8 nov 2024

Au Jeu de paume, Tina Barney capture la haute société sous toutes ses coutures

Jusqu’au 19 janvier 2025, le Jeu de paume consacre une exposition au travail de Tina Barney. De ses portraits très incarnés de la bourgeoisie américaine à ses images plus policées de l’aristocratie européenne, la photographe américaine pose depuis les années 80 son objectif sur un milieu aussi désirable qu’inatteignable, dont elle fait d’ailleurs partie.

Tina Barney, Family Commisson With Snake (Close Up) (2007). © Tina Barney. Courtesy de l’artiste et Kasmin, New York.

Dans les salles du Jeu de paume, des portraits d’inconnus s’étalent sur les cimaises immaculées. Imprimées presque à la même taille que de larges peintures d’histoire, ces photographies aux couleurs vives dressent un tableau de la bourgeoisie américaine et européenne des années 80 à aujourd’hui, capturés au sein de leurs somptueux intérieurs décorés d’œuvres des plus grands maître de l’art et du design.

Leur auteure ? Une certaine Tina Barney, méconnue en France mais très appréciée aux États-Unis (le MoMA lui dédiant une rétrospective dès 1991), qui “s’infiltre” avec sa caméra depuis près de quarante ans dans les domiciles cossus de ce milieu très privilégié, dont elle fait elle-même partie. Née à New York en 1945, l’Américaine grandit en effet dans le cercle huppé de l’Upper East Side de Manhattan, prenant son café du matin devant des toiles d’Auguste Renoir et d’Edgar Degas, accrochés sur les murs de son appartement familial et collectionnés par son père, issu de la lignée des fondateurs de la banque Lehman Brothers.

L’exposition de Tina Barney au Jeu de paume

En inaugurant la plus grande rétrospective européenne consacrée à l’artiste à ce jour, le musée parisien lève ainsi le voile sur la pratique de Tina Barney. Presque anachronique à ses débuts, celle-ci s’inscrivait, au début des années 80, à rebours des photographies engagées sur les populations défavorisées très présentes dans la scène artistique de l’époque, de Dorothea Lange à Mary Ellen Mark.

Moins “crus” et plus guindés que ceux de ses consœurs, les clichés de l’Américaine ouvrent les portes d’un monde très confidentiel – voire inaccessible au plus grand nombre –, sans pour autant revêtir une dimension critique. La photographe y donne avant tout à voir les classes aisées dans leurs maisons de villégiature, à un repas de famille, dans leurs intérieurs opulents, comme autant de témoignages visuels de leurs quotidiens et de leurs coutumes.

Tina Barney, Jill and Polly in the Bathroom (1987). © Tina Barney. Courtesy de l’artiste et Kasmin, New York.

La famille, sujet central des photographies de Tina Barney

Ce n’est qu’à l’âge de trente ans que Tina Barney se lance dans la prise de vue. Après s’être s’installée avec son mari et ses enfants dans les montagnes de l’ouest de l’Idaho, dans les années 70, son intérêt pour le médium naît lorsqu’elle collectionne des clichés de Robert Frank, Lee Friedlander ou encore Walker Evans. Sa fascination pour leur travail l’incite à suivre des cours de photographie dans une petite école tout près de chez elle. “Collectionner était probablement le meilleur outil d’apprentissage dont j’aurais pu rêver”, confie l’artiste à Numéro. “Avoir sous mes yeux le travail de maîtres de la photo était la meilleure façon pour moi de découvrir et de revenir observer, étudier ces œuvres dans ma propre maison quand que je le souhaitais.

Au début, l’Américaine ne braque son objectif que sur sa famille et sur son entourage proche. À l’image de Nan Goldin, elle photographie sa sphère intime, profitant de sa maîtrise du sujet pour parfaire sa technique, encore hésitante. Années après années, elle capture sa sœur et sa mère en train de se pomponner dans leur petit boudoir rose bonbon, affalées dans les canapés du salon, autour d’un barbecue… et finit par embarquer son appareil avec elle à chaque évènement mondain, s’intéressant progressivement aux visages croisés à l’occasion de cérémonies ou de dîners.

Tina Barney, The Daughters (2002). © Tina Barney. Courtesy de l’artiste et Kasmin, New York.

La série Theatre of Manners, entre instantanés et tableaux composés

Après son divorce en 1983, la pratique de Tina Barney prend un nouveau tournant : abandonnant son petit Pentax, elle s’équipe d’une encombrante chambre photographique, qu’elle utilise au fur et à mesure avec un éclairage puissant. Comme un peintre face à son chevalet, la photographe ne se contente plus seulement d’observer mais s’installe face à ses sujets en silence, et se fond dans l’assemblée avant de choisir le bon moment pour déclencher son objectif. “Je prends toujours des centaines de photos avant d’être satisfaite du résultat d’au moins une d’entre elles”, nous avoue-t-elle.

