Rencontre avec Arthur Jafa, star afro-américaine de l’art contemporain et proche collaborateur de Beyoncé et Jay-Z
Alors qu’il est mis à l’honneur à l’occasion d’une première rétrospective en France à LUMA Arles jusqu’en octobre 2022, le vidéaste, plasticien, réalisateur et directeur de la photographie, entre autres, de Spike Lee, participe également à une exposition collective du club mythique berlinois Tresor 31 qui célèbre la culture techno. Rencontre avec un artiste incontournable qui explore, dans ses œuvres, l’esthétique noire, la suprématie blanche et, plus généralement, la place des Afro-Américains dans la société.
Propos recueillis par Chloé Sarraméa.
Dans l’enceinte d’un club mythique de l’underground berlinois, un type de 50 ans gigote, en plein après-midi, un casque vissé sur la tête. Il n’y a aucun fêtard autour de lui, mais ce sont bien les réminiscences de sa jeunesse qui résonnent à 150 BPM directement dans ses tympans… Ce jour-là, il est venu au Tresor 31, la boîte de nuit créée en 1991 à Berlin-Ouest, pour revivre les folles nuits qu’il a passées il y a plus de trente ans dans cet antre d’où émanaient, tout juste après la chute du mur, des effluves de liberté. Ce flash-back tant désiré et, au vu de ses gesticulations, carrément nécessaire, est rendu possible grâce au club lui-même qui, jusqu’à la fin de l’été, organise dans les murs de l’ancienne centrale thermique du quartier de Berlin-Mitte, une exposition célébrant son anniversaire et, plus généralement, dédiée à la culture techno. Ici, tout est pensé pour plonger dans la mélancolie ceux qui ont vécu les premières heures du lieu désormais mythique… et même rendre nostalgiques ceux qui n’étaient pas nés. Parcours immersif avec des casques audio qui diffusent de la musique, vidéos d’archives qui reviennent sur la naissance du genre à Detroit à l’aube des années 90, images des premières soirées organisées dans le lieu avec des DJ devenus légendes… La célébration est à la mesure de la réputation du lieu.
Parmi les œuvres sélectionnées, l’une attire particulièrement l’attention : Apex, de l’Américain Arthur Jafa. Composée d’images projetées en effet stroboscopique au rythme du titre techno de Robert Hood Minus (1994), cette vidéo réalisée en 2013 plonge au cœur de l’histoire de la musique électronique mais également du récit afro-américain et de la black aesthetic [esthétique noire]. Tupac, Miles Davis, les Black Panthers et Mickey se mêlent à des images de massacre et donnent au film qui réécrit l’Histoire un ton solennel aussi addictif qu’insoutenable. L’occasion de s’entretenir avec l’artiste né en 1960 à Tupelo (dans l’État ségrégationniste du Mississippi) et aujourd’hui installé à Los Angeles qui, avant d’acquérir le statut d’artiste incontournable des trente dernière années, fut le directeur de la photographie de Spike Lee et réalisa des clips pour Solange, Beyoncé et Jay-Z.
“L’idée de transformer la culture noire en atout – ce qui est clairement mon cas – est une démarche qui consiste à dissoudre le pouvoir en place […]. Parce que le fait d’affirmer sans réserve sa blackness dans cet environnement anti-Noir est toujours, par nature, un geste politique..”
Numéro : Apex, votre œuvre créée en 2013 à partir d’une centaine d’images qui défilent au rythme d’une musique techno, est montrée dans les musées depuis presque dix ans. L’appréciez-vous encore ?
Arthur Jafa : [Rires.] Vraiment ? Oui, parce que c’est une œuvre fondatrice. Elle continue d’irriguer nombre de mes travaux, notamment Slowpex [une vidéo de 2022 fondée sur le même principe mais avec une cadence ralentie pour que les images soient visibles]. L’impact d’Apex dépend de la vitesse et du focus : j’ai parfaitement calibré le temps d’apparition des images pour que l’on ne puisse pas les affronter. En même temps, on est forcé de regarder… Elle est aussi en rupture avec le reste de mes travaux : présentée au public en même temps que Love Is the Message, the Message Is Death [2016], elle m’a permis d’éviter que les gens ne cherchent trop à comprendre l’une ou l’autre et ne se fixent que sur une seule approche formelle.
