Qui est vraiment Trisha Donnelly, l’artiste qui défie le monde de l’art ?
Tel un cours d’eau mouvant et insaisissable, l’art de Trisha Donnelly se construit au gré de méandres poétiques et imprévisibles. L’Américaine née en 1974 laisse si peu de traces de ses performances que l’on peut se demander si celles-ci ont réellement existé. Comme sa nouvelle exposition personnelle, présentée actuellement à la galerie Air de Paris.
Par Éric Troncy.
Juchée au sommet de la tour Eiffel, vêtue d’une armure de samouraï et munie d’un mégaphone, Trisha Donnelly annonça récemment, en japonais ancien, à minuit tapant un soir de pleine lune, tandis que vrombissait autour d’elle un essaim de lucioles phosphorescentes et qu’un orage spectaculaire déversait sur la capitale des trombes d’eau et déchirait le ciel de violents éclairs, qu’elle exposerait à partir du 26 mai à la galerie Air de Paris à Romainville. Elle le fit peut-être, ou peut-être pas, à vous de voir à défaut de savoir, car si cela se produisit, ce fut sans communiqué de presse et sans qu’aucune photographie n’ait été prise pour documenter l’événement, selon un principe désormais bien établi par l’artiste. Moyennant quoi, il est bien possible que tout cela sorte simplement de mon imagination et s’imprime à présent dans la vôtre. Du moins en ce qui concerne la partie tour Eiffel et samouraï, car le reste – en l’occurrence l’exposition à Romainville – est pour l’heure une certitude… provisoire.
La dernière fois qu’on parlait de Trisha Donnelly dans les pages de Numéro, c’était en 2016, à l’occasion de son exposition personnelle à la Kunsthalle de Bâle. Concomitamment, le Palais de Tokyo annonçait, avec pas mal d’imprudence, une exposition de la célèbre artiste américaine à venir l’année suivante. Parce que je connais la chanson, j’écrivais alors ici même que le oui donné par l’artiste à cette proposition ne signifiait nullement que l’exposition aurait lieu. Évidemment, et sans grande surprise, l’exposition n’eut jamais lieu, l’artiste s’étant finalement ravisée.
De fait, cette artiste née en 1974 à San Francisco et résidant désormais à New York, n’est pas, comme le disait Warhol à propos de lui-même, “principalement connu[e] pour sa célébrité”, mais plutôt connue pour dire non. Dans le livre qu’il publia en 2016, Tell Them I Said No, le critique d’art Martin Herbert évoque “divers artistes s’étant retirés du monde de l’art ou ayant adopté une position antagoniste vis-à-vis de ses mécanismes”, parmi lesquels Cady Noland, Laurie Parsons (qui après avoir enflammé la critique au milieu des années 80 dans le Lower East Side new-yorkais partit travailler dans un hôpital et démentit catégoriquement avoir pris part à cette chose appelée “art contemporain”) ou encore Trisha Donnelly. C’est à elle qu’il emprunte le titre de son livre. Il raconte en effet que, tandis qu’il était chargé d’écrire pour un magazine d’art sur l’exposition que cette dernière devait présenter à la Serpentine de Londres, il demanda à l’institution de bien vouloir relayer pour lui quelques questions à l’artiste. La Serpentine relaya également la réponse de l’artiste : “Tell them I said no.”
Dans ce passionnant ouvrage, Martin Herbert remarque que “désormais une grande partie du rôle de l’artiste, dans un monde de l’art massivement professionnalisé, est de se montrer, de s’autopromouvoir, d’être présent”. On aurait tort de croire qu’il fait ici allusion à la performance The Artist Is Present présentée au MoMA en 2010 par celle qui se décrit elle-même comme “la grand-mère de l’avant-garde”, alias Marina Abramovic. Il désigne plutôt la “présence”, la réceptivité attendue des artistes à toutes sortes de requêtes : commentaires sur leur propre œuvre pour les médias, exposition de soi, présence sur les réseaux sociaux, etc. Pour sa part, Trisha Donnelly est parfaitement absente de quelque réseau social que ce soit et n’accorde jamais d’interview – enfin pas depuis que, en 2010, elle accepta de raconter pour une séquence filmée comment elle trouva à Cologne un organiste capable de comprendre son intention de déconstruire et de reconstruire l’espace avec des sons. La séquence dure à peine une minute et, parce qu’elle est toujours la seule treize ans plus tard, elle semble parfaitement fausse et prend presque l’allure d’un élément sciemment ajouté à son œuvre.
