7 mai 2024

Qui est Pierre Joseph, virtuose de la photographie botanique ?

À force d’être systématiquement associé par Google à son homonyme Pierre Joseph Redouté, peintre botaniste en vogue sous Marie-Antoinette, cet artiste contemporain se lança un jour le défi de piéger les ordinateurs en explorant à son tour la représentation des fleurs…

Rencontre avec le photographe Pierre Joseph, exposé à la galerie Air de Paris

 

Des fleurs, du blé, de la luzerne, des mûres, des pommes de terre… c’est tout un panthéon végétal qui, désormais, compose l’univers artistique de Pierre Joseph – après un intérêt assez marqué de sa part pour les “personnages”. De l’homme à la nature, en somme, et le titre de sa nouvelle exposition à la galerie Air de Paris à Romainville, “de vivants piliers” (emprunté aux premiers vers du célèbre poème Correspondances de Baudelaire : “La Nature est un temple où de vivants piliers/ Laissent parfois sortir de confuses paroles ;/ L’homme y passe à travers des forêts de symboles/ Qui l’observent avec un regard familier.”), n’en fait pas mystère. Depuis qu’il a réalisé ses premières œuvres, à l’orée des années 90, Pierre Joseph s’est fait un nom. Problème : Google ne rate jamais une occasion de lui rappeler que c’est le nom de quelqu’un d’autre. 

 

Normand (il est né à Caen en 1965), il a grandi à Grenoble et prit, à la fin des années 80, une part active dans un petit groupe de très jeunes artistes (Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno, Bernard Joisten) qui, à quatre, réalisèrent plusieurs projets expérimentaux mémorables. 

 

Il y avait chez nous un fort désir de singularité dans la forme, chose qui en effet semble avoir un peu disparu aujourd’hui chez les plus jeunes générations.” Pierre Joseph

 

Ils sont apparus sur la scène artistique il y a trente-cinq ans, lorsque l’art contemporain était une activité marginale qui suscitait peu d’intérêt, beaucoup de reproches, de hauts cris et des haussements d’épaules, mais passionnait un petit nombre mû par le désir d’invention. Inventer des formes nouvelles, secouer les habitudes à l’œuvre dans les expositions, envisager pour l’art un futur qui ressemble sinon au futur, du moins un peu au présent, le connecter au monde moderne… 

 

Il y avait chez nous un fort désir de singularité dans la forme, chose qui en effet semble avoir un peu disparu aujourd’hui chez les plus jeunes générations. Je le constate à l’école des beaux-arts de Montpellier où j’enseigne depuis quelques années : j’ai l’impression d’être parfois devant des guerriers, les soldats d’une cause – écoféminisme, queer, décolonisation –, peu soucieux d’invention formelle, davantage intéressés par le sujet (que par la forme) : mais quand il y a urgence, on ne peut pas blâmer les gens d’agir sans y mettre les formes ! Je ne le répète même plus aux étudiants : leur expliquer que quelque chose a déjà été fait ne les intéresse pas vraiment. Mais bref, c’était notre moteur. Il fallait que ça ne ressemble à rien d’autre. Par ailleurs, nous n’étions pas encore dans un climat de consommation de tout, et encore dans un schéma où les artistes des générations antérieures font autorité et où les plus jeunes sont perçus comme des rigolos”, m’explique-t-il. 

 

Certes, leurs projets déplaçaient dans le champ des arts visuels les sujets émergents de l’époque : l’écologie (Ozone, en 1989, déjà !), les esthétiques issues des nouvelles technologies (images de synthèse), les cultures musicales (hip-hop) ou les jeux vidéo, mais surtout ils inventaient des formes singulières et des situations d’exposition inédites pour prendre en charge et exprimer ces préoccupations nouvelles.

Un univers habité de personnages

 

Leurs chemins se sont séparés après que Pierre Joseph eut déjà fait apparaître dans ses expositions des sculptures d’un genre nouveau. À Nice (où ces personnages virent le jour pour la première fois), c’est un guerrier médiéval et une lépreuse qui habitaient l’exposition le temps de son vernissage. 

 

Au fil des années, ils furent tour à tour rejoints par Superman, Nosferatu, Dracula, un hussard, un grenadier, la Belle au bois dormant… Les rôles étaient interprétés par des acteurs grimés, costumés, et qui incarnaient un personnage spécifique ou générique : une singulière mise à jour des habitudes de la performance, et pour les spectateurs, une confrontation inattendue avec une forme de réalité capable de prendre en compte sa propre représentation scénarisée. 

 

C’était une époque où l’inventivité payait : avec ces “personnages”, il connut en effet un grand succès, puis, comme tout artiste ayant à porter sur ses épaules le poids d’un “tube” planétaire, se réinventa ailleurs. Un voyage au Japon redistribua les cartes, et il s’intéressa aux questions d’éducation, d’apprentissage et de transmission. 

