22 fév 2021

Oda Jaune, la peintre qui pénètre et transforme les profondeurs de la chair

À l’aide d’une palette de tons reflétant les multiples nuances de la peau, l’artiste Oda Jaune tente d’approcher au plus près la vérité des êtres humains, enfantant des tableaux étranges au réalisme saisissant, dans lesquels les corps se métamorphosent pour mieux créer le trouble.

Au téléphone, la voix de l’artiste Oda Jaune surprend. Douce, et le timbre aussi aigu que celui d’un enfant, elle exprime la même tendresse que celle avec laquelle elle peint les corps, les ciels nuageux et autres aliments alléchants issus de son imaginaire fertile. De dos, une femme voit ses jambes se muer en doigts d’une main. À la surface de la toile, on ressentirait presque la texture de l’épiderme nu et la rondeur des doigts boudinés. Sur une autre peinture, un corps se replie à l’intérieur d’une membrane rosâtre, d’où émerge une excroissance semblable à un cœur atrophié. Là aussi, on croirait pouvoir toucher ces volumes visqueux tant leurs reflets sont convaincants. Dans une nature morte étonnante, enfin, c’est une viande crue qui remplace l’habituel sablier, piquée d’une mèche allumée pour devenir bougie. On pense un temps à Francis Bacon, mais la chair bleue ne se fait ici ni menaçante ni sanguinolente. Chez Oda Jaune, les corps et les objets accouchent d’eux-mêmes, sans filtre, sans gore ni pudeur.

 

 

Chez Oda Jaune, les corps et les objets accouchent d’eux-mêmes, sans filtre, sans gore ni pudeur.

 

 

Par une autre maïeutique, l’artiste de 41 ans accouche elle-même de son propre esprit à travers la peinture et la sculpture. D’ailleurs, elle n’hésite pas à identifier la création artistique à la grossesse : “C’est long et douloureux, et à la fin il faut être capable de dire : ‘Voilà ce que j’ai créé et mis au monde.’” Procréation, gestation, naissance : toutes ces étapes sont visibles dans ses œuvres dont la gamme de couleurs charnelles, composée de beiges, de jaunes, de roses, de pourpres et de blancs, corrobore ce voyage au plus près de l’anatomie. Mais l’habituelle répulsion inspirée par la crudité organique, ou l’effarement parfois provoqué par le déploiement d’une sexualité explicite laissent tous deux place à la sensualité et à la sensorialité. Nimbés d’une éclatante délicatesse, les sujets représentés traduisent, avant toute chose, la curiosité sincère et presque candide de l’artiste pour l’humain.

Oda Jaune, “Twosome” (2012) © Courtesy Templon, Paris – Brussels

Née en Bulgarie sous le nom de Michaela Danowska, Oda Jaune a traversé l’Europe à des moments clés de son parcours : à Düsseldorf, elle s’installe pour entamer ses études et y rencontre son mari, le peintre néo-expressionniste Jörg Immendorff, à qui elle doit notamment son nom d’artiste. En 2008, désormais veuve, elle déménage à Paris pour ouvrir un nouveau chapitre de sa vie. C’est dans un appartement du VIe arrondissement que la quadragénaire travaille aujourd’hui, sans assistant ni modèles, “afin de ne pas m’ôter ma propre liberté”, confie-t-elle. Pour représenter librement les corps, elle préfère en effet puiser dans son imaginaire et dans l’infinie banque d’images de Google, une oreille par-ci, une jambe et un doigt par-là. Fragmentés, les membres se mêlent ensuite pour former des êtres hybrides qui pourraient perpétuer la lignée des étranges poupées de Hans Bellmer. En désaccord avec le réel, habitée par le désir de révéler ce qui se cache dans les profondeurs, l’artiste-psychanalyste dote ses corps et ses objets invraisemblables d’un réalisme saisissant “pour que le spectateur croie à ce qu’il voit”.

 

 

“Si nos corps peuvent être enfermés, nos esprits et notre imagination ne le seront jamais.”

 

 

Pendant le premier confinement, Oda Jaune a entamé sa plus grande œuvre à ce jour : une toile de dix mètres de largeur et deux mètres de hauteur, qu’elle décrit comme “un arbre du corps humain”. Submergée par la souffrance environnante, l’artiste y a réuni tout l’espoir et l’amour qu’elle souhaite transmettre, bien qu’à ses yeux sa surface monumentale ne soit jamais suffisante. Comme elle le dit elle- même : “Si nos corps peuvent être enfermés, nos esprits et notre imagination ne le seront jamais.”

Oda Jaune, “Sans titre” (2017) © Courtesy Templon, Paris – Brussels