Ses performances (elle les interprète seule, sans les annoncer jamais, laissant ouverte la possibilité qu’elles aient lieu sans jamais rien garantir), ses dessins sur papier petits ou grands, ses sculptures en marbre italien (blocs de pierre ponctuellement ouvragés de stries et de reliefs minutieux, tels des vestiges archéologiques remarquablement conservés), ses projections vidéo (parfois une image d’une seconde répétée en boucle) et les outrages qu’elle inflige aux espaces d’exposition (recomposés, plongés dans l’obscurité, organisant méticuleusement des rais de lumière du jour) ont deux points communs : leur pouvoir d’attraction et leur opacité. Dans une industrie qui, ayant abdiqué l’idée même d’incertitude et s’étant recroquevillée sur l’univoque, appelle des messages clairs et sans nuances, ses œuvres ne sont franchement pas littérales, elles ne sont pas la mise en forme évidente d’une intention dont elles retranscriraient le message simple. Elles participent, plus justement, d’une relation entre l’œuvre et le spectateur comprise différemment, et sans mode d’emploi, comme une “expérience” liée au temps : c’est ici et maintenant – mais c’est pour toujours.
Impossible de dire exactement ce que l’on voit dans les images, qui semblent fixes mais qui tremblent, de ses projections vidéo, notamment des trois qui furent présentées il y a trois ans chez Matthew Marks à New York. Évoquant la nature des images des derniers films de Jean-Luc Godard volontairement polluées par des aberrations numériques, elles semblent en effet avoir été compressées numériquement puis boostées lors de leur décompression, mais leur totale étrangeté s’impose au spectateur sur le mode de la fascination absolue. Comme si l’art était un langage en soi, sans connexion aucune avec notre vocabulaire et notre grammaire. Et comme si toute tentative de traduction était vouée à l’échec, voire parfaitement illusoire. Ainsi, lors de son exposition à la galerie Casey Kaplan, en mai 2010, qui eut lieu durant la Gallery Week de New York, elle répondit très aimablement à un spectateur qui lui demandait : “Pouvez-vous nous parler un peu des œuvres de cette exposition ?” en lançant sur son iPod un morceau de musique du chœur masculin Optina Pustyn de Saint-Pétersbourg, intitulé The Little Cuckoo.
Le travail de Trisha Donnelly n’est certes ni un art de la communication ni de la consommation. Son célèbre “non” s’adresse finalement à tout ce qui n’est pas l’essence même de l’art, s’inscrivant dans cette addition d’actes successifs qui en perturbent l’expérience et semblent pourtant devenus indispensables, et même désirables. Si cette fin de non-recevoir semble brutale, elle est pourtant la plus honnête expression de ce qui se joue dans son œuvre : elle aussi dit “non” à toutes sortes de conventions. Ses ambitions en feraient une œuvre strictement conceptuelle si elle n’était aussi franchement centrée sur l’émotion pure. Car, en l’absence de toute autre forme de repère pour l’appréhender, nous n’avons que cela à notre disposition. Il faut, en somme, nous en remettre à l’imaginaire de l’artiste, et lui faire une confiance totale. Elle avait indiqué très tôt qu’il en serait ainsi : l’une de ses premières œuvres, intitulée Canadian Rain, la montre exécutant des figures d’art martiaux au terme desquelles elle désigne du doigt un point sur le mur derrière elle. Lors de l’exposition inaugurale de cette œuvre, il y avait, cette fois, un communiqué de presse. Il indiquait simplement que dans cette œuvre, Trisha Donnelly “créait de la pluie au Canada”.
Un mois avant son exposition chez Air de Paris, à Romainville, Florence Bonnefous, cofondatrice et directrice, avec Edouard Merino, de la galerie, avoue sans détour ne rien savoir de ce que sera cette exposition. À cette heure, elle n’en connaît même pas le titre, aucun transport n’a été organisé, pas de liste d’œuvres, encore moins d’images, aucune idée de ce qui sera exposé. “Sans doute des pierres…”, me dit-elle en savourant elle aussi à sa plus juste valeur le caractère laconique de l’information. Elle n’est pas inquiète. Elle a commencé à travailler avec Trisha Donnelly en 2002, juste après que celle-ci eut obtenu son master en beaux-arts de l’école d’art de l’université Yale. C’est la plus ancienne galerie de l’artiste et, jusqu’à preuve du contraire, ses expositions ici ont toujours eu lieu.
Trisha Donnelly, jusqu’au 13 juillet 2023 à la galerie Air de Paris, Romainville.