26 avr 2022

Sonia Boyce, Simone Leigh : qui sont les grandes gagnantes de la 59e Biennale de Venise ?

Alors que la Biennale de Venise ouvrait ce samedi 23 avril au public les portes de sa 59e édition, le jury a comme à son habitude dévoilé pour cette inauguration ses nouveaux lauréats. Un palmarès historique, symbolique et engagé composé de six femmes sur sept lauréats, et marqué notamment par la remise des deux Lions d’or à deux femmes noires, les artistes Sonia Boyce et Simone Leigh, pour la première fois en 127 ans d’histoire.

Ce samedi 23 avril, la très attendue Biennale d’art de Venise ouvrait au public les portes de sa 59e édition. Reportée d’un an en raison de la pandémie, la manifestation artistique étendue dans l’ensemble de la Sérénissime offre jusqu’à la fin de l’automne l’occasion de découvrir des dizaines d’expositions, projets et installations inédites, dont son exposition principale “The Milk of Dreams” déployée entre le pavillon central et l’Arsenal, et sa cinquantaine de pavillons nationaux, traditionnellement investis par le nouveau projet d’un ou plusieurs artistes de chaque pays représenté. Au sein de ce paysage foisonnant, nourri par les œuvres plus de 200 artistes ne serait-ce qu’au sein de l’exposition principale, la Biennale a comme à son habitude récompensé le jour de son ouverture plusieurs participants et propositions par une série de prix. Et la décision rendue ce samedi est historique : pour la première fois en ses 127 ans d’histoire, deux femmes noires ont été récompensées par les prestigieux Lions d’or. La première, Sonia Boyce, pour son exposition au pavillon du Royaume-Uni et la seconde, Simone Leigh, également invitée à représenter les États-Unis dans le pavillon américain, pour sa participation à l’exposition principale.

 

 

L’odyssée vocale de Sonia Boyce au pavillon britannique

 

 

Révélée dans les années 80 dans le mouvement du Black British art, Sonia Boyce a commencé avec le dessin et le collage pour transcrire son vécu d’Afro-Caribéenne au Royaume-Uni. Étudiées à travers le prisme de l’identité, de la race et du genre, les interactions sociales sont au cœur de sa pratique, qui s’est dès les années 90 étendue à la photographie, au film et à l’installation : entre autoportraits et gros plans sur bouches ouvertes, installations assemblant des coupures de presse de femmes noires des années 50 aux années 2000, l’artiste n’a cessé d’interroger la fétichisation des corps noirs. Mais depuis des années, la voix occupe une place centrale dans son travail. Au cœur de nombre de ses installations, comme la vidéo et performance qu’elle présentait déjà en 2015 à la Biennale de Venise, celle-ci lui permet notamment d’incarner l’existence des femmes noires par le son. Une recherche que la sexagenaire poursuit avec Feeling her way, son projet pour le pavillon britannique en 2022 sous un commissariat d’Emma Ridgway. Filmées dans les célèbre studios d’enregistrement londoniens Abbey Road Studios, diffusées sur des écrans couverts de filtres colorés et accrochés sur des papiers-peints fait de patchworks d’images géométrisés, cinq chanteuses y guident la visite du bâtiment par leur instrument et les mélodies improvisées qu’elles entonnent : tantôt leurs voix frétillent, déraillent et se cassent, tantôt elles semblent couler ou caresser l’auditeur. Au milieu de cette odyssée sonore parfois harmonieuse, parfois disharmonieuse, le public découvre un mur d’archives réunissant les visages de chanteuses noires britanniques, entre jaquettes de CD, vinyles et photos de concerts, fragment d’une collection enrichie par l’artiste depuis 1999. “Sonia Boyce propose, une fois de plus, une nouvelle lecture des histoires à travers le son, commente le jury de la Biennale pour justifier son choix. En travaillant en collaboration avec d’autres femmes noires, elle déroule une abondance d’histoires tenues sous silence.”

Simone Leigh, “Brick House“ (2019). Vue de l’exposition principale de la 59e Biennale de Venise ”The Milk of Dreams” à l’Arsenal, 2022.

