Pourquoi la banane de Cattelan affole le monde de l’art contemporain
Depuis que la galerie Perrotin a dévoilé, à la foire d’Art Basel Miami, une banane scotchée au mur de son stand, le monde de l’art est en ébullition. Signée par l’artiste italien Maurizio Cattelan, cette œuvre baptisée Comedian a déjà été vendue en deux exemplaires à un prix astronomique, dévorée frauduleusement par un artiste, et possède son propre compte Instagram. Décryptage d’un phénomène qui fait couler beaucoup d’encre.
Retour sur la rocambolesque histoire de la banane la plus célèbre de l’art contemporain.
Par Matthieu Jacquet.
Retour sur la rocambolesque histoire de la banane la plus célèbre de l’art contemporain.
Mercredi 4 décembre : premier acte. À Miami, les visiteurs de la foire Art Basel découvrent sur le stand de la célèbre galerie française Perrotin une banane fixée au mur par un morceau de gros scotch argenté. Derrière cette installation loufoque : une œuvre imaginée cette année par l’artiste italien Maurizio Cattelan, qui l’intitule Comedian. En l’espace de quelques heures, celle-ci est achetée par la collectionneuse française Sarah Andelman, fondatrice du magasin Colette, pour la modique somme de 120 000 dollars. Mais aucune inquiétude : il en reste encore deux exemplaires, dont l’un est rapidement acquis par un deuxième collectionneur. Une fois la nouvelle sortie des murs de la foire américaine, il n’en faut pas plus pour que le public s’offusque, prompt à dénoncer l’absurdité et les excès financiers qui régissent le marché de l’art contemporain.
Samedi 7 décembre : deuxième acte. Alors que la foire bat son plein, l’artiste américain d’origine géorgienne David Datuna se rend sur le stand de la galerie Perrotin, retire la banane du mur et la mange sans autorisation préalable devant les yeux des visiteurs ébaubis, qui dégainent alors instantanément leurs téléphones. Escorté ensuite hors de la foire par la sécurité, Datuna revendique un geste artistique – celui d’une performance intitulée Hungry Artist qu’il ne se prive pas de relayer sur son propre Instagram. L’artiste n’est pas pour autant puni pour la galerie, qui va jusqu’à reconnaître dans cet acte l’une des conséquences de l’œuvre. Quelques minutes plus tard, la banane consommée est déjà remplacée par une autre, que la galerie avait conservée au cas où. Le buzz est en marche : curieux de découvrir cette œuvre déjà si médiatisée, le public de la foire s’amasse autour du stand et fait même la queue pour se prendre en selfie devant elle.
Dimanche 8 décembre : troisième acte. Lorsque les portes d’Art Basel Miami ouvrent pour sa dernière journée, Comedian est maintenant la grande absente du stand de la galerie Perrotin. Inquiété par la fréquentation massive et les potentiels débordements qu’elle pourrait générer, Emmanuel Perrotin annonce en effet sa décision de la retirer. À son tour, le galeriste français se filme alors lui-même en train de décrocher la banane et de la déguster devant la caméra. Sans foi ni loi, l’œuvre est donc engloutie par son marchand, qui semble métaphoriquement se délecter de la frénésie qui l’entoure.
Lundi 9 décembre : quatrième acte. En plein démontage de la foire, on apprend que le deuxième acheteur de l’œuvre prévoit d’en faire don à un musée. Souhaitant pour l’instant rester anonyme, le collectionneur profitera de cette future donation pour lever le mystère sur son identité. Un nouveau coup de théâtre sera donc peut-être à prévoir lorsque le public découvrira qui se cache derrière cette acquisition et à quel musée l’œuvre sera léguée.
Un artiste qui sait se jouer du marché
S’il reste exorbitant, le prix de cette banane scotchée n’en est pas moins révélateur de la cote – et de l’importance – de Maurizio Cattelan dans le marché d’aujourd’hui. Bien connu des amateurs d’art, l’Italien a rejoint Jeff Koons, Damien Hirst ou encore Paul McCarthy dans le panthéon des artistes les plus chers et les plus médiatisés de notre époque. Chacun à leur niveau, ceux-ci ont marqué l’entrée dans le XXIe siècle et dans une nouvelle ère de l’art contemporain par des œuvres délibérément polémiques, tout en réussissant avec brio à s’envelopper dans l’épais manteau protecteur de leur cote. On se souvient en effet du moment où Damien Hirst plongeait une tête de vache dans du formol, ou lorsqu’il installait au port d’Ilfracombe en 2012 une statue en bronze de femme enceinte dépecée. On se souvient aussi de l’arbre-plug anal gonflable érigé par Paul McCarthy lors de la FIAC en 2014, vandalisé au bout de quelques jours par des pourfendeurs anonymes de la morale. Il y a deux mois encore, Jeff Koons révélait quant à lui son Bouquet de Tulipes à quelques pas du Grand Palais, une sculpture particulièrement kitsch offerte à la ville de Paris en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015. Loin de ternir la valeur marchande de ces artistes, ces controverses participeraient plutôt à l’accroître.
