Exclusif : rencontre avec Virgil Abloh et Takashi Murakami
L’exposition Murakami & Abloh – Future History présentée à la galerie Gagosian de Davies Street, à Londres, est le fruit d’une collaboration doublement insolite. D’une part, elle réunit deux créateurs que tout semble éloigner : le designer américain Virgil Abloh et l’artiste japonais Takashi Murakami. D’autre part, elle est le fruit d’une collaboration à distance, menée principalement sur WhatsApp. Les œuvres exposées entremêlent les univers artistiques de chacun des deux créateurs : on y retrouve à la fois les fleurs kawaï et les crânes de Murakami peints sur des toiles sculpturales, et le style du label mode Off-White de Virgil Abloh empreint de références à ses études d’architecture.
Par Hettie Judah.
NUMÉRO : Racontez-nous comment tout a commencé. Vous êtes-vous rencontrés physiquement ou avez-vous découvert vos travaux respectifs sur Internet ?
TAKASHI MURAKAMI : Il y a quelques années, lorsque j’ai collaboré avec Kanye West, dont il était le directeur artistique, Virgil avait visité mon studio. L’année dernière, lors de mon exposition au MCA de Chicago, j’ai eu l’occasion de le revoir. Enfin, nous nous sommes recroisés en novembre dernier, à Long Beach en Californie, au festival ComplexCon, où nous avons collaboré pour créer une sérigraphie imprimée sur des tee-shirts. ComplexCon est un festival de sneakerheads, les adorateurs de la culture urbaine. Je ne les connaissais pas, mais les sneakerheads me connaissaient, et pour eux, Virgil est pratiquement un dieu.
Je remarque que vous portez des baskets de la marque Off-White, une belle manière de faire du placement de produit !
T. M. : Oui, merci de l’avoir remarqué. Lors du festival ComplexCon, nous avons participé à une table ronde : Virgil, qui vient de l’architecture et de la mode, avait néanmoins une vision assez pointue de l’art. Je me suis dit que si nous collaborions, les sneakerheads seraient très intéressés par nos travaux, et que ce public aurait ainsi l’occasion de s’intéresser à l’art. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé cette collaboration à Virgil.
Virgil Abloh, comment avez-vous, de votre côté, découvert le travail de Takashi pour la première fois ? Qu’est-ce qui vous a plu ? Pourquoi vouliez-vous travailler avec lui ?
VIRGIL ABLOH : Je me suis intéressé au mouvement artistique Superflat fondé par Takashi, qui reflétait pour moi de façon exacte la culture et la mentalité de son époque. Je m’y suis identifié et c’est par ce biais que je suis entré dans son travail et dans son vocabulaire visuel. J’aime la manière dont ses œuvres s’adressent au public et je me sens encore plus proche de sa façon d’envisager le rôle des artistes contemporains dans la société. J’ai donc pensé que si nous faisions quelque chose ensemble, ce serait fort.
Comment le processus de création commune s’est-il opéré ?
T. M. : Tout au long de ce projet, nous avons communiqué par WhatsApp, et Virgil m’a abreuvé d’informations : ce sens de la rapidité me plaît beaucoup et m’excite vraiment, cela me stimulait énormément de me couler dans son rythme.
V. A. : Notre collaboration envoie un message profond du fait que je réalise ici des œuvres et non des vêtements. Tout cela paraît très nouveau parce que, même si au fond je suis un artiste, j’ai peut-être donné une autre dimension à mon expression créative à travers d’autres supports, que ce soit une paire de chaussures, un vêtement, ou mon expérience en architecture ou en direction artistique. Nous vivons un moment charnière où nous pouvons transformer ces idées en œuvres d’art.
Concrètement, comment s’articulait cette collaboration ? Partagiez-vous des stimuli visuels, des formes, des couleurs ou des réflexions ?
V. A. : Nous avons tous les deux une approche très “pragmatique”. Lorsque l’un d’entre nous a une idée, il s’emploie à la définir visuellement, ensuite il la présente à l’autre, et vice versa. C’est ainsi que ces pièces ont été créées.
Au départ, ce sont des maquettes. Je viens de l’architecture, et cette manière de procéder est similaire à ce que j’ai l’habitude de faire. Presque toutes les œuvres ont d’abord été pensées et maquettées en images de synthèse, puis elles ont été réalisées en vrai.
T. M. : Pour moi, le plus excitant, c’est que nous sommes également tous les deux très actifs sur Instagram. Je trouve que Virgil se sert très intelligemment d’Instagram. Par exemple, il utilise à des fins différentes la “story” [qui disparaît au bout de vingt-quatre heures] et les posts réguliers, qui, eux, restent en ligne. Il a un compte personnel au nom de Virgil Abloh et un autre pour Off-White, donc deux canaux différents. Si je ne suis que la “story” de Virgil, je sais où il se trouve, ce qu’il fait, ce qui l’intéresse. En fonction du nombre de personnes qui aiment ses posts, je vois aussi ce qui intéresse ses followers. Ce qui est unique et très intéressant dans cette collaboration, c’est la communication par le biais des réseaux sociaux.
“J’ai 56 ans, donc je suis un peu vieux. Toutes ces choses que j’ai apprises récemment, Virgil les fait très naturellement. J’ai beaucoup évolué grâce à lui.”
Takashi Murakami
Pour cette exposition, quelle pièce avez-vous conçue en premier ?