Les femmes noires en majesté par Simone Leigh

 

 

L’autre grande gagnante de cette 59e édition a marqué la Biennale par sa double participation à la programmation officielle. Invitée à représenter le pavillon américain cette année, Simone Leigh, 55 ans, y déploie un hommage aux travailleuses noires à travers son médium de prédilection : la sculpture. Dans l’espace du bâtiment, dont le toit a été recouvert de chaume soutenu par des pilotis en bois devant ses historiques murs en briques, l’artiste présente plusieurs nouvelles sculptures monumentales en bronze à l’effigie de femmes, tantôt transformées en sphinx, tantôt en totems surplombants, et d’autres plus petites en céramique qui rappellent des amphores. Félicitée personnellement par Joe Biden pour son travail sur la pavillon, l’artiste, très touchée, y répondra lors de son inauguration par une phrase puissante : “Mon but principal était d’effacer la notion de nationalisme”… au profit de ce qu’elle baptise une “créolisation des formes”, qui réunit l’ensemble des images, objets et symboles commun à la diaspora africaine aux quatre coins du monde. Mais c’est sa présence dans l’exposition principale de la Biennale qui lui vaut ici le deuxième Lion d’or : l’imposant Brick House, buste de femme noire en bronze de cinq mètres de haut qu’elle dévoilait en 2019 sur la Dixième Avenue de Manhattan, ouvre le parcours dans l’enceinte de l’Arsenal, encerclé par les œuvres graphiques oniriques et puisantes de la Cubaine Belkis Ayón. Agissant comme une gardienne de la Biennale, Brick House envoie, à l’instar du projet de Sonia Boyce, un message fort pour cette nouvelle édition : celui d’un renversement des regards où les regards masculins et blancs dominants cèdent la place au Black female gaze, le point de vue des femmes noires encore si minoritairement représenté dans les expositions internationales. Installée au nord de l’Arsenal dans le Giardino delle Vergini, un autre buste de femme en bronze de Simone Leigh illumine la verdure par son apprêt doré, comme une autre guide jalonnant le parcours.

Lynn Hershman Leeson, “Missing Person, Cyborg” et “Missing Child, Cyborg” (2021). Vue de l’exposition principale de la 59e Biennale de Venise ”The Milk of Dreams” à l’Arsenal, 2022. Courtesy La Biennale di Venezia. Photo : Roberto Marossi

Au-delà des deux Lions d’or, le jury de la Biennale de Venise remet comme à son habitude plusieurs autres récompenses. Le Lion d’argent, d’abord, qui revient à l’artiste libanais Ali Cherri pour sa participation à l’exposition principale au cœur de l’Arsenal : à travers un film poétique sur trois écrans, le quadragénaire mêle l’histoire réelle d’un barrage au nord du Soudan et des récits bibliques et mythologiques pour raconter la création, par les ouvriers et fabricants de ce barrage, d’un dieu fait de boue qui prendrait vie durant la nuit. Côté pavillons nationaux, deux mentions spéciales reviennent respectivement à Zineb Sedira pour le pavillon français, un projet mêlant installation, film et performance pour rendre hommage au pouvoir émancipateur du cinéma dans les années 60-70 à l’heure de l’indépendance de l’Algérie, et à Acaye Kerunen pour le pavillon ougandais, dans lequel elle présente aux côtés de Collin Sekajugo des sculptures textiles à partir de techniques et matières durables, comme le raphia. Pour les artistes participant à l’exposition principales, deux mentions spéciales ont également été remises : l’une à l’Américaine Lynn Hershman Leeson, dont les portraits et vidéos dystopiques formant de nouveaux visages ultra-réalistes à partir de l’intelligence artificielle ont séduit le jury, et l’autre à la dessinatrice inuit Shuvinai Ashoona, pour ses œuvres colorées inspirées par la culture et l’imaginaire de son peuple.

 

 

59e Biennale de Venise, du 23 avril au 27 novembre à Venise.