11 mai 2021

Yushi Li, Molly Matalon, Laura Stevens : 3 femmes photographes qui mettent l’homme à nu

Pleins feux sur le corps masculin… et sur le désir féminin. Alors que les artistes s’interrogent de plus en plus sur les représentations de la sexualité, Numéro se penche sur le travail de trois femmes photographes, Yushi Li, Molly Matalon et Laura Stevens, qui posent un regard désirant sur le corps des hommes tout en déconstruisant, chacune à leur manière, le mythe de la masculinité. 

”The Dream of the Fisherwoman”, Yushi Li (2018)
”The Feast”, inside, Yushi Li (2020)

Ainsi, son oeil est peut-être plus le sujet de son oeuvre que les modèles qui l’habitent. Cette idée est explicitée par la série intitulée “Your Reservation is Confirmed”, dans laquelle elle pose elle-même au côté de ses modèles masculins, dans un dispositif qui rappelle le travail de la photographe chinoise Pixy Liao. En se mettant en scène fixant l’objectif – et donc le spectateur -, en même temps qu’elle appui à distance sur le déclencheur de l’appareil photo, elle démultiplie son regard. Posé à la fois sur le spectateur et sur la composition photographique – et donc sur son modèle masculin – celui-ci acquiert une forme d’omniscience et semble prendre le pouvoir dans cette relation triangulaire difficilement contrôlable. En dépit du pouvoir inhérent à sa position, la photographe revendique une forme de fragilité dans son art, et la potentielle faillibilité de son propre regard. En travaillant uniquement à l’argentique et en choisissant ses modèles en ligne, sans les avoir préalablement rencontrés, elle assume l’écart inéluctable entre ses attentes initiales et le résultat final. Considérant la photographie comme un jeu, elle n’est pas à la recherche de la perfection – que ce soit chez ses modèles ou dans ses compositions – et mêle son air sérieux et désabusé à la frivolité des poses et activités représentées (de la corde à sauter à la patte à modeler). C’est parce qu’il y a derrière la caméra ce doux mélange de désir et de dérision que l’oeuvre de Yushi Li est à ce point unique. C’est ce désir tout sourire que l’on retrouve dans sa dernière série, “The Feast”, reprenant les codes de la peinture classique mettant en scène des nus féminins (d’Ingres à Cézanne) en inversant les rôles de façon parodique. 

Harald, “When a man loves a woman”, Molly Matalon (2020)

Réunissant des photos prises entre 2015 et 2020, le livre s’invite dans l’intimité d’une dizaine d’hommes différents. Qu’ils soient des amis, des “crush”, des amants, ou des inconnus rencontrés sur Internet, chacun de ses hommes correspond à une certaine idée de la sensualité pour la photographe. Mais chez Molly Matalon, l’érotisation des corps masculins ne passe pas par leur sexualisation ; et c’est peut-être ce qui fait que ses images sont à ce point incarnées. A travers une certaine pudeur dans les poses et dans le regard, les modèles s’exposent finalement bien plus dans leur intériorité que dans leur corporéité. Le désir de la photographe est ainsi traité comme une matière très éloignée du fantasme ; il est, au contraire, fortement ancré dans la réalité. Elle ne cherche pas à représenter une certaine idée du corps masculin ou de l’homme idéal, mais plutôt à montrer comment chaque homme peut, à sa manière, attiser son désir. Ainsi, les images de Molly Matalon sont bien plus sensibles – dans tous les sens du terme – qu’elles ne sont “sexy” ; à fleur de peau, elles ont presque quelque chose de tactile. Avec des cadrages rapprochés découvrant les peaux lisses et souvent imberbes de ses modèles masculins, il y a dans son travail photographique une toute puissance du charnel et de la douceur, comme une invitation au toucher. 