 

J’aurais dû, en tant qu’artiste, arriver avec un projet, un savoir-faire (j’aurais pu, par exemple, capitaliser sur les personnages), mais c’est l’inverse qui s’est imposé : je me suis mis en situation d’apprendre et de produire des objets qui soient le résultat de ces apprentissages. J’ai appris le japonais, je me suis engagé dans une entreprise qui fabriquait des objets technologiques, bref, un renversement de ce qui aurait dû être mon autorité.” 

 

Pierre Joseph Redouté… ou la révélation

 

De fil en aiguille, cette “autorité” devint pour lui un sujet central : son exposition à la galerie Chantiers Boîte Noire de Montpellier, en 2013, s’intitulait “Mon nom est personne”, et en 2017, “Pierre Joseph ?” – avec un point d’interrogation. C’est qu’entre-temps, il avait fait un constat singulier : lorsqu’il entrait son nom dans la barre de recherche de Google et demandait des résultats “images”, le moteur de recherche affichait pour moitié des photographies de ses œuvres et pour moitié des images de dessins de fleurs. Il découvrit ainsi l’existence de Pierre Joseph Redouté (1759-1840), un graveur, collaborateur de la Manufacture de porcelaine de Sèvres, botaniste, jardinier belge, connu comme le “Raphaël des fleurs” : il avait, en plein âge d’or de la botanique à la fin du 18e siècle, consacré l’essentiel de son activité artistique à dessiner des fleurs. 

 

Des promenades régulières dans le jardin du Roi l’avaient ainsi conduit à représenter, dès 1782, les collections de végétaux rassemblées par le comte de Buffon, et il avait, avec le temps, développé un savoir-faire sans égal : un sens de la lumière et de la composition qui faisait ressembler ses dessins à de véritables “portraits” de fleurs, à telle enseigne que, en 1788, Marie-Antoinette en avait fait l’un de ses dessinateurs officiels en le nommant peintre du cabinet de la reine. Son succès fut considérable, et ses œuvres furent imitées dans le monde entier : dans les livres, sur des objets d’art et des accessoires de mode.

Photographier les fleurs et réfléchir à la nature

 

Pierre Joseph fit le pari de prendre Google à son propre jeu, et entreprit de se consacrer, à son tour, à la représentation de fleurs à partir du style de l’autre Pierre Joseph (Redouté), cent soixante-dix-sept ans après la mort de ce dernier. Ce n’est certes pas un sujet nouveau dans l’art. On le retrouve de la peinture flamande et hollandaise du 17e siècle jusqu’aux Tournesols de Van Gogh ou aux fleurs érotiques de Georgia O’Keeffe.

 

Joseph commença par photographier (en 2016) une rose, puis des anémones, des jacinthes, des œillets… en respectant les caractéristiques des planches de Redouté : composition, simplicité et couleurs furent transposées en photographie. Les expositions “Pierre Joseph ?” (avec son éloquent point d’interrogation) à Montpellier, puis “#pierrejosephredouté” (le hashtag, avec pas mal d’ironie, résume la généalogie du projet) à la galerie Air de Paris en 2018 furent ainsi composées essentiellement de ces grandes photographies de fleurs, images définitivement perturbantes, qui semblent à la fois génériques (un peu comme les images dans les “tableaux-définitions” de Joseph Kosuth) et très “incarnées”, chaque fleur étant traitée comme un portrait, un individu doté d’une vie et d’une histoire, de récits intimes peut- être. 

 

Pour moi, il y a peu d’autres motivations extérieures que de trouver quelque chose de nouveau, quelque chose dont je sois satisfait.” Pierre Joseph

 

L’aspect conceptuel de cette série d’images spectaculaires, combiné avec leur sujet (en plein triomphe de l’art engagé, la représentation botanique est un pavé dans la mare) produit un électrochoc original. Avec le temps, ce qui commença comme un prétexte devint un moyen d’entreprendre une réflexion sur la nature, et ces portraits de fleurs se sont subrepticement sophistiqués, s’émancipant un peu du modèle initial. 

 

Joseph laisse apparaître dans ses compositions la présence d’un pétale un peu flétri ou d’un petit insecte, valorisant ainsi les imperfections qui créent l’identité, il utilise aussi la technique du “focus stacking” qui compile plusieurs prises de vue, sélectionne dans chacune d’elles les parties les plus nettes, et réunit l’ensemble en une seule image sans éléments flous. 

 

À qui a déjà vu nombre de représentations florales dans l’histoire de l’art, le résultat s’impose avec force, de la proposition visuelle à sa généalogie, qui parle de notre disparition dans les algorithmes, presque aussi certaine que le déclin des fleurs après leur épanouissement. C’est une manière inédite d’aborder la question ; Pierre Joseph confirme : “Pour moi, il y a peu d’autres motivations extérieures que de trouver quelque chose de nouveau, quelque chose dont je sois satisfait.