Hans Hartung, l’artiste qui peignait au pistolet ou au râteau
Au cœur des vastes espaces du musée d’Art moderne de la ville de Paris se tiendra jusqu’au 1er mars 2020 la plus grande rétrospective française consacrée à Hans Hartung depuis plus de 50 ans. L’occasion de revenir sur l’important travail de ce plasticien franco-allemand, figure majeure de l’abstraction lyrique au XXème siècle et explorateur infatigable de nombreuses techniques picturales. Retour sur trois de ses instruments les plus singuliers.
Par Anna Prudhomme.
On le connait comme peintre gestuel, artiste informel, mais Hans Hartung est avant tout un plasticien technique. Né dans l’Allemagne sévère du début du XXe siècle, l’artiste n’est guidé que par son besoin de liberté : une liberté d’esprit, d’action et de geste. Celle-ci s’exprime dans la peinture, support d’expression qu’il n’abandonnera que le jour de sa mort en 1989. Véritable hyperactif artistique, Hartung change de procédés picturaux dès qu’il en est passé maître, cultivant la fraicheur et la spontanéité de ses actions esthétiques. De ses taches de couleur abstraites aux griffures nerveuses en passant par la sensibilité de ses atmosphères édulcorées ou de ses peintures psychédéliques, Hans Hartung n’a cessé d’expérimenter, pratiquer, et tester ce que la peinture avait à lui offrir. Il soumet alors un abstractionnisme lyrique – art abstrait aux formes aléatoires – éclatant, s’adaptant et évoluant au fil des décennies.
Car Hans Hartung s’ennuie rapidement des pinceaux. S’affranchissant des codes, il intègre les objets du quotidien tels que le balai, le râteau ou même la brosse dans ses instruments de création favoris. Les outils du monde de l’industrie tels que l’aérosol, le pistolet à air comprimé, et la tyrolienne de maçon viennent également parfaire cette panoplie singulière qui lui devient rapidement indissociable. De son vivant, il interdira d’ailleurs aux visiteurs de son atelier de dévoiler le moindre de ses instruments au grand public. Focus sur trois de ses outils les plus étonnants.
1. Le pistolet à air comprimé
Septembre 1939 : la guerre éclate. Alors qu'Hans Hartung vit à Paris et expose déjà dans plusieurs galeries, il se voit obligé d’intégrer la Légion étrangère en tant que citoyen d’une nation ennemie. Envoyé à l’hiver au front de Belfort, le jeune peintre reçoit un éclat d’obus et est amputé d’une partie de sa jambe droite. Cette blessure déterminante poussera l’artiste allemand à renouveler sans cesse ses outils et ses méthodes dans l’optique de contrecarrer son handicap. Son besoin intense de renouvellement plastique l'amène notamment à imaginer un moyen de projeter de la peinture sur une toile. En vrai bricoleur, il inverse la fonction de son aspirateur, le remplit de peinture à l’huile et souffle sur ses tableaux. Atmosphérique et onirique, le rendu le passionne : l'artiste s’attache alors à partir des années 60 à expérimenter cette technique de diffusion par particules de couleur et se procure du matériel de chantier.
Un pistolet à air comprimé de carrossiers qu’il investit d’acrylique lui permet de projeter fonds et traînées de poudre colorée sur ses toiles, lorsque les minuscules gouttelettes de peinture se déposent sans contact direct avec le tableau. C’est ce qu’on appelle la phase des “Nuages” : au milieu des années 60, Hans Hartung utilise toutes sortes de pulvérisateurs afin de créer de vastes surfaces sombres et vaporeuses, transpercées généralement d’un halo lumineux. À la fin des années 80, le peintre dans son fauteuil roulant travaille à la tyrolienne – un appareil de maçon servant à réaliser le crépi sur les murs- et au pulvérisateur agricole, approfondissant ainsi les diverses possibilités de projection de peinture sur très grand format. Cette façon de peindre sans même frôler la toile enthousiasme profondément l'artiste allemand jusqu’à ses derniers jours.
2. Le râteau de jardinage
Le tracé de lignes parfaitement équidistantes est une autre particularité du travail d’Hartung. Tels des griffures, ces sillons créent d’éclatantes lignes de vide là où tout n’est que couleur. S’intéressant aux outils tranchants qui permettent de soustraire la peinture à la toile, le peintre réunit stylets, peignes métalliques et râteaux de jardinage pour lacérer la matière. Ces outils saugrenus et tranchants ne sont utilisés que dans un mouvement vertical : il raye, gratte et écorche les aplats colorés avec énergie et précision. Hartung travaille également avec le “multipinceau”, un outil bricolé lui permettant de strier la toile par dépôt ou retrait de peinture. Centré sur la gestuelle et la souplesse des mouvements, ce style pictural fait ainsi de son attirail incongru une réelle prolongation de son propre corps.
3. La branche d’un arbuste
À la fin des années 70, Hans Hartung bricole des pinceaux avec des végétaux, photographie et met en scène des galets, peint sur d’autres pierres aux formes épurées ou expérimente le tracé à l’aide de tiges de bambou ou de branches d’olivier : les matériaux naturels deviennent ainsi à la fois son mode et son support d’expression. L’artiste décide rapidement d’exploiter de grandes branches de genêt, arbrisseau aux fleurs ocre, qu’il coupe dans son jardin d’Antibes le matin. Réunies telles la brosse d’un balai, les branches sont inondées de peinture sombre puis frappées sur la toile déjà colorée. Les déplacements en béquille du peintre depuis de nombreuses années lui avaient permis d’acquérir une force musculaire impressionnante, qui donne à ces séances de peintures des allures d’entraînement samouraï. Cette tension constante entre contrôle et chaos devient alors caractéristique de la pratique d’Hans Hartung, et marquera son œuvre tout au long de sa vie.
Hans Hartung. La fabrique du geste, du 11 octobre 2019 au 1er mars 2020 au musée d’Art moderne de la ville de Paris, Paris 16e.