“28 May“, Laura Stevens (2018)

Les images s’enchaînent dans un ordre chronologiques et sont toutes scrupuleusement datées ; de novembre à juin, des dizaines d’hommes viennent investir, chacun à leur tour, la chambre aux murs abîmés et délavés. D’une certaine manière, en étant privés de leur nom et assimilés à des dates, il y a une forme de dépersonnalisation des “corps d’hommes” de Laura Stevens. Parce qu’ils n’ont d’autres attributs que leur propre corps, et parce qu’ils figurent tous dans le même lit, les hommes de ce projet semblent appartenir à un carnet de conquêtes, questionnant peut-être par là les paradigmes sociaux de monogamie et d’exclusivité. Puisqu’elle parle de “corps d’hommes” et non simplement d’“hommes”, l’artiste assume d’ailleurs une forme d’objectivation de ces modèles. C’est malgré tout davantage une image très individualisée de la solitude qui ressort de cette série. Si la présence de la photographe est palpable dans sa façon de placer différemment son regard sur ses modèles, on peut avoir le sentiment que ceux-ci ont oublié qu’ils étaient regardés. Beaucoup, aussi, se dérobent aux regards en détournant le leur, en tournant le dos à l’objectif, ou en cachant leur visage. Comme dans ce moment d’abandon et d’heureuse vulnérabilité qui suit l’acte amoureux, les modèles semblent dans un même mouvement affirmer et prendre conscience de leur nudité. 

Le nu masculin fait actuellement l’objet d’un fort regain d’intérêt. Dimanche 4 juillet, Masculinités, l’exposition sensation interrogeant nos représentations de l’identité masculine donnera le coup d’envoi des Rencontres de la Photographie d’Arles. Dans son sillage, le collectif féminin Lusted Men présentera son sulfureux projet : une collection de photographies érotiques d’hommes réunie de manière originale, à l’issue d’un appel à participation auprès de photographes amateurs et professionnels (celui-ci, lancé il y a deux ans continue toujours). Cet engouement réflexif pour le nu masculin est également partagé par une nouvelle génération d’artistes qui, à l’instar de la jeune photographe féministe Harley Weir, questionnent leur vision de l’homme contemporain à travers son intimité. 

Alors qu’il est de plus en plus question de s’émanciper du male gaze, regard masculin réifiant – voire fétichisant – les corps féminins dans les arts visuels, en s’ouvrant notamment à un possible female gaze, libre et pluriel, Numéro se penche sur le travail de trois jeunes femmes photographes qui se réapproprient aujourd’hui la représentation du nu et de la sexualité. Les travaux de Yushi Li, Molly Matalon et Laura Stevens questionnent ainsi la masculinité à travers une variété éclairante de regards féminins, qui s’affirment sans jamais s’effacer derrière le modèle représenté. Car le corps masculin n’est pas tant le sujet de l’œuvre de ces artistes que l’exploration de leurs propres désirs. À travers différentes démarches et esthétiques, elles interrogent chacune à leur manière leur rôle de sujet désirant, renversant ainsi le paradigme de la femme comprise comme simple objet de désir, archétype ayant longtemps gouverné la production artistique. Ce faisant, elles proposent de nouvelles représentations du corps masculin, qui ne seraient plus uniquement gouvernées par d’invariables critères de virilité (muscles saillants, symboles phalliques), mais, au contraire, par une certaine douceur et ingénuité.

“My Tinder Boys : Tom, 20, 5km away”, Yushi Li (2018)

1. Yushi Li : de l’homme enfant à l’homme ornement 

 

 

Les rendez-vous Tinder de Yushi Li ne sont pas comme les autres. Quand la photographe de 30 ans, installée à Londres, prévoit une rencontre avec un homme, c’est pour l’inviter à poser devant son appareil… dans le plus simple appareil. Sur plus de 300 hommes contactés par l’artiste sur l’application, une petite quinzaine a finalement accepté de se prêter à l’exercice, à savoir se laisser prendre en photo nus et sans contrepartie – la grande majorité ayant demandé des faveurs sexuelles à la photographe en échange de jouer les modèles. Jeune femme hétérosexuelle d’origine chinoise, Yushi Li ne contacte pour ce projet que des hommes à l’apparence occidentale, affirmant son attirance particulière pour ce type de physique tout en renversant la banalisation de la fétichisation des femmes asiatiques. L’artiste met alors en scène ses modèles dans leur propre cuisine et s’examine en même temps elle-même, en tant que sujet désirant. Dans la série intitulée Your Reservation is Confirmed, elle pose par exemple aux côtés de ses modèles masculins à l’instar de la photographe chinoise Pixy Liao, qui s’immortalisait elle aussi auprès de son conjoint nu afin de renverser les stéréotypes de genre. De son côté, Yushi Li se montre dans ses clichés sous un jour ludique et comique, jouant à la corde à sauter ou à la pâte à modeler avec des hommes entièrement nus, loin des représentations de force et de virilité généralement associées à la masculinité. Loin de chercher la perfection dans ses modèles ou ses compositions, la jeune Londonienne envisage plutôt la photographie comme un jeu et mêle son air sérieux et désabusé à la frivolité des poses et activités représentées. Ce doux mélange de désir et de dérision transparait à nouveau dans sa dernière série, The Feast, qui reprend les codes de la peinture classique mettant en scène des nus féminins (d’Ingres à Cézanne) en inversant les rôles de façon parodique. Dans cette série, la nudité est ainsi réservée aux hommes, qui font figure d’ornements aux côtés des deux modèles femmes qui, elles, sont habillées. 

