14 oct 2021

Pourquoi faut-il redécouvrir Vivian Maier, la mystérieuse gouvernante devenue photographe ?

Jusqu’au 16 janvier 2022, la photographe Vivian Maier fait l’objet au musée du Luxembourg de sa plus grande rétrospective française à ce jour. Longtemps méconnue avant d’être redécouverte en 2009, seulement quelques jours après son décès, l’Américaine est désormais considérée comme l’une des figures majeures de la street photography pour ses clichés des rues de New York et de Chicago pendant les Trente Glorieuses. Retour sur les ingrédients qui ont fait son succès posthume.

Chicago, 2009 : le propriétaire d’un garde-meubles rempli de vieux cartons, longtemps abandonné, décide de le vider et met en vente son contenu pour seulement quelques dollars. Le jeune homme qui s’en porte acquéreur y découvre alors une quantité incroyable de pellicules et de négatifs signés Vivian Maier. Grâce à une rapide recherche Google, il apprend que cette mystérieuse personne était une gouvernante née à New York en 1926, qui vient tout juste de s’éteindre. Fasciné par les photographies qu’il découvre, l’agent immobilier, également amateur d’art, se donne alors pour mission de réhabiliter ce nom. Car la photographe américaine a laissé derrière elle une œuvre imposante, constituée de 120 000 clichés en noir et blanc comme en couleur, de pellicules non développées et de films super-8 réalisés sur trois décennies, immortalisant sans relâche les rues de New York et de Chicago, les visages d’anonymes comme les silhouettes fugaces des passants. Vivian Maier – dont le nom s’est depuis imposé parmi les figures majeures de la street photography – n’a pourtant jamais cherché à vivre de cette activité. Depuis sa redécouverte en 2009, son travail a fait l’objet de plusieurs expositions, avant que n’ouvre en septembre sa première rétrospective muséale à Paris. Le musée du Luxembourg y rassemble 260 clichés et présente pour la première fois des films de la photographe. L’occasion de s’interroger sur les raisons qui ont permis au nom de cette autodidacte de s’inscrire, en une poignée d’années seulement, dans l’histoire de son médium.

1. Une silhouette aussi célèbre que ses photographies

 

 

Vêtue d’un trench-coat, son appareil photo fixé sur la poitrine, la silhouette androgyne de Vivian Maier est devenue presque aussi célèbre que ses photographies. Au fil des décennies, ses autoportraits jalonnent son œuvre. Parcourant les rues de New York puis de Chicago à partir des années 50, la photographe saisit son reflet au détour d’une allée comme dans la vitre d’une boutique. À travers ses autoportraits, Vivian Maier trouve le moyen de s’inclure dans ses scènes et se traite comme un sujet à part entière, qui renferme aujourd’hui une aura de mystère. Car contrairement aux photographes célébrés de leur vivant, Vivian Maier n’a jamais pu faire part de ses intentions concernant son œuvre car aucun de ses propos sur sa démarche n’a pu être enregistré, ni rapporté. Si sa biographie a pu être reconstituée avec précision, le doute subsiste sur les motivations qui l’ont poussée durant des décennies à photographier les plus infimes détails du quotidien. Née d’une mère française et d’un père hongrois, tous deux émigrés aux États-Unis, Vivian Maier passe son enfance ballotée entre l’Amérique et la France, au gré des disputes entre ses parents. À l’orée de l’adolescence, elle est une enfant solitaire et introspective, préférant se réfugier dans la lecture. Mais à 25 ans, la jeune femme prend son envol lorsqu’elle s’installe définitivement à New York et devient gouvernante. Là-bas, elle commence à sillonner les rues armée de son Rolleiflex en quête de surfaces réfléchissantes sur lesquelles dédoubler son image. Ses autoportraits nécessitent souvent la mise en place de véritables dispositifs de prise de vue, construits grâce à de complexes superpositions de miroirs devant et derrière l’objectif, pour jouer avec son propre corps. Fascinée par son reflet, la photographe l’est tout autant par son ombre. À la manière de son compatriote Walker Evans – dont elle connaissait sûrement le travail –, elle photographie fréquemment sa silhouette dessinée sur le sol par l’inclinaison du soleil. Aussi fugace que constante, la présence de Vivian Maier dans ses clichés témoigne, au fil des années, d’une jeune femme en perpétuelle quête d’elle-même.

