24 juil 2024

Qui est Mary Ellen Mark, photographe légendaire célébrée aux Rencontres d’Arles ?

À l’occasion des Rencontres de la photographie d’Arles 2024, l’Espace Van Gogh inaugure la première rétrospective mondiale de Mary Ellen Mark. Une exposition poignante, où se croisent toutes les séries de la photographe américaine, dessinant les contours d’un portrait de la société de la fin du 20 siècle, des rues de Mumbai au quartier de Seattle. Retour sur sa carrière unique.

Mary Ellen Mark. "Manifestation féministe, New York" (1970). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery.

Mary Ellen Mark. “Manifestation féministe, New York” (1970). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery.

Mary Ellen Mark, "Rekha avec des perles dans la bouche, Falkland Road, Mumbai, Inde" (1978). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery.

Mary Ellen Mark, “Rekha avec des perles dans la bouche, Falkland Road, Mumbai, Inde” (1978). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery.

Mary Ellen Mark, "Baiser dans un bar, New York" (1977). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery.

Mary Ellen Mark, “Baiser dans un bar, New York” (1977). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery.

Mary Ellen Mark : du photojournalisme au récit intime

À peine diplômée d’études de peinture et d’histoire de l’art à l’université de Pennsylvanie, Mary Ellen Mark (1940-2015) arpente dès 1965 la ville de Philadelphie, capturant les anonymes qui la peuplent. Un processus que la jeune photographe continue de développer deux ans plus tard, dans les rues bondées et animées de New York, où elle s’est alors installée. Manifestations contre la guerre du Vietnam, revendications féministes… 

Ses clichés teintés de liberté attirent l’attention de grands magazines américains, désireux de véhiculer la ferveur contestataire qui secoue alors les États-Unis, et sont rapidement publiés dans les pages du magazine Life, du New Yorker ou encore du Vanity Fair. Forte de cet écho et du succès de ses photographies, Mary Ellen Mark accepte par la suite de nombreuses commandes : la presse la sollicite pour capturer les enfants défavorisés des rues de Seattle, la pauvreté rurale (pour le magazine Fortune), la communauté juive de Miami ou encore les femmes de la région des Appalaches.

Mais pour chacun de ces projets, la photographe “déborde” du cadre des commandes, guidée bien souvent par une ambition plus personnelle. Ainsi, chez les Missionnaires de la Charité de Kolkata (Inde), où elle suit en 1980 le quotidien de Mère Teresa pour le magazine Life, elle capture le visage de mourants et de mendiants autant que celui de la célèbre figure catholique. Marquée par cette expérience, elle revient en Amérique les valises remplies de centaines de clichés, dont certains seront publiés, mais la plupart alimenteront, plus tard, un ouvrage dédié, pour lequel elle retourne en 1981 en Inde. Plus que de simples images destinées à la presse, ses prises de vues nourrissent son approche du médium et se distancient petit à petit du simple reportage.

Mary Ellen Mark, "La famille Damm dans sa voiture, Los Angeles, California" (1987). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery.

Mary Ellen Mark, “La famille Damm dans sa voiture, Los Angeles, California” (1987). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery.

Mary Ellen Mark, "Rayshon and Erin, Seattle" (1999). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation.

Mary Ellen Mark, “Rayshon and Erin, Seattle” (1999). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation.

Mary Ellen Mark, "Vashira et Tashira Hargrove, Suffolk, New York" (1993). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery.

Mary Ellen Mark, “Vashira et Tashira Hargrove, Suffolk, New York” (1993). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation / Howard Greenberg Gallery.

Les sujets de ses clichés restent rarement anonymes

Au-delà de reporters qui capturent spontanément les visages croisés sur leur chemin ou ne rapportent que la réalité brute, Mary Ellen Mark intègre au sein de ses séries les noms et les histoires des personnes qu’elle rencontre – et avec lesquels elle tisse, pour la grande majorité, des liens. À l’image de son célèbre portrait de la famille Damm qu’elle réalise en 1987 dans le cadre d’une commande sur les familles sans abri, elle décide finalement de la résumer à ses quatre membres – Crissy (6 ans), Jesse (4 ans), leur mère Linda (27 ans) et leur beau-père Dean (33 ans)–, dont elle suit le quotidien sur dix jours, des journées passées dans leur voiture aux nuits d’angoisse dans les motels. Dans les livres qu’elle publie comme dans les magazines avec lesquels elle collabore, la photographe sort ses sujets de l’anonymat en leur offrant une identité propre qui ajoute à la force tragique de ses clichés. 

