Les confidences du comédien Alex Lutz : “Le deuil est douloureux car il n’a pas de solution”
Avec Sexe, grog et rocking-chair, le comédien français Alex Lutz signe un seul en scène en hommage à son père disparu. Présenté au Cirque d’hiver Bouglione jusqu’au 27 avril, ce troisième spectacle révèle un acteur au sommet de son art, oscillant entre tendresse pudique et fulgurances comiques. Rencontre.
Propos recueillis par Alexis Thibault.
Les 1001 projets du comédien Alex Lutz
Deux spectacles couronnés par le Molière de l’humour, une trentaine de rôles au cinéma, trois longs-métrages et un téléfilm en tant que réalisateur, un roman – Le Radiateur d’appoint en 2020 –, et un César du Meilleur acteur pour son propre film Guy… Le public semble sincèrement apprécier Alex Lutz ? Question de recette ? Lui nous répondra que les gens le considèrent sans doute comme : “Un type humaniste et réconciliant sans être cul-cul…”
Lorsque nous le retrouvons pour cet entretien, il suit l’annonce en direct de la sélection du Festival de Cannes sur son smartphone. Son cinquième long-métrage, Connemara, a été retenu en sélection officielle dans la section Cannes Première. Après Guy et Une Nuit, présenté à Un Certain Regard l’an passé, Alex Lutz confirme donc sa place parmi les cinéastes français qui comptent. Dans cette comédie dramatique, il met en scène Hélène — incarnée par Mélanie Thierry — une quadragénaire en burn-out qui fuit Paris pour retrouver ses racines vosgiennes.
Un retour aux sources qui bascule lorsqu’elle croise un ancien hockeyeur et amour de jeunesse campé par Bastien Bouillon. Entre souvenirs, reconnections maladroites et vertiges du présent, Connemara eplore ces histoires que l’on croyait rangées, avec une douceur un peu mélancolique et des éclats d’humour tendre.
À 46 ans, l’acteur et humoriste français défend, jusqu’au 27 avril, son troisième seul en scène : Sexe, grog et rocking-chair. C’est un spectacle “pour rigoler sur ses parents et ses grands-parents”. Un hommage comme une prière à son propre père, Gérard, disparu il y a quelques années. Un homme qui aimait les Face B. Tour à tour, des personnages laissent leur place au véritable Alex Lutz, qui, au milieu du Cirque d’hiver Bouglione, se lance dans un inévitable inventaire d’objets et de souvenirs. Rencontre.
“Je crois que se moquer, c’est vraiment tomber à côté. Quand on se moque, on ne se mouille pas trop.” Alex Lutz
L’interview d’Alex Lutz à l’occasion de son nouveau spectacle au Cirque d’hiver Bouglione
Numéro : Vous êtes un grand angoissé, vous ?
Alex Lutz : Disons que je ne suis pas complètement détendu du fiak.
Vous cachez-vous souvent derrière l’humour, en incarnant des personnages dans la vie quotidienne ? Juste pour amuser les autres ?
Non, jamais. Je pense qu’il y a une sorte de poudre avec l’humour. Il met en forme et embellit parfois le sentiment de mélancolie que l’on ressent lorsque quelque chose nous attriste ou qu’on est inutilement agacé. Une belle façon d’apaiser les choses, si j’ose dire. L’humour, c’est un peu une nature, pas quelque chose que vous laissez au vestiaire. Vous le convoquez dans la discussion, qu’elle soit agréable, joyeuse, ou que sais-je. Ce petit pas de côté finit toujours par pointer le bout de son nez.
Voyez-vous une différence de taille entre rigoler et se moquer ?
Rigoler, c’est être aussi l’autre. Je crois que se moquer, c’est vraiment tomber à côté. Quand on se moque, on ne se mouille pas trop. C’est plus facile de se moquer. Rigoler avec l’autre, ce n’est pas tout à fait la même chose. Ce n’est pas exclusif, ce n’est pas excluant.
Et vous considérez-vous comme un homme nostalgique ?
Non. J’aime beaucoup me souvenir, mais je ne suis pas un nostalgique.
C’est une réponse assez catégorique. À croire que vous y avez déjà réfléchi par le passé…
Je trouve qu’il y a du négatif dans la nostalgie. Il y a du “c’était mieux avant”. Et je ne suis pas d’accord avec ça. Je regrette ce qui ne va pas dans notre monde, et je regrette ce qui n’allait pas dans le monde d’avant. C’est plutôt une balance relativement et tristement équilibrée, avec son paquet de trucs chouettes et de belles emmerdes. On fantasme forcément sur la France des années 50 lorsqu’on la regarde sur une carte postale.
“On ne fait pas assez confiance aux jeunes. On passe leur temps à leur annoncer l’effondrement du monde. On devrait plutôt les rassurer. Leur dire qu’on est là pour eux.” Alex Lutz
Quel genre de gosse étiez-vous à l’école ?
