Migrants et architecture autoritaire : la Villa Médicis à travers les expériences de trois artistes pensionnaires
Résidence d’artistes fondée en 1666, l’Académie de Rome – Villa Médicis clôt sa saison en présentant, suivant la tradition, les projets des pensionnaires qu’elle accueille depuis près d’un an. Inaugurée le 15 juin, l’exposition collective “Etincelles / Scintille” permet de découvrir la diversité des profils et des pratiques des seize pensionnaires de l’année 2021/2022, qu’ils soient écrivains, compositeurs, cinéastes ou plasticiens. Leurs œuvres, souvent engagées, témoignent également des débats qui animent aujourd’hui nos sociétés. Focus sur cette promotion à travers les projets de trois d’entre eux : Théodora Barat, Iván Argote et Evangelia Kranioti.
Par Matthieu Jacquet.
“Nous ne sommes ni une école, ni un lieu de production, mais avant tout un lieu de recherche et de création.” Ces mots de Sam Stourdzé, directeur depuis 2020 de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis, rappellent clairement le rôle de cette institution créée à l’initiative de Louis XIV, il y a 350 ans, pour accueillir des artistes français dans la Ville éternelle et renforcer les liens politiques et culturels unissant la France et l’Italie. Le 15 juin dernier, le bâtiment séculaire dépendant du ministère de la Culture français – qui compte aujourd’hui plusieurs dizaines de mécènes tels que la Fondation Louis Roederer – inaugurait l’exposition collective des seize pensionnaires qui occupent les lieux depuis septembre. Écrivains, compositeurs, plasticiens, cinéastes ou encore historiens de l’art, ces artistes ont bénéficié pendant près d’un an du cadre de la Villa Médicis et de la capitale italienne pour y mener à bien des projets croisant leurs recherches avec le territoire. Une partie de leurs travaux a été réunie au sein de l’exposition collective “Étincelles / Scintille” sous le commissariat de Saverio Verini. À propos de cette promotion, Sam Stourdzé note que la saison 2021/2022 a été, davantage que les précédentes, l’occasion d’une remise en question de la structure fondée en 1666. L’Académie de France à Rome a en effet été créée par Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), ministre de Louis XIV qui a contribué – relayé par son fils, portant le même nom que lui – à institutionnaliser l’esclavage. (Il est en effet à l’origine de l’ordonnance royale touchant la police des îles de l’Amérique française, promulguée par Louis XIV en mars 1685, texte juridique original qui fut ensuite développé, édité et connu sous le nom de Code noir.)
Une histoire complexe que les pensionnaires de la Villa Médicis n’hésitent pas à questionner. Ils ont ainsi multiplié les échanges avec les équipes de la Villa pour demander le déplacement d’objets jugés problématiques (tapisseries coloniales, buste de Colbert) ou concernant l’accueil de leurs familles, requêtes parfois portées jusqu’au ministère de la Culture. Lui-même pensionnaire de la Villa il y a quinze ans, Sam Stourdzé formule très clairement aujourd’hui son projet pour l’institution : apporter de la mobilité dans l’immobilisme d’un lieu patrimonial dont il doit aussi assurer la préservation. “On est au milieu d’une révolution, mais nous devons être les garants d’une avancée collective”, précise l’ancien directeur des Rencontres d’Arles, soucieux d’encourager la transversalité et la diversité des projets et des profils. L’année prochaine, la Villa accueillera ainsi, dans sa nouvelle promotion de pensionnaires, la danseuse, activiste LGBTQ+ et figure majeure de la scène ballroom et voguing parisienne Lasseindra Ninja, qui envisage déjà un projet mobilisant les membres de sa communauté en Italie. Car, si l’histoire millénaire portée par la ville peut être intimidante, les pensionnaires sont nombreux à réfléchir à de nouvelles manières de se l’approprier. Tour d’horizon de la dernière promotion, à travers les projets de trois de ses pensionnaires, de la sculpture à la vidéo en passant par la peinture, la photographie et l’installation in situ.
Théodora Barat : “Mes œuvres donnent à voir une Rome vernaculaire voire autoritaire, plutôt qu’exotique.”