2. Molly Matalon : l’homme à fleur de peau

 

 

Paru en 2020, le premier livre de Molly Matalon, When a man loves a woman, mêle fruits, fleurs et nudité frontale. Ayant grandi en Floride, la jeune photographe américaine, qui vit désormais entre New York et Los Angeles, ramène sur ses clichés la chaleur et le soleil brûlant de son “sunshine state” natal. Dans des tonalités jaunes-orangées, de jeunes hommes posent dénudés sur des lits défaits ou sur le sable fin de plages ensoleillés : certains ont parfois gardé leurs chaussettes et leur caleçon, ou portent des bijoux (colliers, boucles d’oreilles), détails qui n’en sont pas moins déterminants pour les identifier. À travers l’inclusion de leurs sous-vêtements parfois légèrement trop grands ou un peu usé, l’érotisme s’associe désormais à un lâcher prise flirtant avec le laisser-aller. D’éléments de décor, ils deviennent parfois le sujet même des photographies, comme dans ces images de chaussettes sales érigées en nature morte. Réunissant des photos prises entre 2015 et 2020, le livre de Molly Matalon s’invite dans l’intimité d’une dizaine d’hommes différents : amis, “crush”, amants ou inconnus rencontrés sur Internet, tous correspondent à une certaine idée de la sensualité pour la photographe. Mais cette dernière refuse toute idéalisation sexuelle du masculin, davantage intriguée par ce que la lasciveté pourra offrir de trivial et de maladroit et proposer, en définitive, une vision de la nudité très incarnée. A travers la pudeur de leurs poses et dans le regard, les modèles s’exposent en effet bien plus dans leur intériorité que dans leur corporéité.

3. Laura Stevens : une garçonnière au féminin

 

 

Quand elle ne photographie pas Emmanuel Macron, Patti Smith ou Cédric Villani, Laura Stevens photographie des hommes nus. Dans le cadre de sa pratique artistique, la photographe anglaise installée à Paris s’est toujours intéressée aux rapports amoureux et intimes. Pour sa récente série Corps d’hommes présentée à la galerie Miranda il y a quelques mois, elle réalisait plus de 50 portraits d’hommes dénudés. Dans une mise en scène plus proche d’une esthétique studio que chez Molly Matalon et Yushi Li, où le travail d’éclairage et de cadrage prédomine, les modèles changent mais le décor, presque nu lui aussi, reste sensiblement le même : Laura Stevens photographie les hommes chez elle, dans son propre lit. En les intégrant à son propre environnement intime, la photographe avance sur un fil ténu entre le contrôle total lié à sa connaissance privilégiée de ce décor, et la vulnérabilité causée par son dévoilement qui dit peut-être autant d’elle que des hommes qui l’occupent. Parce que les hommes posent tous dans le même décor, sur le même lit et devant le même mur gris, les différences se creusent d’autant plus entre les modèles, déroulant un aperçu contrasté de multiples formes du masculin : disposées dans l’ordre chronologique, les images sont d’ailleurs toutes scrupuleusement datées et semblent étaler le contenu d’un carnet de conquêtes, interrogeant également les injonctions sociales à la monogamie et à l’exclusivité. Pourtant, une certaine idée de la solitude se dégage aussi de cette série. Plusieurs modèles se dérobent aux regards en détournant le leur, en tournant le dos à l’objectif voire en cachant leur visage. Entre l’abandon et la vulnérabilité, ils paraissent, dans un même mouvement individuel ramené au collectif par la photographe, à la fois affirmer et prendre conscience de leur nudité.

 

 

Le travail de Laura Stevens est actuellement présenté à la Galerie Miranda, 21 Rue du Château d’Eau, 75010 Paris, jusqu’au 31 juillet 2021.