Cannes 2024 : rencontre avec le réalisateur, poète et rappeur Baloji, président du jury de la Caméra d’Or
L’année dernière, le réalisateur belgo-congolais Baloji remportait le prix de la Nouvelle Voix pour son film Augure dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes. Alors qu’il sera cette année de retour sur la Croisette en tant que président du jury de la Caméra d’Or, Numéro s’est entretenu avec l’artiste aux milles visages, à la fois rappeur, styliste et poète.
propos recueillis par Nathan Merchadier.
Après avoir fait ses débuts en tant que rappeur au sein du groupe belge Starflam au début des années 1990, l’auteur-compositeur, poète, styliste et réalisateur de film belgo-congolais Baloji dévoile un premier album solo et très personnel intitulé Hotel Impala en 2008. L’année dernière, à l’occasion de la 76e édition du Festival de Cannes, l’artiste est invité pour présenter son tout premier long-métrage intitulé Augure (2023) pour lequel il compose une bande-originale remarquée. Constitué de quatre EP (Koffi, Tshala, Paco et Mujila) adoptant chacun le point de vue de l’un des quatre personnages du film, l’album Augure (2024) mélange afrobeat et rumba congolaise mais aussi du rock.
Baloji, rappeur dans le groupe de hip-hop Starflam devenu président du jury de la Caméra d’Or au Festival de Cannes 2024
Récompensé par le prix de la Nouvelle Voix lors de sa présentation dans la section Un Certain Regard, le film connaît un certain succès au-delà des frontières de l’Hexagone et se retrouve même présélectionné pour représenter la Belgique dans la catégorie “films étrangers” aux Oscars.
Cette année, lors du Festival de Cannes qui se tiendra du 14 au 25 mai 2024, Baloji fera son grand retour sur la Croisette, invité en tant que président du jury de la Caméra d’Or aux côtés de l’actrice Emmanuelle Béart. Rencontre.
L’interview de Baloji, le réalisateur touche-à-tout du film Augure
Numéro : Vous êtes rappeur, auteur-compositeur mais aussi réalisateur. Comment vous présentez-vous au monde aujourd’hui ?
Baloji : Je dirais simplement que je suis artiste. J’exerce plusieurs disciplines, même si mon travail est étroitement lié à la musique et à la culture hip-hop.
Dans votre premier album solo (Hotel Impala, 2008) vous parlez de votre parcours de vie assez difficile : vous avez été kidnappé par votre père qui vous a amené en Belgique (alors que vous êtes né en République démocratique du Congo) et vous avez été sans papier pendant 3 mois. Comment votre vie a-t-elle influencé le scénario de votre film Augure (2023) ?
Ça l’a influencé dans l’aspect do it yourself. Cette idée que si les institutions ne veulent pas te laisser rentrer par la porte, tu passeras par la fenêtre. Je suis de la même génération rap que le groupe Fonky Family. C’est cette école où l’on se débrouille, où l’on fait nos trucs nous-mêmes, où l’on édite nos propres vinyles. J’ai continué à développer cette culture-là dans tout ce que je fais. J’ai produit moi-même ce film, Augure. J’ai réalisé les costumes mais aussi la déco. Ce n’était pas parce que je ne voulais pas faire confiance à d’autres artistes mais simplement parce que je n’avais pas les moyens.
Quelles sont les différences entre la réalisation d’un film et celle d’un album ?
C’est assez similaire dans le sens où c’est un travail au long cours, qu’il faut essayer beaucoup de choses et aussi suivre son instinct. La grosse différence, c’est qu’un album, tu peux le faire entre 30 000 euros et 50 000 euros. Un film, c’est minimum un million ou un million cinq. Et je vous parle du mien qui est considéré comme un petit film. Je sais qu’en France, les budgets tournent généralement autour de deux ou trois millions d’euros.
“Mon film, Augure, c’est l’histoire de quatre personnes (deux hommes et deux femmes), qui sont considérés comme des sorciers et sorcières dans une espèce d’Afrique fantasmagorique.” Baloji
Pourriez-vous revenir sur la naissance du long-métrage Augure ?
Augure, c’est l’histoire de quatre personnes (deux hommes et deux femmes) qui sont considérées comme des sorciers et sorcières dans une espèce d’Afrique fantasmagorique. C’est un film choral qui va parler de comment ils vont réussir à se défaire de leur assignation à travers l’expérience du deuil, de la réconciliation et du pardon. J’ai également travaillé sur une exposition qui va bientôt arriver en France en 2025. Je suis très attaché à ce mélange de différentes formes de présentation artistique. Tout est lié car c’est le même projet. Il y a des photos qui font tirées de la même session que l’artwork de l’album, des costumes du film, mais aussi d’anciens courts-métrages que j’ai réalisés. Mais aussi des décors, des installations végétales et des éléments un peu amusants. Aujourd’hui l’exposition est en Belgique, mais elle va voyager à Londres, mais aussi aux Pays-Bas avant d’arriver en France.
