Comment le peintre Chardin est-il devenu une star des enchères ?
26,7 millions d’euros : tel est l’impressionnant montant atteint par Le Melon entamé (1760), chef-d’œuvre de Jean Siméon Chardin adjugé par la maison Christie’s ce mercredi 12 juin. Un nouveau record mondial pour le peintre français, qui secoue le marché de l’art à peine deux ans après la vente remarquée de son Panier de fraises (1761), depuis acquis par le musée du Louvre. Décryptage du succès inédit d’un maître de la nature morte.
Par Camille Bois-Martin.
Le Melon entamé de Chardin adjugé 26,7 millions d’euros chez Christie’s
En mars 2022, une nature morte du 18e siècle bat un record historique aux enchères : le Panier de fraises du peintre français Jean Siméon Chardin (1699-1779), adjugée pour la somme de 24,3 millions d’euros par la maison de vente Artcurial.
Mais, alors que le chef-d’œuvre s’apprête à rejoindre les collections privées d’un marchand d’art new-yorkais, la présidente du musée du Louvre Laurence des Cars interpelle le ministère de la Culture afin que la toile puisse être désignée trésor national, suspendant son certificat d’exportation et lançant une course contre la montre. Trente mois seront alors nécessaires au plus grand musée parisien pour réunir la somme attendue, grâce à de nombreuses donations anonymes et privées, et enfin faire rentrer le tableau dans ses prestigieuses collections.
Mais quid, alors, de ses deux autres pendants, Le bocal d’abricots (1758) et Le Melon entamé (1760) ? Si le premier fait déjà partie depuis les années 60 des collections du musée des beaux-arts de Toronto, le second figure, depuis 1875, dans les biens de la famille Rothschild, qui décida ce printemps de s’en séparer. Cette fois-ci, la maison Christie’s fut chargée de cette vente évènement à Paris, ce mercredi 12 juin. Estimé entre 8 et 12 millions d’euros, le tableau a été finalement adjugé 26,7 millions hier soir, marquant un nouveau record du monde pour une œuvre de Chardin et pour un tableau français du 18e, tout en l’inscrivant pour l’instant comme l’œuvre la plus chère vendue en France en 2024. Mais comment expliquer un tel engouement ?
Le Melon de Chardin : un éloge à l’équilibre et à la rondeur
L’image peut de prime abord sembler banale. Sur une table, un appétissant melon coupé côtoie quelques prunes, pêches et poires disposées en désordre près d’un récipient et de deux bouteilles ouvertes. Pourtant, il est presque impossible d’en détourner le regard. Le reflet doré des fruits, leur texture rugueuse, la transparence du verre, la faïence ébréchée du pichet… L’ensemble est comme suspendu dans le temps, précédant ou suivant le début d’un repas.
“Du melon à cette délicate tranche posée dessus, en passant par la complémentarité des couleurs, de la lumière… Dans ce tableau, tout est une question d’équilibre”, considère Pierre Etienne, directeur international des tableaux anciens et vice-président de la maison Christie’s. Sur 50 petits centimètres de large par 70 de haut, Chardin compose une nature morte au sein de laquelle chaque objet et chaque éclat chromatique se répondent et happent le regard.
“Le format en lui-même est également remarquable, ajoute le spécialiste. Cette apparence ovale donne l’impression d’observer une scène intime via un trou de serrure, de voler un petit moment caché… qui n’est rien au demeurant, mais se transforme grâce à Chardin en une scène digne d’intérêt et d’être peinte.” Aussi, et surtout, les lignes courbes du tableau répondent à la forme des fruits représentés, ajoutant encore au réalisme de la scène. “Ce n’est pas un format anodin, ni même courant. C’est un choix de la part de Chardin. Cette peinture ne peut pas être rectangulaire ni carrée, car tout en son sein est rond ! C’est un éloge de la rondeur.”
Jean Siméon Chardin, le magicien de la nature morte
“Vous revoilà, grand magicien, avec vos compositions muettes !” Déjà en 1765 le philosophe Denis Diderot (1713-1784) reconnaissait le talent de son contemporain Chardin pour la nature morte. Préférant ce genre à celui de la peinture d’histoire, alors adoubé par les Académiciens de l’époque, le peintre français donne à ce sujet considéré comme mineur ses lettres de noblesse.
Dans ses œuvres, il agrège tout son univers domestique, des objets aux décors, et se différencie de ses homologues en plein siècle des Lumières, davantage intéressé par l’étude d’un panier de fraises que d’un modèle humain.
De ces scènes à priori banales, le peintre parvient à tirer des représentations captivantes qui, lorsque l’on s’attarde sur les détails, se montrent plus éloignées de la réalité qu’elles n’y paraissent. Pierre Étienne nous l’explique : “Prenons cette poire : si on l’observe, elle ne ressemble plus vraiment à une poire mais à un objet en or, avec des reflets totalement irréalistes. Même chose avec le marbre, sur lequel on peut voir des reflets bleutés, verts, roses ou oranges, alors même que le matériau est normalement opaque. Chardin choisit d’en faire un résumé chromatique de tout ce qui se passe au-dessus, au détriment de la réalité. Ce qu’il cherche à peindre, c’est l’effet”, conclut le spécialiste.
Un effet qui incite ainsi ses spectateurs à s’arrêter devant ces compositions d’apparence familières et attendues, qui se transforment comme par “magie” en représentations complexes et fascinantes. “On y retrouve finalement tous les éléments de modernité qui animeront le monde de l’art cent, voire cent cinquante ans plus tard !” À une époque où les tubes de peinture n’existent pas encore, et où chaque artiste peint en atelier, les tableaux de Chardin se rapprochent en effet déjà des natures mortes de la fin du 19e siècle…
Un artiste qui inspire Van Gogh, Monet ou encore Matisse
C’est grâce à la collection de la famille Marcille, qui possède alors une trentaine de ses toiles et les expose en France dans les années 1860, que les artistes de la modernité redécouvrent les natures mortes de Chardin.
Ainsi Vincent Van Gogh (1853-1890) le décrira-t-il à son frère comme un aussi bon peintre que Rembrandt, tandis que Claude Monet (1840-1926) et Henri Matisse (1869-1954) y puiseront les clés des compositions de leurs futures natures mortes. “Chardin évoquait la nature mouvante des choses. Une pêche n’est plus simplement une pêche : c’est un objet qui irradie de couleurs, de texture, de lumière” estime le vice-président de Christie’s. “Quand les artistes de la fin du 19e siècle se retrouveront à peindre les mêmes scènes en extérieur, ils verront en Chardin toute leur modernité. Il avait déjà trouvé les réponses aux questions qu’ils se posaient.”
Depuis sa première exposition au Salon de l’Académie de Peintures et de Sculptures de 1761, Le Melon entamé de Chardin et ses deux pendants ont irrigué de prestigieuses collections, admirés par leurs propriétaires et par les quelques chanceux qui pouvaient alors l’observer.
Acheté par le célèbre collectionneur François Martial Marcille (1790-1856) au début du 19e siècle, puis par la famille Rothschild en 1875, le tableau est exposé, au cours des dernières décennies, au gré des rétrospectives et d’expositions consacrées à l’artiste, sans jamais néanmoins rejoindre définitivement une institution ou l’un de ses deux pendants, dispersés entre Paris et Toronto. “C’est un tableau qui est fait pour les plus cimaises des plus grands musée du monde” considère alors Pierre Etienne. Reste à découvrir où son nouveau propriétaire, un collectionneur privé européen, acceptera de l’exposer…