A-t-il été facile, au départ, de faire en sorte que l’œuvre soit montrée ?
La première fois, c’était en 2018, à la Julia Stoschek Collection de Berlin. Quand je suis allé sur place, j’ai découvert qu’elle occupait à elle seule tout le dernier étage du bâtiment. Et ce pendant onze mois. J’ai eu la chance d’avoir cette opportunité : l’ensemble du monde de l’art se rend dans la capitale allemande durant toute l’année ! L’œuvre Love Is the Message, par exemple, n’y a jamais été montrée…
Les films que vous avez réalisés, et même ceux sur lesquels vous avez travaillé, sont très difficiles à trouver sur Internet. Est-ce frustrant pour vous ?
Bien sûr, je suis frustré que certaines personnes n’aient pas accès à mon travail. La vidéo étant un art digital, il pourrait être montré davantage. Mais les raisons principales qui font que les œuvres ne circulent pas n’ont rien à voir avec Internet…
Quelles sont-elles ?
Affirmer que les Noirs ne vont pas dans les musées est une généralisation. Et ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas l’intelligence ou la sophistication culturelle pour y aller. Des millions y vont, mais ce n’est pas une habitude très établie parce que les musées n’ont en réalité rien à leur proposer. Est-ce qu’un végétarien va dans une boucherie ? Il n’a aucune raison d’y aller. Quand je pense à la circulation d’une œuvre comme Apex, je ne me demande pas combien de personnes l’ont vue mais plutôt combien ne l’ont pas vue. Le vrai problème, c’est qu’elle doit apparaître sur Internet pour qu’une certaine partie de la population y ait accès.
“Le manque de reconnaissance de la danse ou du cinéma afro traduisent de la difficulté ou l’impossibilité des Blancs à s’identifier à des hommes noirs.”
L’accès illimité aux images aujourd’hui sur Internet est-il quelque chose qui vous réjouit ?
Oui, mais je suis également ravi que la mer existe ! Disons que je ne suis pas heureux qu’on ait accès à toutes ces images, il s’agit juste d’un legs, une part de ce qu’est la vie humaine aujourd’hui.
Il paraît que certaines personnes pleurent devant Love Is the Message… L’impact de votre travail sur le public vous questionne-t-il vous-même ?
C’est surprenant… J’y ai pensé, c’est vrai. Je me suis demandé si certaines choses pouvaient devenir inconfortables, et ça m’a rendu vigilant, plus prudent. J’ai pris conscience que mon travail et mes ressources formelles pouvaient avoir un réel impact. Certaines choses peuvent être assemblées d’une façon qui excède la capacité d’une personne à avoir une distance critique par rapport à ce qu’elle regarde.
Une œuvre peut-elle être intemporelle ?
Je ne sais pas. Le problème est très complexe… Je ne pense pas que ce soit possible. Tout vieillit. La question est plutôt de savoir si une œuvre affirme toujours quelque chose lorsqu’elle commence à s’effacer.
Lors d’une interview accordée au MoMa, à l’occasion d’une exposition qui vous était consacrée, vous avez dit que votre travail consiste à rendre précieuses les choses les plus abjectes. Comment y arrive-t-on ?
Mon travail explore la suprématie blanche et l’environnement des Noirs : les personnes d’origine africaine se sont trouvées placées, à travers les siècles, dans une totale inversion des valeurs occidentales en faisant valoir des points de vue autosuffisants et auto-affirmés. C’est que ce que j’appelle un “def-asset” [“def” pour déficient, “asset” pour avantage] : vous transformez un manque en atout, et c’est vraiment fondamental. En tant qu’artiste, vous commencez à résister aux affirmations de la suprématie blanche, vous tentez même de les inverser. Et l’idée de transformer la culture noire en atout – ce qui est clairement mon cas – est une démarche qui consiste à dissoudre le pouvoir en place en mettant les gens qui se tiennent devant l’œuvre à proximité de celle-ci. Parce que le fait d’affirmer sans réserve sa blackness dans cet environnement anti-Noir est toujours, par nature, un geste politique.
