Qui est l’artiste Jesse Darling, grand lauréat du Turner Prize exposé à Paris ?
Lauréat du prestigieux Turner Prize en 2023, l’artiste britannique irrévérencieux dévoilait à cette occasion une série de pièces où, derrière l’humour et le grotesque, se lisait un commentaire grinçant sur l’effondrement du Royaume-Uni post-Brexit. Un projet actuellement exposé à la galerie Sultana, à Paris, jusqu’au 1er juin.
Par Élisabeth Lebovici.
Le paysage constitue aussi une situation : l’une et l’autre ne sont guère brillantes. Nous sommes entre quatre murs, ceux de l’une des salles d’exposition de Towner Eastbourne (Sussex, Royaume-Uni). C’est là qu’ont eu lieu les présentations pour le prix Turner 2023. Des barrières de police, au corps haussé et soudé sur des tubes de métal rigides et tordus, fléchissent, ploient et tiennent cette position. Une haute échelle métallique – du genre piscine pour géants – a troué la cimaise comme pour rendre encore plus visible son arrimage forcé au mur porteur derrière. Comme une double liane, elle se courbe, elle se répand, elle traîne à terre. Des étagères d’acier plient sous de vieux classeurs d’archives chargés de béton, une canne de bois insérée, inutile, dans le métal. Une demi-colonne apparaît, de bas en haut recouverte de stuc blanc pour sa base, faite d’un cylindre de béton pour son corps et prolongée de son armature de fer.
Celle-ci sert de hampe à un morceau de treillis, disposé comme s’il voulait quand même passer pour une oriflamme – ou la grille d’un “morpion” – pendant qu’au sommet s’attache une ligne de fanions aux couleurs (du Royaume-Uni) déteintes, qui rejoint de l’autre côté un mat couvert de rubans de signalisation rouge et blanc. Cet inventaire n’est vraiment pas complet : je devrais aussi décrire la comptabilité sinistre induite par des barrettes en Scotch rouges collées sur un mur ainsi qu’en lieu et place du petit humain vert au-dessus de l’issue de secours. Je devrais raconter les jeux de mains sortant du mur, refermées sur un marteau, se grattant l’une l’autre, renversées pour attendre que l’eau coule dans cet espace immobile sans chute d’eau, ni air, ni vent confiné entre des murs couleur d’hôpital parfois salis de traces. En vue d’ensemble comme en détail, les éléments et le paysage, ainsi que l’impression de précarité qu’ils suscitent, constituent un véritable attentat à la fonction “sculpturale”. Pour le dire autrement, ils mettent la “sculpture”, comme fétiche de la production artistique et de ses institutions, en très mauvais état. Ou encore, autant franchement l’exprimer, ils interrompent le validisme des catégories artistiques. Ils dégonflent ce présupposé ambiant que la validité d’une forme, d’une construction, d’une installation tiendrait à sa réalisation complète, pleine, entière, propre.
Que l’esquisse mènerait d’une façon ou d’une autre au tableau fini. Et peut-être qu’il en est de l’art comme d’une société où le mot “valide” désigne la norme médicalisée de la bonne santé ou de la capacité à travailler, cachant l’oppression des personnes dites “invalides” ou plutôt “invalidées”, terme de l’artiste Benoît Piéron. “Valide” n’est pas loin, dans notre monde, de “valable”. Quant au terme “validité”, il garantit à la fois la conformité, la solidité, la viabilité de l’argument, son autorité en somme. Vous validez?
C’est par l’expression de “sculpture non macho” que Jesse Darling désigne une telle pratique réfutant “les idées de ‘travail acharné’, de ‘bricolage’ et de ‘geste’ qui ne sont que des variations sur des idéologies héritées problématiques, non remises en question jusqu’à présent, qui, de génération en génération, ont fourni aux ouvriers-colons de ma famille le sentiment de leur propre valeur dans le monde”. (Jesse Darling interrogé par Saelan Twerdy, en 2018.) Pourtant, et c’est à mon sens ici que s’opère le tournant fatidique : Jesse Darling le fait, non en montrant son corps vulnérable – il l’habite, il en parle, il ne le représente pas –, mais notre vulnérabilité collective, notre incapacité commune à habiter ce monde. “Une crise permanente de la vie” (JD) contamine le spectacle. L’impression de précarité est certes produite par la façon dont les choses tiennent “sculpturalement” y compris en intégrant du matériel médical (prothèses, orthèses, cannes, inhalateurs, barres d’appui, sparadrap, béquilles, garrots…) qui donne des signes de détresse et d’inadéquation. Mais il y a aussi la temporalité, ce pouls de l’installation, sa vitesse et son rythme qui entrent en ligne de compte. Ici, ceux-là sont toujours déréglés, à la fois trop hâtifs et trop lents. De même, les regards se déplacent sur les corps sans “vitesse de croisière”.
