Galerie Almine Rech : Francesco Vezzoli recrée l’appartement de Karl Lagerfeld
Artiste iconoclaste et infatigable explorateur des liens entre l’histoire de l’art, la culture populaire et le star-système, Francesco Vezzoli investit ce printemps la galerie Almine Rech à Monte-Carlo pour une exposition-événement. Du 20 mars au 24 mai 2025, il y reproduit à l’identique l’appartement monégasque de l’iconique Karl Lagerfeld, meublé du sol au plafond par des pièces de design créées dans les années 80 par le célèbre groupe Memphis. Une surprise haute en couleur.
propos recueillis Thibaut Wychowanok.
Publié le 19 mars 2025. Modifié le 24 mars 2025.

Rencontre avec l’artiste italien Francesco Vezzoli
Numéro : Qu’allons-nous découvrir à la galerie Almine Rech de Monte-Carlo?
Francesco Vezzoli : C’est définitivement le projet le plus ambitieux qu’Almine Rech ait réalisé dans cette galerie. Nous redécorons l’espace, du sol au plafond. Les tapis, les papiers peints, les meubles… Tout reproduit le plus fidèlement possible l’appartement monégasque de Karl Lagerfeld, qui avait la particularité d’être entièrement aménagé avec des pièces design. Au début des années 80, Lagerfeld part pour Monte-Carlo et s’installe au Roccabella, un immeuble conçu par Gio Ponti. Il ne peut se satisfaire d’un décor intérieur ordinaire et décide donc de meubler l’appartement exclusivement avec des pièces du groupe Memphis. Réputé pour son style audacieux, avant-gardiste et transgressif [et dirigé par Ettore Sottsass], Memphis conçoit un espace véritablement extraordinaire où mobilier, céramiques, éclairage et décoration s’unissent au sein d’une esthétique surréaliste et provocatrice. Karl Lagerfeld acquiert alors 180 pièces. Dont un tapis, lit, sofa, théière, tasses, cuillères, etc. Aujourd’hui, The Memphis Company nous accompagne pour rééditer une cinquantaine de pièces et nous assurer de restituer au mieux l’agencement originel au sein de la galerie.
Dans cette exposition, on retrouve des thèmes qui traversent tout votre travail : la question du vrai et du faux, puisqu’il ne s’agit pas vraiment de l’appartement de Karl Lagerfeld, mais d’une reproduction, d’une mise en scène…
Exactement, c’est une fake news. [Rires.] Ceux qui connaissent mon œuvre se souviendront que j’ai réalisé la bande-annonce d’un film qui n’existe pas, une publicité pour un parfum fictif [Greed] ou encore une fausse campagne politique [Sharon Stone et Bernard-Henri Lévy en candidats à la présidentielle américaine]. Mais à Monaco, il s’agit d’une véritable reconstruction. Comme un miroir tendu à l’appartement de Karl Lagerfeld. Je voulais absolument atteindre un niveau de précision muséale, comme lorsqu’on reproduit une chambre de l’architecte Frank Lloyd Wright au Metropolitan Museum.

L’appartement de Karl Lagerfeld reconstitué à la galerie Almine Rech de Monaco
Ce projet est-il un hommage nostalgique à Karl Lagerfeld et au groupe Memphis?
Je pense que ce serait une erreur d’interpréter cela comme de la pure nostalgie d’une époque, d’une grande figure comme Karl Lagerfeld ou d’un mouvement artistique. Mon travail s’appuie sur l’histoire de l’art et le passé, mais toujours pour aider à lire le présent et le futur. J’essaie, avec cette exposition, de m’interroger sur ce qui reste, aujourd’hui, des idéaux du groupe Memphis, qui a sans doute été l’une des dernières avant-gardes de l’histoire de l’architecture. Memphis est né comme un groupe qui voulait s’adresser au plus grand nombre et qui par conséquent souhaitait que ses pièces soient, par exemple, peu onéreuses.
Il y a une certaine ironie à célébrer Memphis à Monte-Carlo dont l’image semble être en totale contradiction avec les valeurs du groupe…
Replacer Memphis dans le contexte de Monte-Carlo, et de l’appartement d’une figure hors norme telle que Karl Lagerfeld, est justement une invitation faite au public à réfléchir à ces questions. J’avais d’ailleurs un temps envisagé de donner un titre à l’exposition qui évoque l’idée d’un clash culturel à Monte-Carlo. Ou d’une collision créative…