Alex Lutz : Mauvais comme un cochon…
Vraiment ?
Disons que j’arrivais à sauver les meubles parce que j’avais une mère un peu consciente qu’il ne fallait pas lâcher la bride. Je n’aimais pas ça, je n’étais pas heureux. Moi, je voulais faire du dessin. Et j’avais des parents encourageants, qui avaient bien compris que je ne finirais pas chercheur au CNRS… Lorsque j’ai mordu à l’hameçon du théâtre comme un dingue, ils se sont dits : “Tiens, il a un os à ronger !” Ça avait l’air de les rassurer. Lorsqu’un gamin aime quelque chose, même si ça vous échappe, il vaut mieux l’encourager. De toute façon, il finira par se démerder pour le faire. Si vous n’êtes pas là, alors il le fera mal et sera malheureux.
Pensez-vous parfois à ce que vous laisserez derrière vous ?
Non, mais ça m’embête de disparaître un jour de la vie de mon fils. J’aimerais avoir assez de temps pour lui donner des conseils, afin qu’il puisse marcher droit lorsque je lui aurai lâché la main. Et puis, j’espère qu’il aura confiance. Je trouve qu’on ne fait pas assez confiance aux jeunes, aujourd’hui…
Que voulez-vous dire par là ?
Je nous trouve aussi durs que le monde. Qu’on soit inquiets pour eux, c’est une chose. Mais nous passons notre temps à leur annoncer l’effondrement. Non seulement ce n’est pas facile à avaler, mais en plus, nous avons tendance à les faire culpabiliser en étant un peu dédaigneux. Entre nous, je trouve qu’on ne s’intéresse pas vraiment aux jeunes. On aime parfois leurs passions, mais on les moque. Mon fils fait du dessin. Il fait plein de choses sur tablette. J’ai entendu énormément de gens dire : “Oui, bon, mais c’est sur une tablette, quoi…” J’ai essayé deux minutes : je peux vous dire que je retourne très vite à mes crayons. Je trouve les jeunes bien plus courageux que nous. Je les trouve superbes. Je les trouve pleins de vitalité, je les trouve militants. Ils nous en foutent plein la gueule, et c’est tant mieux. On devrait plutôt les rassurer. Leur dire que ça va bien se passer et qu’on est là pour eux.
“On remarque le départ de quelqu’un grâce à ces petites présences. Tout à coup, un porte-cartes en similicuir du Crédit Mutuel revêt une importance dingue, et vous êtes effondré si vous ne le retrouvez pas.” Alex Lutz
Quel est votre défaut sur lequel vos proches s’accordent ?
Je suis un peu impatient.
Est-ce un véritable obstacle lorsque l’on souhaite écrire un spectacle ?
Je peux me mettre en rogne inutilement. Bêtement. Pour pas grand-chose. L’impatience vous plonge dans un état inutile. On dit “chaque chose en son temps”, c’est vrai. Mais je trouve ça bien de le provoquer un peu, le temps. Moi, lorsque l’on me dit mardi, je suis déjà jeudi. Le temps est l’une des choses les plus injustes que je connaisse…
L’écriture de votre dernier spectacle était-elle parsemée de doutes ?
Évidemment. Est-ce que ça va plaire ? Est-ce que ce sera drôle ? Émouvant ? Donc on demande à des gens. On raconte, puis on re-raconte encore. Je ne peux malheureusement pas vous donner d’exemples concernant ce spectacle, car je n’ai pas suffisamment de recul. Pour le moment, la peinture est fraîche, comme dans un nouvel appart. Puis arrive un moment où il faut murer le passe-plat parce qu’on ne s’en sert jamais. Dans mon premier spectacle, il y avait un sketch vraiment splendide avec un vieil homme. Il a vraiment mis du temps à être bien, ce sketch. Pendant un an, un an et demi, c’était un sketch super. Puis, un jour, il est devenu complètement nul. Rien ne fonctionnait plus. Plus tard, il est redevenu génial, avant de finir sa vie au niveau “moyen”.
Et aujourd’hui, considérez-vous avoir du succès ?
En tout cas, ça pourrait être plus merdique que ça, non ? C’est pas mal. Avec Catherine et Liliane, à la télévision, je me suis bien sûr rendu compte que, quand même, il se passait quelque chose — en tout cas, sur elles. Plus sur elles que sur Bruno Sanches et moi, d’ailleurs. Nous avons tous les deux une double notoriété. Nos nénettes nous ont rendus populaires, car les gens aimaient ces femmes.
“J’ai eu beaucoup de mal avec l’idée que le deuil vous force à accepter. Moi, je suis un homme de solutions. Mais le deuil n’a pas de solution. C’est douloureux, inconfortable… mais pas si inintéressant à vivre.” Alex Lutz
Dans Sexe, grog et rockin chair, votre nouveau spectacle, vous prononcez une phrase que l’on trouvait déjà dans votre film Guy : “Il va falloir débarrasser les affaires.” Comment met-on en scène l’absence d’un individu ?