Quel a été le processus de composition de l’album Augure associé au film ?
En extension du film, j’ai décidé d’enregistrer un mini album pour chacun de ces personnages. J’ai mis du temps à le réaliser mais aujourd’hui, c’est une réalité et j’en suis très heureux. Ces mini albums représentent le point de vue de quatre personnages distincts. Il y a le disque de Koffi qui approche de la trentaine et qui retourne au pays. Il possède une culture plutôt musicale en lien avec le rap. Il ne veut pas faire tache et ne veut pas avoir d’embrouille avec la police. Il veut se fondre dans la masse. Cet album parle de la difficulté de sa situation. L’album de Paco est assez différent. C’est celui d’un enfant des rues, qui est considéré comme un sorcier mais il dit : “Si tu me traites comme un chien, je te mords comme un chien”. C’est une toute autre énergie. Au niveau du son, c’est plus de la drill mais on y entend aussi des guitares congolaises, des sons très énergiques. L’album de Tshala se concentre sur les rapports de force entre les hommes et les femmes à travers la sexualité (que je tente de défaire). C’est uniquement avec des compositrices féminines et des guests féminins que j’aime beaucoup. Le dernier album est celui de Maman Mujila. Il est selon moi le plus nostalgique et parle du fait que les femmes disparaissent une fois qu’elles ont 50 ans. Qu’elles ne seraient plus des corps désirés et désirants.
“Le seul moment où le Festival de Cannes était important à mes yeux, c’était quand j’entendais parler des frères Dardenne.” Baloji
Dans les films ou les clips que vous avez réalisés, j’ai l’impression que les couleurs vives occupent une place importante…
C’est clairement l’idée, mais en même temps, je fais de la synesthésie, donc j’associe beaucoup les sons et les couleurs. C’est une maladie sensorielle avec laquelle j’ai du mal à vivre, mais je n’ai pas vraiment le choix. Je trouve que c’est intéressant de travailler avec ces éléments-là dans la construction narrative de ce que l’on propose. Ce qui en ressort, c’est inévitablement des univers très colorés.
Après avoir reçu le prix de la Nouvelle Voix dans la section Un Certain Regard au Festival de Cannes l’année dernière, qu’avez-vous ressenti ?
C’était incroyable. Comme je suis autodidacte, je n’ai pas grandi avec la culture et la pression du Festival de Cannes. Je ne m’étais jamais projeté là-dedans. Le seul moment où Cannes était important à mes yeux, c’était quand j’entendais parler des frères Dardenne. Je regardais régulièrement les films sélectionnés et j’ai suivi l’aventure du long-métrage Les Misérables (2019). Le fait que l’on soit sélectionnés, c’était assez inattendu. Et le fait que l’on apparaisse au palmarès du festival, ça a joué une grosse différence dans la carrière du film. Cette victoire lui a donné une belle visibilité et nous a permis de le vendre dans d’autres pays. C’est incroyable car j’y reviens cette année en tant que président du jury de la Caméra d’Or.
“C’est une fierté d’être président du jury de la Caméra d’Or au Festival de Cannes et je crois que je serais un peu nerveux le soir de la remise des prix.” Baloji
À ce sujet, y a-t-il des films que vous attendez particulièrement de pouvoir découvrir à Cannes ?
J’attends le film belge (Après le soleil de Rayane Mcirdi) car ce sont des gens que je connais. J’ai envie de voir ce projet avec une curiosité particulière, mais je crois également qu’il y a beaucoup de films indiens. C’est génial car c’est un grand pays de cinéma, sauf qu’on ne le voit pas assez souvent représenté dans le cinéma d’auteur. J’ai aussi appris qu’à la Quinzaine des cinéastes, quelques réalisateurs américains allaient être présents. Je suis hyper excité.
Vous présiderez le jury aux côtés de l’actrice Emmanuelle Béart…
On ne s’est encore jamais rencontrés mais je pense que ça ne va pas tarder. En tout cas, j’admire son parcours, ses positions politiques et sa filmographie. Je crois, sans manquer de respect à Judith Godrèche que c’est également une icône de France. C’est vraiment une fierté d’être président du jury et je crois que je serais un peu nerveux le soir de la remise des prix [rires].
Après avoir sorti votre premier long-métrage, quelles sont vos envies actuelles ?
Je suis déjà occupé avec un second. On est en phase d’écriture et c’est un projet très excitant. Le film s’appellera Mulatresse Solitude et il parlera du contrôle du corps des femmes en Afrique.
Le film Augure (2023) de Baloji, disponible en VOD sur filmotv.fr. L’album Augure (2024) de Baloji, disponible.