Dans cette même optique, l’Américaine ajoute les prénoms et les descriptions des enfants “fugueurs” qu’elle rencontre dans les rues de Seattle au sein des colonnes du Life magazine de juillet 1983 : “Rat, 16 ans et Mike, 17 ans, possèdent ce colt.45 seulement pour leur défense, insistant qu’ils se protègent des hommes qui tentent de les enlever ou de les voler. […] Ils ont choisi Seattle car Mike y a déjà vécu.” ; “Laurie, 14 ans, dit qu’un médecin lui avait promis 80 dollars après l’avoir violée, mais ne l’a jamais payée. Elle a récemment quitté Seattle pour suivre un groupe chrétien à Kent”.

Des récits poignants recueillis au début des années 80 par l’artiste, qui, au cours de ce même projet, fait la rencontre de l’un des visages les plus récurrents dans son travail : celui de Brin Charles, dite Tiny, croisée sur un parking avec une amie. Elle commence par la photographier en 1983 (son portrait en robe noire et chapeau à voilette pour Halloween fera partie de ses plus célèbres) et tisse avec cette dernière une relation sur plus de trente ans, l’immortalisant jusqu’à son décès en 2015. De ses photos d’adolescente à sa vie de famille, l’artiste suit les rêves de richesse et de liberté déçus de Tiny, qui se transforme ainsi en sujet à part entière, bien au-delà de la commande initiale de Life

Mary Ellen Mark, “Laurie in the Ward 81 tub. Oregon State Hospital, Salem, Oregon” (1976). © Avec l’aimable autorisation de The Mary Ellen Mark Foundation.

Elle s’est enfermée 36 jours dans un hôpital psychiatrique pour une série photo

En 1976, alors qu’elle documente les coulisses du tournage du film Vol au-dessus d’un nid de coucou de Miloš Forman, Mary Ellen Mark découvre le pavillon 81 de l’hôpital psychiatrique de l’Oregon, où sont internées les femmes de la région. Sortant à nouveau des sentiers de sa mission, elle demande à rencontrer les patientes de ce quartier et ressent le besoin de raconter leur histoire. Aux côtés de son amie Karen Folger Jacobs, écrivaine et spécialiste des sciences sociales, elle entame alors une série de négociations avec l’hôpital afin d’y photographier et interviewer les résidentes. 

Finalement autorisées à s’y rendre, les deux femmes décident de s’y enfermer 36 jours et 36 nuits, à peine séparées par une porte fermée à clé. Les visages de ces patientes internées, allongées inertes dans leur lit les pieds attachés, fixant la caméra les yeux écarquillés, trimballées à bouts de bras par les infirmiers, ou prenant la pose pour la photographe offrent une vision nouvelle de la folie mentale, loin des clichés véhiculés dans les films ou des photos sensationnalistes réalisées jusqu’alors. Loin de tout voyeurisme, Mary Ellen Mark plonge dans les méandres des maladies mentales avec autant d’humanité que de brutalité, ajoutant, ici aussi, un nom et un récit sur ses images. “Je repense sans cesse aux femmes que j’ai rencontrées à l’Oregon State Hospital et qui ont partagé leur vie et leurs moments les plus intimes avec moi [..I. Ces femmes n’avaient pas la même retenue que nous. Elles me disaient exactement ce quelles pensaient, soit par des mots, soit par des signes. Grace à elles, j’ai beaucoup appris sur la manière d’accéder à l’autre, et jusqu’où on peut aller pour faire une photographie.” raconte-elle dans ses notes exposées au sein de l’Espace Van Gogh.

En ressortent des clichés qui participeront à la renommée de Mary Ellen Mark, inaugurant son premier ouvrage, Ward 81, et une exposition dédiée la même année. Inédite pour l’époque, cette série photographique offre à l’Américaine une large renommée artistique et forge son approche unique, fondamentalement humaine et sociale, que l’on retrouve dans tous les clichés accrochés sur les cimaises de sa première (et nécessaire) rétrospective mondiale, organisée aux Rencontres d’Arles

“Mary Ellen Mark, Rencontres”, exposition jusqu’au 29 septembre 2024 dans le cadre des Rencontres de la photographie d’Arles 2024 à l’Espace Van Gogh, place Félix Rey, Arles.