C’est ce qui m’a beaucoup frappé chez mon père : la présence omnisciente, agaçante et étouffante des objets. Mon père avait quelque chose de maladif avec ça. Au lendemain d’un décès, lorsque vous devez vider un appartement, vous vous confrontez à un résidu de choses extrêmement présentes… et à un vide gigantesque en même temps. C’est très bizarre comme sentiment. Il y a tout ce qu’il n’a pas emporté dans sa tombe. Tout ce qui reste. Tout à coup, un porte-cartes en similicuir du Crédit Mutuel revêt une importance dingue, et vous êtes effondré si vous ne le retrouvez pas. On remarque le départ de quelqu’un grâce à ces petites présences.
“Moi, je suis du genre à dire : “Putain, mais quel con celui-là !” Mais, au fond, j’ai toujours eu beaucoup de mal à détester les gens.” Alex Lutz
Comment se protège-t-on émotionnellement lorsque l’on propose un spectacle comme celui-ci ?
Il ne faut pas trop se protéger. Ça ne sert à rien. Se protéger de quoi ? Il ne faut pas se complaire dans le chagrin, ni se complaire dans l’impudeur. Il faut être généreux. Quand les gens me disent qu’ils sont émus par le spectacle, ils ne le sont pas au même endroit, ils piochent un peu partout. Notre métier a perdu une immense actrice avec le départ d’Émilie Dequenne [le 16 mars 2025]. Après un enterrement, il y a ceux qui tombent d’émotion dans les bras des autres, ceux qui essaient de se tenir, et ceux qui tentent de faire marrer tout le monde. L’émotion ne se loge jamais au même endroit. C’est justement ça qui est très touchant. J’ai eu beaucoup de mal avec l’idée que le deuil vous force à accepter. Moi, je suis un homme de solutions. J’ai tendance à chercher tous les médecins possibles pour aider quelqu’un. Le mur se casse la gueule ? On va trouver des solutions. Mais le deuil n’a pas de solution. C’est douloureux, inconfortable… mais pas si inintéressant à vivre.
Aviez-vous intégré la discipline équestre dans ce spectacle avant même de l’avoir écrit ?
Oui, je l’avais déjà intégrée dans mon précédent spectacle, et j’avais tellement aimé l’espèce de poésie que cela convoquait que j’ai souhaité recommencer. J’ai l’impression que tout le monde a un imaginaire lié aux chevaux. De la frayeur à la fascination. C’est quand même une bête de 600 kilos. La plupart du temps, c’est elle qui vous dit comment ça va se passer. Même chez des espèces domestiques, on peut tout obtenir à la schlague, à la force. Mais la facture n’est pas belle à voir. Un vrai travail de collaboration, c’est un langage à découvrir ensemble, presque une grammaire.
On découvre évidemment une galerie de personnages dans votre nouveau spectacle, dont celui de Marie-France, une boomeuse à laquelle on finit par s’attacher. La tendresse est-elle le fil d’Ariane de votre imaginaire ?
Marie-France est une daronne sympa parce qu’elle essaye. Elle est à côté de la plaque, elle se trompe sur tout… mais elle essaye. Nous vivons à une époque où l’on doit beaucoup réagir à l’extrait de quelqu’un. Le plus troublant, c’est de découvrir l’intégralité d’un propos ou d’une réflexion. Vous vous rendez soudainement compte que c’est moins épidermique que ce que vous pensiez. Certes, cela peut continuer à vous agacer, mais c’est toujours vachement plus doux d’avoir l’intégralité. Marie-France, il n’y a pas une route qu’elle ne prend pas dans les graviers. Mais au bout du compte, le plus important pour elle, c’est de ne pas perdre le lien avec sa fille. Elle sait qu’elle a zéro sur toute la ligne, elle essaie simplement de piger. Moi, je suis du genre à dire : “Putain, mais quel con celui-là !” Mais, au fond, j’ai toujours eu beaucoup de mal à détester les gens. Comme tout le monde, j’ai mes humeurs deux minutes. J’adore détester la boulangère sans raison en rentrant dans son commerce, puis en ressortir en me disant que, finalement, ça s’est quand même bien passé. Il est plus facile d’entrer avec sa certitude et de ressortir sans, que l’inverse. En suivant l’actualité, on voit que les monstres sont des êtres humains. Les hommes ou les femmes politiques les plus abominables sont des gens de notre espèce. Ça n’aide pas à être tendre systématiquement — on n’est pas au pays des Bisounours — mais ça permet au moins de ne pas être dans la détestation permanente.
Sexe, grog et rockin chair d’Alex Lutz, jusqu’au 27 avril au Cirque d’hiver Bouglione puis en tournée.
Connemara présenté en sélection Cannes Première au Festival de Cannes 2025.