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Godard/Scorsese, comment les “vieux” cinéastes rendent le Festival de Cannes meilleur
Godard à la hauteur de Picasso et plus fort que YouTube avec “Le Livre d’image” en compétition, Scorsese alerte en masterclass à la Quinzaine des réalisateurs… Comment les “vieux” cinéastes aident à rendre le début du Festival de Cannes meilleur.
Par Olivier Joyard.
Quelques heures après la présentation de son film Le Livre d’image en compétition officielle, une projection durant laquelle Jean-Luc Godard a brillé par son absence – le verra-t-on un jour de nouveau monter les marches ? –, l’oracle suisse du cinéma mondial est réapparu via… Facetime lors de la traditionnelle conférence de presse. Un téléphone brandi devant les journalistes a fait l’affaire pour l’auteur d’A bout de souffle, désormais âgé de 87 ans, qui a distribué les aphorismes : “J’ai dit un jour qu’un film devait avoir un début, un milieu et une fin, mais pas forcément dans cet ordre. C’était pour contrer un peu les Spielberg et compagnie qui disent que le plus important dans un film, c’est l’histoire.”
Le cinéma de Godard, une île secrète
Pourquoi, au fond, Godard se serait-il déplacé jusque sur la Croisette ? Le monde est toujours rentré dans ses films pour en ressortir transformé, nul besoin de s’en justifier autrement que sur un écran. Le Livre d’image ne fait pas exception. S’il se situe dans la lignée d’un travail de montage – sans aucun comédien – devenu majeur chez lui durant les années 1990 avec les Histoire(s) du cinéma, les sons et les images du contemporain palpitent. C’est toujours la même chose avec les films de Jean-Luc Godard depuis la fin des années soixante. On les dit incompréhensibles parce que non-narratifs, mais il suffit d’ouvrir yeux et oreilles pour en retenir une matière stimulante. On les dit autarciques, alors qu’ils ont la beauté des îles secrètes.
A quoi ressemble cette île secrète ? A un cut up géant noyé de lyrisme, de couleurs et de mélancolie où des images de films – Vertigo, La Règle du jeu, La Ronde, beaucoup d’autres – croisent des extraits de journaux télévisés et des vidéos glanées sur Internet. La surface du monde dégouline et se transforme comme par mutation chimique. La plupart des plans sont saturés – c’est-à-dire rendus presque blancs ou trop intenses en couleurs – comme pour signifier qu’il faut y chercher autre chose que ce que nous pensons y voir. Personne aujourd’hui ne peut être plus pop que cela, même si l’intéressé détesterait probablement le mot. L’art du montage visuel et sonore s’exprime au service d’une allégorie de la violence planétaire – du terrorisme à l’impérialisme, des nazis à la bombe atomique. La poésie se déploie, intime et globale, éternelle survivante.
Les “vieux” cinéastes servent à nous accompagner dans nos parcours de spectateurs et de spectatrices, à expliquer avec douceur et aplomb que leur art plus que centenaire ne mourra ni avec eux, ni avec nous.
Rester sauvages
Godard ménage dans cette ronde funèbre, voire macabre, des trouées amoureuses où quelques fleurs poussent sur le béton. “Ces fleurs entre les rails dans le vent confus des voyages”, scande-t-il à travers les mots saisissants de Rilke. Une poignée de vers d’Arthur Rimbaud se chargent d’ouvrir encore le ciel. Dans la partie consacrée à “L’Arabie heureuse”, inspirée notamment d’Alexandre Dumas et du penseur palestinien Edward Saïd, le chaos visuel et sonore du film laisse place à une forme d’apaisement et de sérénité qui bouleverse, ce “calme absolu à l’intérieur de la représentation” dont Godard parle en voix-off. Cela ne rend pas Le Livre d’image moins brûlant ou rageur politiquement : il lutte avec férocité contre l’arrogance des puissants – l’amour du cinéma américain n’a jamais été doublé chez Godard d’un amour de l’Amérique. A la fin de la projection, les souffles étaient coupés dans l’auditorium Lumière, avec l’intuition que ce film serait peut-être le dernier format long du cinéaste.
