25 mar 2020

Comment Erwin Wurm a bousculé l’histoire de la sculpture

Depuis plus de trente ans, l’artiste autrichien Erwin Wurm explore les corps, objets et habitudes du quotidien à travers ses sculptures et performances grotesques et cyniques. Documentant ses œuvres à travers de nombreuses photographies et vidéos, celui-ci a fait de la prise de vue une pratique sculpturale à part entière, complémentaire à ses mises en scène. Retour sur le travail en images de ce maître contemporain de l’absurde, actuellement exposé à la Maison Européenne de la Photographie. 

Une nouvelle approche de la sculpture

 

Au fil des années, Erwin Wurm nous a habitués à ses détournements d’objets de toutes tailles, appartenant à notre quotidien. Ses voitures boursouflées, ses camions ou bateaux courbés – dont une partie se plie contre un mur ou bien tombe dans le vide, ses maisons tantôt resserrées comme comprimées entre deux forces invisibles, tantôt gonflées comme remplies de graisse… Déformer les volumes qui configurent nos espaces familiers constitue bien souvent la base de ses sculptures. Pourtant, si celles-ci révèlent une approche plutôt moderne du médium, à l’instar des Expansions et Compressions d’un César ou les Accumulations d’un Arman, elles sont sans doute bien moins radicales que ses premières œuvres photographiques. 

 

 

Intitulée Dust Sculptures, sa deuxième série photographique sera une manière explicite de renverser les traditionnels prérequis de la sculpture.

 

 

En 1986, alors âgé de 32 ans, Erwin Wurm immortalise un sèche-cheveux et un batteur électrique en lévitation dans un salon : photographiées en noir et blanc, ces mises en scène surréalistes un rien inquiétantes ne sont pas sans évoquer les clichés chaotiques du couple allemand Anna et Bernhard Blume, dans lesquels les ustensiles se révoltent contre leurs propriétaires. Quelques années plus tard, l’artiste autrichien laisse désormais les objets s’affirmer par leur absence, en marquant sur des surfaces (chaises, tables ou sols) les traces fallacieuses de leur passage, grâce au dépôt de poussière sur des pochoirs. Dans ces deux approches, les œuvres, désormais, sont éphémères, retranscrites uniquement au moyen de la prise de vue en noir et blanc. Entamée en 1990, sa deuxième série sera d’ailleurs intitulée Dust Sculptures, une manière explicite de renverser les traditionnels prérequis de la sculpture dont la forme se manifeste ici en négatif et par l’intermédiaire de l’image. 

Créer avec les moyens du bord

 

“Après avoir réalisé les Dust Sculptures, j’ai pris conscience que chaque objet peut potentiellement faire une œuvre d’art”, nous confiait Erwin Wurm à quelques jours de l’ouverture de son exposition. Tournant majeur dans sa démarche artistique, ce projet l’amène à créer délibérément avec un minimum de moyens. Des objets les plus banals – lunettes, crayons à papier, mobilier – aux décors les plus dépouillés, le sculpteur dans l’âme utilise tout ce qu’il trouve à sa disposition pour réaliser ses œuvres, sans oublier les personnes de son entourage si ce n’est pas lui-même. Si certains sujets sont parfois dépourvus de présence humaine, comme les chambres d’hôtels photographiées dans sa série Hotel Rooms (2001), ces espaces sont tout de même incarnés par l’assemblage surprenant de leurs meubles, réaménagés par Erwin Wurm. Ainsi, un fauteuil se voit par exemple posé sur un sommier, lui-même installé sur une table elle-même en équilibre sur un lit, tandis qu’un sofa prend place au-dessus d’un évier – autant d’installations temporaires qui attestent de la force nomade de son art.

 

 

Face à ces tentatives qui tournent souvent à l’échec, le spectateur s’étonne, sourit mais aussi s’agace, contraint de partager les frustrations de l’artiste.

 

 

Mais l’essence de sa démarche se traduira probablement le plus avec ses One Minute Sculptures, un projet qui naît à partir d’une première expérimentation personnelle. En 1997, l’artiste se met en scène dans un film de 46 minutes pendant lesquelles il manipule divers objets, s’enfonce des crayons dans les oreilles, une agrafeuse dans la bouche, se recouvre le dos d’une valise a roulettes ou tente de tenir assis sur la brosse d’un balai. Face à ces tentatives qui tournent souvent à l’échec, le spectateur s’étonne, sourit mais aussi s’agace, contraint de partager les frustrations de l’artiste. Suite à cette séquence originelle, Erwin Wurm transpose ces expériences à des individus externes – amis, famille mais aussi inconnus volontaires –, tous soumis pendant quelques secondes ou minutes à des équilibre précaires : rester assis sur une chaise inclinée, tenir debout en appuyant ses pieds sur des balles de tennis, maintenir un élastique entre ses deux gros orteils sans le rompre… Placé dans des positions inconfortables qui tendent vers le ridicule ou le malaise, l’individu est alors en proie à un reversement des valeurs qui président habituellement à la représentation de l’être humain. 