2. La rue, théâtre de l’ordinaire

 

 

À New York comme à Chicago, Vivian Maier arpente aussi les rues à la recherche d’autres visages que le sien. Ses clichés se font alors les témoins de la vie quotidienne dans l’Amérique des Trente Glorieuses. À l’instar d’Henri Cartier-Bresson, Vivian Maier se saisit de “l’instant décisif”, expression du photographe qui désigne le moment fugitif – souvent quelques secondes – où il parvient à saisir une silhouette ou un visage à travers la densité de la foule. Devant la Bibliothèque publique new-yorkaise, alors qu’elle est assise dans un bus au milieu des années 50, l’artiste capture ainsi sur le vif le beau visage d’une jeune femme au collier de perles à l’allure désinvolte. Attentive aux moindres mouvements des passants, elle saisit aussi bien les mimiques des dames apprêtées sur la Cinquième Avenue que les visages abimées des clochards d’Harlem. Une main glissée dans les cheveux, un sourire moqueur, les bas filés d’une bourgeoise … Cocasses, ses photographies, parfois pleines d’humour, présentent autant de fragments de vie où les détails passent au premier plan. À travers les rues où la foule s’amasse, la nourrice de profession fait l’inventaire des gestes insolites des passants avec le point de vue d’une promeneuse lambda. Alors que sa contemporaine, Diane Arbus – issue d’une riche famille new-yorkaise – photographiait expressément l’Amérique des marginaux, Vivian Maier – issue d’un milieu très modeste – ne s’intéresse pas à une catégorie sociale particulière. Au contraire, sa position d’anonyme imprègne ses photographies d’une spontanéité saisissante.

3. Des photographies obsessionnelles à la composition recherchée

 

 

Collectionneuse hors pair, Vivian Maier nourrit bien des obsessions. Si elle photographie années après années les passants, son attention se porte également sur des objets bien précis tels que les journaux ou les poupées, qu’elle capture au détour de ses explorations urbaines. Au cours des années 70, sa fascination prend une telle ampleur qu’elle résulte en un grand nombre de clichés de vieux journaux laissés à l’abandon sur les trottoirs, les bancs et dans les poubelles, traités en gros plans à la manière de natures mortes. L’attention de la photographe se porte aussi sur les paysages urbains, sensible aux lignes de fuite comme aux formes géométriques et circulaires : les vieux bâtiments, construits à la fin du XIXe siècle, laissent place à l’époque à de nouveaux buildings imposants dont elle saisit les façades austères. Lors de ses promenades, elle filme les rues en super-8, multipliant les vues panoramiques et les travellings afin de saisir le mouvement d’une métropole en pleine mutation. Peu importe le sujet qu’elle traite, la photographe accorde une importance primordiale au cadrage de ses prises de vue et joue avec les textures et les couleurs, repérant avec précision les quadrillages que dessinent les persiennes sur le sol, les rayures d’un vêtement ou encore les pavées des rues. Mais c’est sans doute en compagnie des enfants, dont elle s’occupe quotidiennement, que l’artiste semble le plus en confiance : bercés par une grande tendresse, ses portraits intimistes de bambins s’enrichissent de compositions davantage complexes, en atteste une série de 1960 qui saisit l’ombre d’un enfant dessinée par le soleil de Chicago sur une chaise en damier. Dans les dernières années de sa vie, la photographe se lasse pourtant de son activité de gouvernante. Les manifestations de sa négligence, comme lors de ses sorties au parc, l’amèneront même à se faire congédier plusieurs fois par ses employeurs. Accompagnée cependant par la famille Gensburg – dont elle avait gardé jadis les enfants – jusqu’à son dernier souffle, elle meurt dans l’anonymat le plus complet. Ironie du sort : seulement quelques jours plus tard, ses photographies sortiront de l’ombre pour déclencher une fascination mondiale.

 

 

Vivian Maier, jusqu’au 16 janvier 2022 au musée du Luxembourg, Paris 6e.