On n’oubliera jamais Godard. Ses films ne nous oublieront pas. Lui non plus. Les “vieux” cinéastes servent à nous accompagner dans nos parcours de spectateurs et de spectatrices, à expliquer avec douceur et aplomb que leur art plus que centenaire ne mourra ni avec eux, ni avec nous. Les possibilités existent de renouveler le cinéma, même s’il faut le faire sortir de lui-même. “Faire d’une forme ancienne une forme nouvelle”, susurre Godard, toujours en voix-off, comme un appel à la révolution permanente de la représentation, à la révolution tout cours. C’est ce qu’on a perçu par ricochet dans le plus beau film vu à Cannes lors des cinq premiers jours, en dehors du Livre d’image. Sauvage, le premier long-métrage du français Camille Vidal-Naquet, raconte avec une douceur et une crudité infinies le parcours d’un jeune prostitué en mal d’amour, le corps tremblant du désir de ressentir. C’est déjà certain à mi-parcours : Cannes 2018 nous aura au moins appris à rester sauvages.
“Je ne sais pas ce que veut dire se mettre en phase avec le monde moderne, alors je suis forcé d’explorer”, a avoué Martin Scorsese, signifiant à la fois sa panique et son espoir d’être encore cinéaste en 2018.
Scorsese mélancolique
On a perçu un écho entre la leçon godardienne et les paroles d’une autre légende qui s’exprimait quelques jours plus tôt lors d’une masterclass à la Quinzaine des réalisateurs. A l’occasion de son ouverture, la section parallèle quinquagénaire décernait à Martin Scorsese sa principale récompense honorifique, le Carrosse d’or. Le réalisateur de soixante-quinze ans est venu pour l’occasion présenter Mean Streets, son troisième film réalisé en 1973, avant de répondre aux questions de collègues français triés sur le volet : Rebecca Zlotowski, Cédric Klapisch, Jacques Audiard et Bertrand Bonello. “Je ne sais pas ce que veut dire se mettre en phase avec le monde moderne, alors je suis forcé d’explorer”, a avoué le new-yorkais, signifiant à la fois sa panique et son espoir d’être encore cinéaste en 2018.
A la différence de Godard, Scorsese n’a jamais abandonné son approche narrative. Son rapport aux images est plus déférent. Il lie son expérience du septième art à l’enfance ( “J’avais de l’asthme, je ne pouvais faire de sport, alors j’allais en salles”) alors que l’auteur de Pierrot le fou la connecte inlassablement à une enfance de l’art – l’art comme perpétuelle (re)naissance. Moins profond, habité différemment par les mêmes objets, Scorsese s’avère presque aussi émouvant. A sa manière, il tente de répondre aux mêmes questions que l’ermite de Rolle, la proximité plus ou moins métaphorique de la mort imprégnant aujourd’hui son discours.
Lors de cette masterclass cannoise, Scorsese a évoqué avec émotion sa dernière visite à Jerry Lewis (qu’il a dirigé dans La valse des Pantins) quand celui-ci avant 91 ans. Il a aussi parlé de son amour pour Manoel de Oliveira, le doyen du cinéma moderne disparu en 2015 à l’âge de 107 ans, avant de poursuivre en regardant aussi loin que possible : “Nous allons tous disparaître, mais pourquoi le cinéma devrait disparaître maintenant ? Il faut que le cinéma continue à nous faire ce qu’il a toujours fait. Ordet, le chef d’œuvre de Dreyer, je ne l’ai vu qu’une fois, mais je m’en souviens et il m’aide à vivre. Je ne peux pas me remettre de ce que le cinéma m’a fait”.
Secoué, Martin Scorsese a aussi rendu hommage à un pilier du Festival de Cannes, le cinéphile multicarte et défricheur Pierre Rissient, décédé le 6 mai dernier, à peine deux jours avant le premier tapis rouge. L’auteur des Affranchis a rapporté une vieille discussion entre eux à propos du grand cinéaste Raoul Walsh (White Heat, Colorado Territory), Rissient racontant que l’art de Walsh tenait à sa façon de rendre les espaces clairs. “Dans tous les plans, nous savons où nous sommes, nous restons en contact avec la géographie globale d’un lieu”, a relayé Scorsese. Le cinéma comme art de se situer quelque part dans une rue, dans un lit, dans le monde. On ne voit pas de meilleure définition pour son avenir.