Matisse à la Fondation Louis Vuitton : les secrets de son célèbre Atelier rouge
C’est l’une des œuvres les plus connues et les plus énigmatiques de Matisse. Peint en 1911, son Atelier rouge déroule dans un océan cramoisi quasi abstrait les œuvres et les meubles qui peuplent son studio. Longtemps rejeté par la critique et par ses contemporains, le tableau inspirera pourtant quarante ans plus tard des générations d’artistes… Plongée dans les secrets de cette toile, au cœur d’une exposition à la Fondation Louis Vuitton jusqu’au 9 septembre 2024.
Par Camille Bois-Martin.
Dans l’obscurité du premier étage de la Fondation Louis Vuitton, à l’ombre des couleurs vibrantes d’Ellsworth Kelly exposées au rez-de-chaussée, l’institution nous ouvre les portes de l’intimité d’Henri Matisse (1869-1954). Plans de construction, lettres, photographies d’archives… L’exposition guide ses visiteurs jusqu’à la découverte d’une grande toile rouge, large de deux mètres, où l’artiste dépeint en 1911 son atelier. Il y représente onze œuvres créées au cours des treize années précédentes – et réunies pour la première fois depuis qu’elles ont quitté son atelier au début du 20e siècle –, entre tableaux, sculptures et pièces de céramiques, éparpillées ci et là sur les murs, sur une table, sur une commode…
Loin d’une simple vue de studio, L’Atelier rouge de Matisse propulse ses regardeurs dans un espace bidimensionnel quasi abstrait, où la perspective laisse place à un océan de couleur rouge qui rend à peine visibles les objets de la pièce – perceptibles seulement par quelques discrets contours ocres. Dynamitant toute notion de réalisme, l’œuvre deviendra l’une des plus célèbres du peintre français, mais aussi l’une des plus mystérieuses, tant elle occupa dans sa carrière une place singulière.
L’Atelier rouge de Matisse était à l’origine… tricolore
En 1911, Matisse vient d’emménager dans son nouvel atelier d’Issy-les-Moulineaux, quittant le quartier du Sacré-Cœur pour s’établir dans un nouveau lieu plus grand et lumineux, qu’il conçoit alors entièrement lui-même. Stimulé par ce nouvel espace, il peint de nombreuses vues de son atelier la même année (L’atelier rose, Intérieur aux aubergines, Coin atelier), représentant par la même occasion les œuvres qu’il y réalise en parallèle.
Lorsqu’il entame L’Atelier rouge cet été-là, sa palette est cependant loin d’être monochrome : le peintre recouvre le sol de rose, tandis qu’il dessine les meubles en ocre, et déploie le mur en un bleu vif strié de lignes vert émeraude… La représentation, fidèle à son studio, s’apparente ainsi à la plupart des vues de son lieu de travail qu’il imagine alors. Insatisfait, il laisse finalement de côté le tableau quelques mois, avant de s’en emparer de nouveau à l’automne pour l’engloutir de ce rouge vénitien.
Armé d’un pinceau, Matisse applique des coups énergiques sur les autres couches, recouvrant d’abord le premier plan et le mur, avant de remplir également les meubles, le cadre du Grand Nu (à gauche), les personnages de Luxe (en haut à droite) et de nombreux autres détails. Ce changement radical – et surtout irréversible – gomme ainsi toute perspective et propulse son tableau dans une dimension abstraite surprenante. Un geste disruptif, pour lequel Matisse ne semble pas avoir hésité : en témoignent les quelques poils de son pinceau collés à la peinture, que l’artiste n’a même pas pris la peine d’enlever, traces matérielles de sa spontanéité sur la toile.
Alors pourquoi avoir fait le choix audacieux du presque monochrome ? L’artiste n’avait lui-même pas la réponse, avouant à l’époque à son amie l’écrivaine hongroise Vilma Balogh : “Je l’aime bien [ce tableau], mais je ne le comprends pas tout à fait. Je ne sais pas pourquoi je l’ai peint exactement comme cela.”