V. A. : Nous avons énormément réfléchi à l’espace. Beaucoup de ces œuvres ont été créées en prenant en compte la configuration précise de la galerie. Nous avions pour objectif de mélanger des tableaux et des sculptures, et de les mettre en rapport avec la rue. Nous voulions établir, depuis la rue, une perspective pertinente entre la sculpture et le tableau placé derrière elle.
Vous avez également incorporé à ces œuvres des motifs qui rappellent Off-White, votre label.
V. A. : Oui, c’est comme si j’avais donné une nouvelle image à ma marque grâce à l’art.
Parlez-moi de la sculpture rappelant une maison : est-ce une référence à votre expérience en architecture ?
V. A. : Tout à fait. Ce toit en pente est une “idée de maison”. J’utilise souvent des guillemets quand je parle. Nous l’avons repensée pour lui donner une allure différente, puis nous l’avons recontextualisée avec les mots “Life Itself” [la vie en soi]. La serre qui est sous le toit est sensée soutenir la vie : il s’agit d’un point de vue figuratif.
Cela ressemble aussi beaucoup à un exercice de branding comme vous le faites, Virgil, sous la marque Off-White.
V. A. : Oui, c’est ce que je fais. J’utilise la police Helvetica pour m’approprier ou reprogrammer des objets créés par d’autres.
Takashi, depuis vos débuts, la culture visuelle a considérablement changé, notamment à la faveur d’outils comme Instagram.
T. M. : J’ai vécu une période durant laquelle j’ai pensé qu’il fallait que je change ma manière de m’impliquer dans les réseaux sociaux. Des Japonais se faisaient décapiter par l’État islamique, et les vidéos devenaient virales. Je les ai beaucoup regardées. Quand j’ai pris conscience de ce que je faisais, j’ai compris combien le pouvoir des réseaux sociaux était considérable et combien j’en étais affecté. J’ai 56 ans, donc je suis un peu vieux. Toutes ces choses que j’ai apprises récemment, Virgil les fait très naturellement. J’ai beaucoup évolué grâce à lui.
“Je travaille comme les artistes, mais avec des médiums différents, et de manière collaborative.”
Virgil Abloh
Quelle est l’étendue de cette collaboration ? Est-ce uniquement un ensemble d’œuvres d’art ? Va-t-elle s’étendre à la mode, aux objets, à l’édition ? Y a-t-il là un potentiel pour une série d’œuvres à venir ?
V. A. : Nous l’avons démarrée sans nous fixer de limites. Le concept est libre d’évoluer vers toutes sortes de possibilités. À mon sens, notre première réalisation commune s’apparentait à une performance artistique. Nous étions dans une sorte de boîte en verre et nous faisions de la sérigraphie. Il y avait des gosses dehors, un miroir sans tain nous séparait d’eux. À l’intérieur, l’ambiance était très sereine. Les jeunes nous observaient comme si nous étions dans notre studio de travail.
T. M. : L’art contemporain vient d’Amérique et d’Europe. Jusqu’ici, il devait donc correspondre au goût du public contemporain occidental. Il y a trois ou quatre ans, les marchés asiatiques ont commencé à se développer, et l’appétence pour l’art fondé sur les sous-cultures s’est développée également. Désormais, il existe donc un goût lié au marché asiatique, centré sur la Chine, et un goût complètement différent, davantage en rapport avec le marché occidental. La demande est immense, et l’argent qui en découle l’est également. La situation a beaucoup changé. Virgil lui-même est extrêmement populaire en Chine, et je pense que, dans ce pays, ma propre popularité a profité de la sienne. J’imaginais que notre collaboration pourrait susciter une énorme réaction, mais surtout dans le monde de l’art. Il fallait donc qu’elle se déroule dans le cadre d’une galerie importante, et plus particulièrement chez Gagosian. Il sera très intéressant de voir comment elle sera accueillie à Londres.
Historiquement, être un artiste est perçu comme l’expression ultime de la liberté créative. Pensez-vous que cet archétype soit toujours aussi incontestable ?
V. A. : Cette affirmation est valable dans de nombreux domaines. Pour moi, quiconque a une volonté de création est un artiste, et il n’y a pas de frontières entre les disciplines. J’ai fait des études d’architecture non pas pour apprendre à dessiner des immeubles mais une cuillère. Je pensais que si l’on était capable de dessiner un gratte-ciel, on pouvait certainement concevoir n’importe quoi d’autre dans le monde. Quand on crée une ligne de vêtements, on a indéniablement affaire à une expression artistique. Cela implique que l’on brûle continuellement de l’énergie créative. Pour répondre à votre question, je travaille comme les artistes, mais avec des médiums différents, et de manière collaborative. En 2019, je vais faire une exposition au MCA de Chicago. Il s’agit simplement de remplir un espace entre quatre murs vierges et d’y insérer des idées qui reflètent ma pensée.
Virgil, à part Takashi, quels sont les artistes que vous admirez ?
V. A. : Il y en a énormément. J’ai eu toute une série de mentors, comme Vanessa Beecroft par exemple, ou encore George Condo et Tom Sachs. Au cours de ces dix dernières années, j’ai passé beaucoup de temps à travailler à leurs côtés et à comprendre leur pratique. Cela m’a aidé à choisir la direction que je voulais prendre dans ma vie en tant qu’artiste.
Êtes-vous aussi collectionneur ?
V. A. : Oui, mais c’est la même chose. Ma collection est composée en partie d’œuvres traditionnelles, et en partie de pièces que j’aime, d’artistes reconnus et d’autres inconnus. Je considère tout ce que je possède comme une œuvre d’art.