Corita Kent, la nonne du pop art exposée au Collège des Bernardins
À l’affiche d’une rétrospective au Collège des Bernardins jusqu’au 21 décembre, Sœur Corita Kent (1918-1986) fut une figure artistique célèbre qui marqua les années 60, à l’heure de l’émergence du pop art. À la fois religieuse et artiste, elle signa des sérigraphies diffusant ses messages optimistes, faisant de l’art la voie royale du salut de l’âme et s’imposant comme la “nonne du pop art” au destin rocambolesque.
Par Éric Troncy.
Sœur Mary Corita Kent : la nonne du pop art exposée au Collège des Bernardins
C’est un tout petit édifice, de plain-pied, situé au numéro 5518 de Franklin Avenue, à Los Angeles. Un cube de béton doté d’une porte au-dessus de laquelle trône l’enseigne “Sun Cleaners”, qui signale l’activité du pressing qu’abrite ce fruste bâtiment. Le conseil municipal de la ville de Los Angeles a décidé, l’été dernier – à l’unanimité – de classer cette modeste construction comme un monument historique de première importance.
Ce n’est pourtant pas parce qu’on y amidonne de façon remarquable les cols empesés des stars du red carpet, ni parce que le lavage à sec y est exemplaire, mais parce qu’il abrita, dans les années 60, l’atelier de la plus célèbre religieuse de l’art contemporain : sœur Mary Corita Kent. Elle fut désignée comme l’une des neuf “Women of the Year” par le Los Angeles Times en 1966 et comme l’une des “100 American Women of Accomplishment” par le Harper’s Bazaar en 1967. Elle fit aussi la une de Newsweek et, à la fin des années 60, comptait plus de 230 expositions à son actif.
La plus célèbre religieuse de l’art contemporain
Née Frances Elizabeth Kent en 1918 à Fort Dodge, dans l’Iowa, et cinquième d’une famille de six enfants, elle grandit à Hollywood où ses parents s’installent lorsqu’elle a 5 ans. Encore loin de l’effervescence glamour de l’industrie du cinéma qui, à cette époque, n’y avait pas encore pris pied, Hollywood n’était qu’un quartier sans éclat de Los Angeles. Elle suivit des études dans une école catholique pour jeunes filles, puis, à la surprise de ses amis, décida à 18 ans d’entrer dans l’ordre catholique du Cœur immaculé de Marie et prit le nom de sœur Mary Corita Kent. Un choix qui lui permit, entre autres, de poursuivre des études supérieures d’art – une opportunité qui s’offrait à peu de femmes dans les années 30.
Elle fréquenta diverses écoles (dont le Chouinard Art Institute de Los Angeles) et obtint une maîtrise d’histoire de l’art. Elle présida naturellement le département art de l’université du Cœur immaculé (détail plus exotique, sur un CV, que de décrocher une bourse du Whitney Independent Study Program) où elle enseigna les arts visuels à des étudiants qui ne mesuraient peut-être pas leur chance de profiter de son carnet d’adresses, qui comptait notamment John Cage, Alfred Hitchcock et les célèbres designers Charles et Ray Eames.
“Soyez heureux dès que vous le pouvez. Amusez-vous. Ce processus est plus simple que vous ne le croyez.”
Corita Kent
Elle rédigea une dizaine de “règles” à l’intention de ses étudiants, qui sont autant de préceptes philosophiques n’ayant rien perdu de leur bon sens : “Considérez tout comme une expérimentation.” “L’erreur n’existe pas. Il ne s’agit pas de gagner ou de perdre, seulement de faire.” “La seule règle, c’est le travail. Si vous travaillez, cela vous mènera forcément à quelque chose. Ce sont toujours ceux qui travaillent réellement qui finissent par trouver quelque chose.” “Soyez heureux dès que vous le pouvez. Amusez-vous. Ce processus est plus simple que vous ne le croyez.”
Une œuvre accessible, foncièrement démocratique
Initialement spécialiste de typographie (l’un de ses cours s’intitulait “maquette et typographie”), elle choisit par la suite de se consacrer à la sérigraphie (et de l’enseigner) voyant dans cette technique, selon ses propres termes : “Une forme très démocratique, puisqu’elle me permet de reproduire une grande quantité d’art original pour les gens qui ne peuvent pas se permettre d’acheter des œuvres onéreuses.”
Elle en organisa le commerce dans des galeries, mais aussi dans des écoles et des librairies d’église, et même par la poste, pour rendre tout cela plus simple et plus direct (aujourd’hui, la bienveillante nonne aurait probablement une boutique en ligne avec un compte PayPal). Si ses premières œuvres furent inspirées par l’art médiéval (qu’elle étudia) et l’expressionnisme abstrait (le courant artistique dominant à l’époque), sœur Mary Corita Kent fit, en 1962, une rencontre qui bouleversa ses convictions esthétiques.
