastes moins révolutionnaires qui ont réalisé des films importants : Alan J. Pakula, Sidney Lumet, Norman Jewison… Ce sont des cinéastes appartenant davantage à l’establishment, mais pas moins brillants. Il y a aussi Hal Ashby, avec qui j’ai tourné Le Retour [son second oscar, en 1978] sur les vétérans du Vietnam. Lui était complètement “nouvel Hollywood”. Il faisait quarante prises et ne donnait pas une indication. Il les faisait toutes tirer. J’étais productrice sur le film et je me disais : “On court à la catastrophe.” Mais il se retirait dans sa salle de montage et façonnait le film comme une sculpture. Sydney Pollack, au contraire, communiquait énormément avec nous. Dans ce métier, vous êtes une marionnette, et vous découvrez un sport différent avec chaque réalisateur. Quand vous avez des courbatures, c’est que vous travaillez ce que vous n’aviez encore jamais sollicité.
Quel réalisateur vous a le plus aidé à progresser ?
Je dirais Alan J. Pakula. J’avais fait Barbarella (Roger Vadim, 1968) puis On achève bien les chevaux, un tournant important dans ma carrière. Mais j’étais tellement prise par le militantisme que je ne réfléchissais pas à ce qui m’arrivait en tant qu’actrice. On me sélectionne aux Oscars, je suis à l’autre bout du pays, à deux doigts de me faire arrêter pendant une manif, je saute dans un avion pour venir à la cérémonie et je repars. Je n’intégrais rien d’autre. Mais sur Klute, j’ai été consciente de travailler différemment, avec un réalisateur qui était comme un amant. On se comprenait tout de suite.
Parlez-nous de Robert Redford…
Mon partenaire préféré. On a beaucoup de choses en commun, nous avons tourné trois films ensemble, et j’espère que nous en ferons encore un. Nous nous sommes rencontrés sur La Poursuite impitoyable d’Arthur Penn (1966), un film qui a bien marché en France, mais qui est passé inaperçu aux Etats-Unis, ce qui arrive parfois, n’est-ce pas ? [Rires.] Même si l’on ne se voit pas très souvent, chacun sait toujours ce que l’autre fait.
Est-il plus difficile d’être jeune comédien à Hollywood aujourd’hui? Je pense aux déboires de Lindsay Lohan par exemple…
Elle est tellement douée pourtant, c’est triste. Il y a toujours eu à Hollywood des jeunes filles comme Lindsay Lohan, élevées avec rien de normal autour d’elles. La différence, c’est le niveau que peut atteindre la “célébrité” maintenant. Quand ensemble on a tourné (Mère-Fille, mode d’emploi, 2007), je me souviens d’une journée où l’on devait traverser une rue – quelques mètres. Il y avait des paparazzis sous les voitures, dans les arbres… C’était comme un viol. Mais Lindsay a toujours été habituée à ça et dans une certaine mesure elle en a besoin. J’ai essayé de m’asseoir avec elle pour en parler, mais elle se défilait à chaque fois. Pour les jeunes qui, très jeunes, reçoivent la gloire et l’argent, c’est plus dur aujourd’hui. Cela dit, il reste de bons acteurs à Hollywood, et de tous les âges : Annette Bening, Natalie Portman, Cate Blanchett, Meryl Streep, Reese Witherspoon, George Clooney, Leo DiCaprio, Sean Penn, Bob De Niro. Je suis très fière de Hollywood aujourd’hui.
Etes-vous aussi fière de l’Amérique ?
Avant de venir en France, je ne savais pas ce que voulait dire “être américain”. C’est valable pour tout le monde : vous découvrez votre identité en partant. Ce que j’ai découvert de bon chez nous ? Nous sommes ouverts, amicaux, entreprenants professionnellement. Si vous êtes fils de concierge, vous pouvez gravir l’échelle sociale, alors qu’en Europe c’est plus dur d’échapper à sa classe d’origine. En Amérique, les pauvres votent pour des candidats qui soutiennent les grandes compagnies pétrolières, les gros business. Je ne le comprends pas, et cela m’effraie.
Rétrospective Jane Fonda, du 22 octobre au 5 novembre 2018, Cinémathèque française, 51 rue de Bercy 75012 Paris, masterclass Jane par Jane Fonda, suivie de la projection du film Klute de Alan J. Pakyla le 22 octobre