 

Non sans cynisme, Erwin Wurm contrecarre notre naturelle impression de contrôle de nous-mêmes en provoquant irrémédiablement chez le spectateur le sentiment de Fremdscham, que l’on pourrait décrire comme une gêne éprouvée pour l’autre par procuration. Et si certains pensaient que les nombreuses apparitions de l’artiste dans ses propres œuvres en dresseraient un autoportrait évident, ce dernier le désacralise immédiatement : “Si je suis le premier modèle de mes œuvres, c’est parce que je suis là et que je ne suis pas cher !”, nous disait-il. Ainsi, de même que sa maison obèse imaginée en 2005 se demande en vidéo “est-ce une merde de chien ou une œuvre d’art?”, l’Autrichien subvertit le statut même de la création artistique. Capturées sur le fil de leur destruction, ses One Minute Sculptures interrogent : comment définir véritablement une sculpture? Où la sculpture s’arrête-t-elle pour que la performance commence?

La photographie, une pratique sculpturale? 

 

Devant un mur blanc, des vestes, des robes, des pulls rouges, verts, bleus ou noirs prennent soudainement forme grâce aux corps qui les habitent. Pourtant, aucun de ces modèles n’est visible : ceux-ci revêtent anormalement les vêtements et s’ajoutent des objets de part et d’autre, créant des volumes colorés sans tête, aux portes de l’abstraction, où le corps et son enveloppe textile ont désormais fusionné. En 1992, Erwin Wurm filme ces silhouettes empêtrées dans leurs habits larges et extensibles afin de garder une trace de ces performances. Alors qu’il regarde ces vidéos sur un téléviseur, l’idée lui vient de décomposer ces mouvements en photographiant l’écran. Il extrait de ce visionnage des dizaines de clichés qu’il rassemble ensuite dans une œuvre indépendante. Baptisée 59 positions, elle est sans doute celle qui établit le lien le plus évident entre sculpture et photographie chez Erwin Wurm, qui la désigne lui-même comme l’origine de sa pratique de la prise de vue. 

 

 

Définissant la photographie comme “pratique sculpturale”, Erwin Wurm la délaisse pourtant pendant près de 15 ans, pour mieux la retrouver par la suite.

 

 

“La sculpture est tridimensionnelle et dépend de différents éléments : la masse, le volume, le temps, l’action. C’est à travers le temps et l’action qu’elle rencontre la photographie”, explique-t-il. Définissant la photographie comme “pratique sculpturale”, Erwin Wurm la délaisse pourtant pendant près de 15 ans, pour mieux la retrouver par la suite. Ses sculptures éphémères capturées en 2018 à l’aide d’un Polaroid géant – dont il existe seulement six exemplaires dans le monde – et ses clichés de corps sur lesquels l’artiste a peint, comme pour retrouver leur caractère tridimensionnel et plastique, constituent à ce jour les dernières mutations de sa pratique photographique. 

 

Prolongeant le fil rouge formel et visuel qu’il déroule depuis les années 90, l’artiste décide à l’occasion de sa rétrospective à la MEP de replonger dans ses archives photographiques. De ses nombreuses planches-contact et clichés oubliés, l’artiste réalise des assemblages inédits qui les dévoilent au public sous la forme de séquences. “Tout comme les One Minute Sculptures ou les 59 positions, ces nouvelles œuvres ne présentent pas une forme définie, mais ses variations et possibilités. Je trouve cela plus fort, plus excitant”, explique-t-il. Une nouvelle occasion de jouer avec notre perception classique de l’image qui prouve, une fois de plus, combien Erwin Wurm est loin d’avoir abattu toutes ses cartes. 

 

L’exposition Erwin Wurm, Photographs, actuellement fermée au public, réouvrira prochainement à la Maison européenne de la photographie, Paris IVe.

Rester allongée sur le dos sans faire tomber deux tasses en porcelaine posées sur la plante de ses pieds en l’air. Tenir en faisant le poirier la tête par terre, avec le poids d’une chaise installée à l’envers sous ses fesses. Flotter étendue au-dessus du sol, en équilibre sur des oranges. Incongrus, loufoques et parfois impossibles à relever, ces nombreux défis proviennent tous d’un même esprit : celui d’Erwin Wurm. Depuis maintenant trois décennies, cet Autrichien est passé maître dans la mise en scène du caractère vain et absurde de ces situations où le corps, l’objet et l’espace se trouvent confrontés à leurs propres limites. Située principalement entre la sculpture et la performance, la pratique plurielle de l’artiste ne saurait toutefois se passer de sa retranscription par l’image. 

 

C’est donc sur la place de la photographie et de la vidéo dans son œuvre que la MEP a choisi de se concentrer avec la plus grande rétrospective consacrée à cet aspect de son travail, dont le corps reste le dénominateur commun essentiel. Rouverte au public depuis le 17 juin, l’exposition nous offre l’occasion de revenir à travers une vaste sélection de 200 tirages sur l’œuvre protéiforme d’un artiste radical.