Dans ses portraits, qui constituent sa grande série aujourd’hui connue sous le titre de Theatre of Manners, pas de composition ni de mise en scène, mais la bourgeoisie américaine et ses codes, au naturel. À l’image des trois hommes de The Young Men (1992), engagés dans une interaction à sens unique, l’un cachant sa bouche, un autre ses yeux et un dernier son oreille, caricatures des procédés de mutisme et de dissimulation propres aux milieux huppés. Ou encore de Sunday New York Times ou de In the Garden (1982), dont les protagonistes s’affairent à leurs activités du quotidien, cultivant leur jardin fleuri ou réunis autour d’une large table un dimanche midi.

Archives de la bourgeoisie américaine de la fin du 20e siècle, ces images sont à mi-chemin entre des photos candides d’album de famille et des compositions mises en scène. Ici, Tina Barney n’instaure aucune forme de distance ni d’ironie, et immortalise simplement l’oisiveté et le banal du quotidien de sa classe sociale. Tout en portant une place particulière au décor, partie intégrante de ses portraits tant ils traduisent l’histoire (et la richesse) de ses sujets, comme dans les films. “Le cinéma est probablement mon meilleur professeur. Sortir de mon propre esprit pour me projeter dans un autre monde est un processus qui fait partie de ma vie.”

Tina Barney, The Two Students (2001). © Tina Barney. Courtesy de l’artiste et Kasmin, New York.

De l’aristocratie européenne à l’avènement des réseaux sociaux

Entre instantanés imposants et prises de vue longues (imposées notamment par la chambre photographique), ses clichés connaissent rapidement un large succès outre-Atlantique. De prestigieux magazines de mode et de nouvelles familles, de plus en souvent en dehors de son cercle, font ainsi appel à Tina Barney dès le début des années 2000. Exit le regard ingénu et la sincérité de ses débuts : la photographe américaine voyage jusqu’en Europe, où elle entame une nouvelle série, simplement intitulée The Europeans.

Mais ici, rien ne s’avère réellement “simple”… Photographiant l’aristocratie à travers le continent, elle découvre un tout autre milieu, habitué à se faire portraiturer de génération en génération en adoptant les mêmes poses, et par conséquent bien moins spontané. “En Europe, tout était plus formel et réservé que les familles et mes amis que j’ai pu photographier aux États-Unis”, se remémore-t-elle. Au sein des décors surannés de leurs maisons et appartements, Tina Barney découvre les couleurs vives, l’architecture, mais aussi et surtout, le poids de l’histoire européenne.

Devant son objectif, ses nouveaux sujets répètent inconsciemment les mêmes attitudes adoptées par leurs aïeuls, et les clichés de Tina Barney deviennent presque statiques, imbibant par la suite les portraits qu’elle réalisera à nouveau sur le continent américain. Julianne Moore semblable à peinture de Renoir assise dans son escalier, tendant la main vers son enfant ; deux sœurs faisant directement face à la caméra dans un intérieur décoré d’œuvres d’art… “Mon processus s’est adapté, et s’est quelque peu ralenti. Il s’est, d’une certaine façon, formalisé lui aussi”, explique l’artiste.

Tina Barney, Julianne Moore and Family (1999). © Tina Barney. Courtesy de l’artiste et Kasmin, New York.

La question de l’héritage chez Tina Barney

À mesure que son travail évolue, les critiques changent elles aussi. De la “froideur” que l’on attribuait à ses photos des années 80 et 90, on évoque aujourd’hui une certaine “douceur” dans le regard posé par l’artiste. “Cette évolution s’explique surtout par l’arrivée d’Internet, qui a exposé le public à de nombreux cercles et mode de vie qu’ils n’avaient jamais connus auparavant. Observer l’intérieur et les habitudes d’une autre classe sociale n’est plus aussi inhabituel”, estime ainsi Tina Barney.

Seul un détail persiste, décennie après décennie, série après série : dans presque chacune de ses photographies, un coin inférieur est laissé vide, sans personnage ni décoration, où tout semble presque prêt à s’engouffrer. Symbole, pour l’artiste, de la fragilité des échelles sociales et de la possibilité que tout, un jour, peut s’effondrer… “Dans mes clichés, la question de l’héritage se pose. Et ma réponse serait d’apprécier chaque moment, de sauver chaque souvenir. Car ce que nous possédons aujourd’hui peut disparaître demain.”

“Tina Barney. Family Ties”, exposition jusqu’au 19 janvier 2025 au Jeu de paume, Paris 8e.