Votre travail est donc autant politique qu’historique.
L’Histoire se suffit à elle-même, c’est l’une de mes signatures. Les peintres occidentaux, dès la Renaissance, ont affirmé une nouvelle façon de représenter le monde réel et l’expérience que l’on en fait en inventant le point de fuite. Ils voulaient créer de nouveaux points de vue. Pensez à la nature et au monde… L’image que l’on s’en fait n’est pas une fatalité scientifique, elle est liée à des concepts égocentriques occidentaux : beaucoup d’Européens pensent que le Soleil tourne autour de la Terre ! L’œil, le sujet, le fait d’être au centre de l’Univers en opposition à la nature… toutes ces constructions se reflètent dans l’invention du point de fuite. De fait, et même si personne ne le voyait à l’époque, La Joconde est un geste politique !
“Je pense intimement que les vinyles ont permis aux Blancs d’écouter chez eux de la musique afro sans avoir à aller dans des concerts où ils devaient partager leur espace avec des Noirs. C’est ce qui a séparé la musique des personnes qui la produisaient.”
Avez-vous le sentiment qu’aujourd’hui la société américaine tolère davantage les messages politiques des plasticiens que ceux des musiciens ?
Je ne crois pas que les gens aient quelque chose à faire des messages des artistes plasticiens. Ils ne disent rien d’ailleurs. À travers leur travail, oui, mais ils ne s’expriment pas sur la société ! Qui seraient-ils pour le faire ? En même temps, la plupart des musiciens n’ont rien à dire politiquement !
Beyoncé est considérée comme engagée politiquement.
Vraiment ?
En tout cas, certains lui attribuent des messages politiques…
Je ne veux pas parler de Beyoncé. Je l’apprécie beaucoup, j’ai travaillé avec elle et elle est très sympa. Je ne pense pas qu’elle se voie comme une artiste politique.
Concernant les “concepts égocentriques occidentaux”, certains, sur l’Ancien Continent, pensent encore que la techno a été inventée à Berlin [le genre est apparu à Detroit, aux États-Unis, au milieu des années 80]. Pourquoi selon vous ?
Aujourd’hui il y a davantage de DJ que de producteurs associés au genre, et peu d’artistes de techno partent en tournée pour jouer leurs propres titres… À chaque fois que l’on va en club, on est entouré de Blancs ! C’est fou mais c’est parce que la techno n’est pas de la pop. Quand il s’agit de musique populaire, on instaure une proximité avec le public : Beyoncé, par exemple, travaille son image, elle fait des photos promotionnelles, apparaît à la télévision, tourne des clips… Les artistes de techno ne font pas tout ça. C’est une musique qui sort souvent sur des vinyles vierges “white label” produits pour dissimuler l’identité du compositeur…
La musique afro-américaine est-elle donc devenue si populaire parce que la société et l’industrie ont occulté ceux qui la produisent ?
C’est devenu populaire parce que c’est exceptionnel et incroyable en termes de structure ! Vous savez, dans les cartoons avec lesquels j’ai grandi, Bugs Bunny et Daffy Duck, il y avait du jazz, de la musique de Noirs ! Mais personne ne l’a jamais identifiée comme telle parce qu’elle n’était jamais créditée… Idem pour les films de Fred Astaire et Ginger Rogers. La musique est un support immatériel, il est donc très facile de la séparer des corps qui l’ont produite. Je fais souvent cette remarque à des amis : “Pourquoi penses-tu que les vinyles n’ont jamais été manufacturés en blanc ?” Tout simplement parce qu’aux États-Unis les gens savaient que la musique majoritairement publiée sur les 78 RPM [principal support de diffusion de la musique enregistrée de la première moitié du XXᵉ siècle] était produite par des corps noirs. Je n’ai aucun moyen de le prouver, mais je pense intimement que les vinyles ont permis aux Blancs d’écouter chez eux de la musique afro sans avoir à aller dans des concerts où ils devaient partager leur espace avec des Noirs. C’est ce qui a séparé la musique des personnes qui la produisaient.