Par exemple : cette “montagne russe dysfonctionnelle” (JD) dégringolant et en suspens au musée Modern Art Oxford (No Medals No Ribbons, 2022) ou au Kunstverein Freiburg (Gravity Road, 2020). La forme en échelle d’acier, démesurément étirée, formait un rail grimpant, dévalant, tournant brutalement, maintenu par des paires de tiges renforcées par des sacs de sable, opérant comme des prothèses. On n’y trouve ni volonté de “réparation”, ni valorisation d’une esthétique du fragment ou de la ruine : “D’une part, dit Darling, on pourrait dire que j’essaie de défendre les choses et les personnes cassées, dont je fais probablement partie. Mais je me méfie également des idéologies conservatrices qui tentent de maintenir les choses entières – les héritages, les lignées, les hiérarchies. Les mousses d’archivage et d’emballage, par exemple, sont des produits polymères conçus pour conserver intactes des choses importantes, mais elles survivront à celles-ci comme aux personnes qui voulaient les protéger. Et dans ce paradoxe de la modernité pétrolière, qui est une forme de culte de la mort, il y a un trou – comme une blessure, un abcès ou une absence – que je considère comme un centre qui n’a pas pu tenir.” (JD, Modern Art Oxford, 2022.)
Lorsque Jesse Darling se produisait sur les réseaux numériques, c’était dans l’espoir, disait-il, de remplacer “l’espace de la viande” par un mode d’interaction permettant “de dire [son] mot sans que [ses] seins fassent obstacle au discours” (JD, “Arcades, Mall Rats, and Tumblr Thugs”, 2012). Cela se prolonge dans la chair des expositions. Ainsi Present! (Modern Art Oxford, 2022). Dans un coin, à côté d’un extincteur et littéralement les quatre fers en l’air, se tenait une créature de jambes et de bras en tiges, dont le corps était fait de deux sacs en plastique portant le logo “JD” du magasin d’articles de sport britannique (JD Sports Fashion Plc).
Réduite aux armatures, elle jetait ses bras de fer, revêtus de deux gants de travail, vers le ciel : un appel, une recherche de connexion, à défaut d’être entendu. Mais la conversion d’un portrait en logo, comme celle d’un corps individuel en sacs à l’effigie d’une marque, dépasse à mon sens la simple représentation de l’artiste en société.
JD le dit mieux : “On pourrait dire que c’est autobiographique, mais mon autobiographie ne parle pas que de moi.” (JD avec Amy Budd, 2022). Il s’agit en effet de penser la vulnérabilité de tout corps, humain ou non humain, non comme une disposition individuelle mais comme une condition d’existence, une réalité collective. Jesse Darling cite la philosophe Judith Butler : “Nous sommes défait·es les un·es par les autres.” Nos interdépendances, mais aussi notre relation à ce qui nous soutient, ou au manque de soutien, se vivent cependant différemment selon les rapports de pouvoir et les inégalités croissantes à l’œuvre dans des politiques publiques néolibérales au service d’une économie d’austérité globale.
Pour “Exposé·es” (Palais de Tokyo, 2023) exposition dans laquelle j’étais partie prenante, Jesse Darling disait : “J’ai su immédiatement que je voulais réaliser une œuvre à partir des rebuts et des vestiges de Felix Gonzalez-Torres. Il s’agissait en partie d’un hommage, d’une lettre d’amour et d’une tentative de ramener quelque chose à la vie. Mais aussi de forcer le débat sur ce qui mérite ou non qu’on y prête attention.” (Catalogue, p. 172.) Jesse Darling a donc prêté attention au matériel en surplus produit pour différentes expositions de Felix Gonzalez-Torres – perles colorées, ampoules électriques, emballages de bonbons, etc. – et toujours caché par la puissance invitante. Il leur a associé les déchets bureaucratiques de l’institution du Palais de Tokyo et, en nous mettant tous·tes à contribution, les a insérés ensemble dans deux grandes boîtes lumineuses (taille : miroir en pied) sans harmoniser l’ensemble. Levée du sol, exposée au mur comme un retable, cette double poubelle de choses laissées pour compte invoquait puissamment des vies excédentaires et produisait une énergie généalogique convoquant des milliers d’autres personnes, ni héros, ni victimes, ni vedettes. Juste des personnes sans nom : une coalition.
Jesse Darling, exposition jusqu’au 1er juin 2024 à la galerie Sultana, Paris 3e.
Il présentera également une exposition personnelle en juillet 2024 à la galerie Chapter NY, New York.