Irwin Blum, le directeur de la Ferus Gallery de Los Angeles, inaugura le 9 juillet de cette année-là une curieuse exposition, la “première vraie exposition” d’Andy Warhol, présentant ses sérigraphies de Campbell Soup. Cet événement fut globalement moqué par le public, comme par ce marchand situé dans la même rue que la galerie, qui avait installé des boîtes de Campbell Soup dans sa vitrine, assorties de l’écriteau : “Vous pouvez en avoir trois vraies pour 60 cents seulement.” Sœur Mary Corita Kent, qui visita l’exposition dans son habituelle longue robe noire de nonne, prit quant à elle la chose très au sérieux et vit dans ce recours à la culture populaire – qui caractérisa l’œuvre de Warhol en particulier et le pop art en général – une formidable source d’inspiration et une philosophie artistique s’accordant avec ses convictions.
Andy Warhol, une source d’inspiration majeure
Ses propres sérigraphies mettaient en scène des logos publicitaires et des versets de la Bible, des citations de Gertrude Stein, de Rainer Maria Rilke ou d’Anaïs Nin, des paroles de chanson des Beatles, des Doors ou de Simon and Garfunkel… autant de messages positifs visant à aider les gens à “mieux utiliser toutes les ressources de leur être”.
Elle fut rapidement identifiée comme la “Nonne du Pop Art” (the “Pop Art Nun”), devenant bien malgré elle (qui ne cherchait aucunement la célébrité) une figure de Los Angeles. Ses œuvres firent rapidement partie du paysage culturel local, et nombre d’artistes qui virent ses posters révélèrent, un jour ou l’autre, l’influence qu’ils eurent sur eux : de Lari Pittman jusqu’à Mike Kelley, dont les grandes bannières de feutre coloré réalisées au début des années 90 sont des hommages très explicites à l’art de sœur Mary Corita Kent.
Des portraits de personnalités célèbres et engagées
En 1968, épuisée par les critiques de sa hiérarchie religieuse (il faut dire qu’elle ne suivait pas le parcours classique d’une nonne !), mais aussi fatiguée par l’attention fixée sur sa personne, sœur Mary Corita Kent quitta l’ordre du Cœur immaculé de Marie et partit vivre à Boston. “Mes motivations sont tout à fait personnelles et difficiles à expliquer. Cela me semble la juste chose à faire. Je crois que le temps est venu pour moi de me consacrer à autre chose.” Bien que ses œuvres aient été vendues pour des sommes modestes, elle put vivre de son art, expérimentant, pour la première fois à l’âge de 50 ans, le fait de vivre seule et de n’obéir à aucun emploi du temps imposé par l’ordre religieux.
Cette année-là, elle réalisa une série devenue célèbre, qu’elle identifia comme “a set of heroes and sheroes” (on remarque les prémices de l’écriture inclusive…), faite de portraits de personnages célèbres (Martin Luther King, Coretta Scott King, Robert F. Kennedy…) qui sont le reflet des mouvements sociaux et politiques de la décennie : désarmement nucléaire, droits civiques, assassinats politiques, guerre du Vietnam, crises humanitaires… Mais toutes ses œuvres portent en elles un puissant sentiment d’optimisme et de joie : évidemment, les regarder aujourd’hui (ou faire l’acquisition sur Internet, pour à peine 50 dollars, de l’un des 800 posters qu’elle réalisa) crée un curieux sentiment de porte-à-faux avec les stratégies actuelles de l’art perfusé au “wokisme”.
Corita Kent, une artiste activiste au destin rocambolesque
Le cancer diagnostiqué en 1974, qui finit par l’emporter en 1986 après une série de rémissions et de rechutes, n’entrava que périodiquement sa frénésie de création. En effet, elle répondit favorablement à toutes sortes de commandes. En 1985, elle signa notamment un timbre pour la poste américaine, devenu un succès sans précédent (il comporte le mot “love” et est connu sous le nom de “love stamp”). Accomplissant le rêve d’une œuvre d’art prenant part à la vie quotidienne, elle accepta aussi de concevoir un emballage pour un pain de mie populaire, et,
en 1971, elle travailla aussi pour la Boston Gas Company, habillant une citerne de gaz d’une fresque de plus de quarante mètres de haut : la plus grande “œuvre sous copyright” au monde.
Assurément, la “nonne activiste” et sa production improbable s’imposent à nous aujourd’hui à bien des égards. C’est peu dire que, avec ses messages d’optimisme et de joie, et sa conviction que l’art doit être bon marché, elle offre un contrepoint saisissant à l’époque contemporaine et à ce que nous savons de l’art actuel, sans même parler du destin rocambolesque de son auteure, ni de la philosophie qui fut la sienne, celle qui s’exprime, par exemple, dans la dixième et ultime “règle” qu’elle édicta à l’usage de ses étudiants : “Nous enfreignons toutes les règles. Y compris celles que nous nous sommes fixées. Et de quelle façon le faisons-nous ? En laissant beaucoup de place à l’incertitude.”
“Corita Kent. La révolution joyeuse”, exposition jusqu’au 21 décembre 2024 au Collège des Bernardins, Paris 5e.