Le groupe Memphis, fascination et passion de Karl Lagerfeld
Quelles sont les autres caractéristiques de Memphis qui vous intéressent?
Peu de gens le savent, mais les créations Memphis formaient sans doute le design le plus libéré sexuellement du 20e siècle. Les références sexuelles sont nombreuses dans le travail d’Ettore Sottsass. J’ajouterai qu’il y avait également chez Memphis une certaine idée de la libération. Le design est hédoniste sans être fasciste. Il y est question de plaisir sans que cela ne renvoie à la notion d’exclusivité. Memphis se définissait comme un clan réuni autour de certaines idées, mais pas d’un pouvoir financier. Il faut aussi prendre en compte le contexte de la création de ce groupe. Une Italie des années 80 marquée par le terrorisme, la violence, les Brigades rouges… Memphis est apparu et a apporté ce dont tout le monde avait besoin, sans le savoir : de la joie et de la couleur. Jusqu’alors les grands maîtres du design italien comme Enzo Mari usaient d’une palette chromatique allant du noir au gris, en passant par l’usage de matériaux comme le métal et le bois…
Pour le grand public, il peut être surprenant que Karl Lagerfeld ait entièrement décoré son appartement de pièces colorées Memphis. L’homme de goût qu’il incarnait était plus connu pour son esthétique graphique, le noir et le blanc. L’exposition pose-t-elle aussi la question de la place de la couleur au sein de ce qui est considéré comme le bon goût? Une thématique qui traverse l’ensemble de votre œuvre également…
À cet égard, il est intéressant de noter que l’explosion de la couleur – trop souvent considérée comme kitsch – a été effacée de notre perception de l’Antiquité. Les sculptures romaines étaient peintes. Mais cette présence de la couleur a disparu des livres d’histoire, comme si elle n’était pas assez élégante ou sophistiquée. Memphis l’a remise sur le devant de la scène de la manière la plus explosive sans s’inquiéter du bon ou du mauvais goût.


Francesco Vezzoli : un travail entre histoire de l’art, culture populaire et star-système
La figure de Karl Lagerfeld sera-t-elle présente au sein de l’exposition?
L’exposition est définitivement une célébration de Karl Lagerfeld, un Karl Lagerfeld queer, si j’ose dire, plus coloré. Je présenterai d’ailleurs dans les espaces des portraits brodés de lui très émouvants que j’ai réalisés pour l’occasion. J’ai envie de mettre en avant un Karl Lagerfeld à l’esprit audacieux, plus excentrique : celui qui est tombé amoureux du groupe Memphis au point d’imaginer un appartement entier avec ses pièces design.
Il aurait été possible de recréer l’appartement de Karl Lagerfeld au sein d’un autre appartement, mais vous avez choisi de le faire dans une galerie d’art. Cela en dit beaucoup sur votre approche disruptive des espaces d’exposition, que ce soit les galeries ou les musées.
En effet, en entrant dans une galerie d’art, les visiteurs s’attendent à y trouver des peintures et des sculptures, mais certainement pas la reproduction à l’identique d’un appartement qui va les transporter dans une capsule temporelle. Questionner les institutions artistiques est sans doute le signe le plus distinctif de toute ma pratique. Pour moi, chaque exposition est l’occasion de m’interroger sur le système de pouvoir et de valeur à l’œuvre. Je crée en quelque sorte une nouvelle situation, un peu comme si vous veniez de glisser sur une peau de banane. Ce changement imprévisible a pour but de forcer le visiteur à penser autrement et à nouveau. Par exemple à repenser la notion de bon goût…
“Francesco Vezzoli. Karl Goes to Memphis”, exposition du 20 mars au 24 mai 2025 à la galerie Almine Rech Monaco, 20 avenue de la Costa, Monaco.