“À Londres, vous pouvez rencontrer des skinheads qui écoutent du ska : de la musique jamaïcaine faite par des Noirs ! Et ils ne voient aucune contradiction là-dedans.”
Pourquoi, selon vous, la musique afro-américaine est-elle devenue plus populaire que les films ou la littérature, par exemple ?
La musique, c’est de la matière. C’est pourquoi celle des Afro-Américains a été capable de migrer à travers le monde. À Londres, vous pouvez rencontrer des skinheads qui écoutent du ska : de la musique jamaïcaine faite par des Noirs ! Et ils ne voient aucune contradiction là-dedans. On identifie tout de suite le son à un corps lors d’un concert, mais pas lorsqu’on l’écoute. Le manque de reconnaissance de la danse ou du cinéma afro traduisent de la difficulté ou l’impossibilité des Blancs à s’identifier à des hommes noirs. En tant que Caucasien, dans quel espace vas-tu t’identifier dans un film où tous les acteurs sont noirs ? Tu vas devoir te mettre dans la position du sujet noir pendant deux heures. Ça rend plus difficile de maintenir une dissociation sur ce que représentent les Noirs par rapport aux Blancs… Alors que la musique permet ça. Aujourd’hui, dans le monde, il y a plus de Blancs qui consomment la musique des Noirs que de Noirs eux-mêmes, surtout aux États-Unis…
“La musique noire fascine tout le monde parce qu’elle est un message envoyé depuis la ligne de front.”
Pourquoi ?
À l’époque où les mineurs creusaient dans les puits de pétrole et qu’ils sentaient un danger lié à une fuite de gaz, ils envoyaient sous terre des oiseaux dans une cage pour voir s’ils s’empoisonnaient, et ainsi ils se protégeaient eux-mêmes. Ils plaçaient ces animaux dans la position et les espaces les plus dangereux. Dans la société contemporaine, les Noirs ont été, pendant des siècles, comme le “canari du puits de mine” du capitalisme et de l’industrialisation occidentale. Ils ont été soumis non seulement à l’obligation d’être fonctionnels, mais aussi à celle de prospérer en fonction de ce que font les autres. Et en fin de compte, nous sommes tous dans ce puits de mine, mais seuls les Noirs y sont profondément enfoncés. Donc la musique noire fascine tout le monde parce qu’elle est un message envoyé depuis la ligne de front.
Quel est, selon vous, le plus grand fléau des sociétés contemporaines ?
[Rires.] Je ne sais pas. Il y en a tellement !
Le deepfake [trucage qui, par le biais de l’intelligence artificielle, permet de fondre une image dans une autre, notamment un visage sur un corps qui ne lui appartient pas] peut-il être une technique intéressante pour l’art contemporain ?
Cela ne m’intéresse pas… Merde, toutes les peintures sont des deepfakes parce qu’elles ne représentent pas une vraie personne et sont juste composées de pigments.
Donc vous n’êtes pas intéressé par l’intelligence artificielle ?
Disons que j’y travaille.
Quelle caméra utilisez-vous quand vous tournez ?
Tout dépend du travail que je suis en train de réaliser. Je suis assez agnostique quand il s’agit de caméra et de matériel, mais je possède une Raptor chez moi.
Il paraît que Miles Davis est votre artiste favori… Lequel de ses disques préférez-vous et pourquoi ?
C’est une question complexe. Miles Davis est mon artiste préféré de tous les temps, j’en aime tellement ! Je dirais Nefertiti [1968] et Doo-Bop [1992], qui sont très différents parce que l’un est pré et l’autre post-électronique.
Quelles sont vos croyances ?
[Rires.] Je crois en Miles Davis, en ma mère, en mes enfants, en Dieu, en l’esthétique noire… en une tonne de choses.
Arthur Jafa, “Live Evil”, depuis le 14 avril à la Mécanique Générale et La Grande Halle, LUMA Arles.