Maurizio Cattelan non plus n’en est pas à son premier acte provocateur. C’est à l’orée de l’an 2000 que l’artiste gagne une notoriété internationale lorsqu’il présente une statue de cire hyperréaliste à l’effigie du pape Jean-Paul II, allongé au sol et percuté par une météorite. Depuis, les œuvres de cet Italien n’ont cessé d’aborder de front des sujets sensibles, à l’instar de sa sculpture Him (2001) qui représente un petit garçon agenouillé dans une position de punition dont le visage reprend les traits tristement reconnaissables d’Adolf Hitler. En 2011, Maurizio Cattelan annonçait à travers sa rétrospective All au Guggenheim sa retraite du monde de l’art, puis y revient finalement en 2016 pour exposer son œuvre America – des WC en or massif destinés au président tout juste élu Donald Trump… dérobés il y a quelques mois lors d’une exposition en Angleterre.
Toujours sur le fil du rasoir, l’artiste n’a jamais masqué son cynisme à l’égard du marché de l’art contemporain. Cette année, sa participation à Art Basel Miami marquait d’ailleurs son grand retour sur la foire après quinze ans d’absence. Suite à plusieurs tentatives de sculpter une banane en bronze et en résine, l’artiste décide finalement de se rendre dans un supermarché de Miami pour acheter le fruit lui-même et en faire le cœur de son œuvre, dans un geste des plus tautologiques : échappant aux enjeux de la représentation, le sujet de cette œuvre n’est donc pas distinct de ce qu’elle est matériellement. Quand au scotch argenté utilisé pour la fixer, il n’est pas sans rappeler celui que l’artiste avait déjà utilisé en 2003 pour accrocher au mur (et photographier) son propre galeriste Massimo de Carlo. Difficile, donc, de ne pas voir derrière le tapage autour de Comedian une illustration presque orchestrée par Cattelan du théâtre de l’art contemporain, aussi fascinant que controversé, dans lequel l’artiste de 59 ans maintient une position ambiguë.
Un geste provocateur à défaut d’être révolutionnaire
Mais ces “profanations” de l’œuvre par la pauvreté et la trivialité de son matériau sont loin d’être une nouveauté dans l’histoire de l’art contemporain. En 1961, l’artiste provocateur italien Piero Manzoni met littéralement en boîte ses propres excréments dans 90 boîtes de conserve qu’il étiquette, numérote et signe lui-même, composant ainsi l’œuvre explicitement intitulée Merda d’artista (Merde d’artiste). Sept ans plus tard, Giovanni Anselmo réalise sa sculpture Senzo titolo (Struttura che mangia), où deux blocs de granit sont empilés dans un équilibre précaire grâce à l’épaisseur d’une laitue qui, lorsqu’elle fane, laisse les deux blocs se détacher et se briser. Suivant l’initiative radicale d’Yves Klein qui présente une exposition intégralement vide en 1958, certains artistes vont même jusqu’à vendre ce vide à travers leurs œuvres, à l’instar du Chinois Liang Kegang qui en 2014 commercialise à Pékin un bol d’air capturé en Provence. Dans la lignée de ces différentes démarches, le statut de Comedian rejoint ainsi celui la pissotière nommée Fontaine par Marcel Duchamp en 1917– où l’objet le plus commun devient œuvre d’art par le simple fait d’être présenté au public en cette qualité. Preuve en est lorsque Sarah Andelman, première acheteuse de la fameuse banane, annonce qu’elle fera probablement encadrer son certificat d’authenticité pour l’afficher dans son bureau plutôt que l’œuvre elle-même – dont la banane devra immanquablement être remplacée régulièrement. Lorsqu’Emmanuel Perrotin confie au journal Artnet qu’“une pièce comme Comedian, si on ne la vend pas, alors elle n’est pas une œuvre d’art”, il confirme d’ailleurs lui-même cette analyse.
Suite à la clôture de la foire, Comedian a incontestablement réussi son buzz, devenant l’œuvre la plus commentée d’Art Basel Miami et certainement celle qui a le plus marqué sa 18e édition. La banane la plus controversée de l’année possède depuis son propre compte Instagram, “cattelanbanana”, où elle compte déjà plus de 8000 abonnés. Encore disponible, son troisième exemplaire est désormais estimé à 30 000 dollars de plus que l’original, qui monte donc sa valeur actuelle à minimum 150 000 dollars. De quoi agiter encore les médias généralistes et l’opinion publique, déjà peu tendre à l’égard du “cirque” de l’art contemporain, mais aussi de quoi inciter à réfléchir sur ses mutations, à l’aube de la troisième décennie du XXIe siècle.