Un tableau impossible à vendre
Prise à un stade avancé de la réalisation du tableau, la décision de le remplir de rouge modifie considérablement sa trajectoire. Commandée par Sergueï Chtchoukine, magnat russe du textile et fervent mécène de Matisse dans les années 1910, l’œuvre est finalement refusée par ce dernier, qui lui préfère alors ses “tableaux avec des figures”. Si le peintre de 41 ans est à l’époque une figure influente de l’art en France – où il marque les esprits avec ses célèbres tableaux La Danse II (1910) ou Luxe, Calme et Volupté (1904) –, cette toile qu’il décrit comme un “panneau rouge” tranche avec le reste de sa production. Du mobilier à peine perceptible, semblant flotter au sein de ces aplats monochromes, à l’impression de planéité, la toile ne ressemble plus vraiment à son atelier, ni à ce qu’il y produit, et reste ainsi en sa possession jusqu’en 1927, faute de trouver un acquéreur.
Dès l’année qui suit sa réalisation, toutefois, l’œuvre est présentée au sein de grandes expositions telles que la “Seconde Exposition postimpressionniste” de la Grafton Galleries à Londres (automne 1912) à la toute première édition de l’Armory Show à New York, un an plus tard. Mais ni le public ni les critiques n’apprécient l’intensité chromatique de cette toile, et lui regrettent les traits plus délicats qui ont fait le succès de l’artiste.
Quinze ans après sa première apparition publique, L’Atelier rouge est finalement acheté par David Tenant, propriétaire du célèbre club privé londonien le Gargoyle, où le tableau sera accroché jusqu’en 1941. Trônant au sein de la salle de bal couverte de miroir, l’œuvre surplombe alors les intellectuels, artistes et amateurs qui fréquentent le lieu, avant d’être confiée à la Redfern Gallery pour être mise en vente… à nouveau, sans succès.
Il faut attendre les années 40 pour que la toile rencontre finalement son public : acquise en 1945 par le directeur de la Bignou Gallery de New York, elle attire l’attention du MoMA un an plus tard, qui souhaite l’intégrer à ses collections. S’ensuit un bras de fer entre le collectionneur et le musée, qui convoque en urgence un comité afin de réunir les fonds nécessaires et parvient à l’obtenir en janvier 1949. La même année, le public du musée new-yorkais répond positivement à la palette vibrante de L’Atelier rouge, y voyant les prémisses d’une nouvelle avant-garde artistique où la couleur devient un élément plastique en soi, libérée des contraintes narratives et figuratives.
Un sujet prémonitoire dans la carrière d’Henri Matisse
Si Matisse ne l’anticipe probablement pas en 1911, ce geste presque viscéral, recouvrant l’entièreté de sa toile en rouge, pose les bases d’une peinture abstraite qui ne cessera de se développer au milieu du 20 siècle. Dans les couloirs du MoMA, les jeunes Américains Mark Rothko et Ellsworth Kelly observent ainsi ce que le maître français décrivait comme un “panneau rouge” – un nom soulignant déjà l’importance de la couleur sur le sujet représenté –, frappés par son intensité chromatique qui deviendra plus tard leur propre marque de fabrique. Ce n’est d’ailleurs qu’en 1949, lors que le musée new-yorkais acquiert le tableau, que le titre L’Atelier rouge est finalement octroyé à l’œuvre, et ouvre les pistes d’une nouvelle appréhension du travail du peintre.
Alors âgé de 80 ans, Henri Matisse s’est depuis réfugié à Vence, dans le sud de la France, où ce chef-d’œuvre semble avoir imbibé son esprit. Dépeignant un bout de sa maison où sont accrochées deux œuvres récentes, son Grand intérieur rouge (1948) semble ainsi lui faire écho par sa palette chromatique, sa quasi absence de perspective, mais aussi, et surtout, par son sujet : son atelier.
Une thématique qui continuera d’obséder le peintre lors des cinq dernières années de sa vie, alors qu’il tapisse les murs de l’hôtel Régina de morceaux de papiers découpés, transformant finalement son atelier en œuvre d’art à part entière… Et en sujet digne d’être décortiqué, à l’image de cette exposition à la Fondation Louis Vuitton, où L’Atelier rouge s’inscrit comme le point de départ d’une réflexion plus large sur la carrière et sur l’esprit novateur de Matisse.
“Matisse, L’Atelier Rouge”, exposition jusqu’au 9 septembre 2024 à la Fondation Louis Vuitton, Paris 16e.