“Je fais des films comme une sculptrice et je réalise des sculptures comme une réalisatrice, déclare Théodora Barat. La question principale qui m’anime est : comment mettre en scène le volume, le monumentaliser par la prise de vue, le faire interagir avec son environnement et le transfigurer ?” Depuis la fin de ses études aux Beaux-Arts de Nantes puis au Fresnoy, la démarche de l’artiste française s’articule autour d’un même point d’ancrage : les incarnations de la modernité dans l’espace. Depuis quatre ans, la trentenaire poursuit notamment une thèse de recherche-création sur l’empreinte nucléaire aux États-Unis, dans laquelle elle étudie les zones contaminées par les missiles et les essais nucléaires des Américains au 20e siècle. Centraux dans sa pratique, qui mobilise aussi bien la sculpture que la vidéo et l’installation, la transformation du paysage et le rôle symbolique des bâtiments et édifices lui ont inspiré, à Rome, un projet lié aussi bien à la richesse culturelle du pays qu’à son histoire moins reluisante. Fascinée par les structures des décors du célèbre cinéaste Federico Fellini, la plasticienne est partie à la recherche, dans Rome et sa région, de paysages témoignant de l’architecture fasciste – dont le style a même été baptisé Stile Littorio – aussi bien que de les expérimentations nucléaires en Italie, pour y créer de nouvelles installations éphémères. Véritable travail de terrain, le projet de Théodora Barat l’a aussi bien conduite dans un ancien aéroport militaire très utilisé dans les années 30, devenu depuis un parc public, dans un parking ou encore en bas du pilier d’un pont. Stigmates de la politique de la première moitié du 20e siècle, ces espaces contrastent avec l’image d’Épinal de la Ville éternelle : “Je voulais proposer une vision de Rome vernaculaire, voire autoritaire, plutôt qu’exotique”, confirme l’artiste, dont le projet joue avec l’ambiguïté de ces lieux standardisés, difficiles à identifier ou à relier à l’Italie pour la plupart des individus.
Dans ces paysages dépouillés, froids et souvent dénués de charme, l’artiste a invité des éléments industriels telles de grandes tôles blanches ou des grillages qu’elle a transformés en sculptures entrant en confrontation plastique et visuelle avec leur environnement. Présentées dans l’espace séculaire de la Villa Médicis, les œuvres en volume deviennent alors le complément au film qui les met en scène dans ces lieux publics, comme une manière d’interroger le rapport même de l’institution culturelle avec le fascisme – la Villa contenant encore, par exemple, un obélisque gravée du nom de Mussolini. Avec un grand enthousiasme, Théodora Barat parle de son expérience de pensionnaire comme d’une véritable aventure qui lui a permis de développer d’autres projets : une série photographique qu’elle a réalisée dans une centrale nucléaire désaffectée, un film en super 8 tourné dans un espace ayant accueilli une exposition coloniale, ou encore un travail d’éclairage des sculptures éphémères présentées dans les jardins de la Villa, pour la Nuit des Cabanes, le 25 juin dernier. “Je suis comme une éponge et j’essaie de nourrir mes œuvres de tous les échos que j’ai eus au fil des mes pérégrinations dans la ville”, confie l’artiste, dont les divers projets proposent autant de visions nouvelles, mais bel et bien réalistes, de la Rome aujourd’hui. Des visions situées aux antipodes de la carte postale appuyant l’aura sacrée et intangible de la capitale italienne, qui conserve pourtant de nombreuses traces des événements ayant assombri son passé. Loin du pessimisme ou d’une critique univoque, la démarche de Théodora Barat cherche avant tout à élargir le champ de discussion et de perception en passant par le concret, interrogeant explicitement le riche héritage qui structure et jalonne la Ville éternelle, et notre rôle dans notre manière de l’appréhender aujourd’hui.
Iván Argote : “Déplacer des monuments est une manière d’écrire des histoires alternatives et non une volonté de détruire ou d’effacer le passé”
En juillet 2020, un étonnant obélisque s’installe dans le quartier d’affaires de La Défense, à Paris : ramolli, le corps du monument, ne s’élève pas fièrement vers le ciel comme on s’y attendrait. Terminé par une pointe dorée plantée dans le sol, il semble plutôt ramper, formant une sorte de S depuis sa base gris clair. Réalisée par Iván Argote, cette sculpture est très symptomatique de sa pratique, qui interroge l’espace public – et notamment ses monuments historiques – à travers des installations éphémères ou permanentes. Le profil de ce Colombien d’origine ne pouvait que séduire le jury de la Villa Médicis pour la promotion 2021/2022. Dès son entretien, l’artiste de 38 ans basé à Paris arrive avec le projet de s’emparer du riche patrimoine de la ville pour en faire le décor d’un film, reproduisant en miniature ses monuments emblématiques – arches, aqueducs, colisée –, tous réduits à leur forme la plus essentielle et peints dans une même teinte rose poudré. Inspiré par Cinecittà, le fameux complexe de studios de cinéma créé à Rome dans les années 30, l’artiste a mis en scène, dans cette interprétation fantasmée de la capitale à échelle réduite, des pigeons (réels) perdus, qui envahissent les lieux avec un effet de gigantisme, tels des Godzilla contemporains. Mais la démarche d’Iván Argote ne s’est pas limitée à ce projet, l’artiste ayant parallèlement préparé plusieurs interventions in situ. La première est actuellement visible dans l’exposition collective des pensionnaires : tout au long de l’escalier, l’artiste a tracé un chemin de ciment rose duquel semblent pousser quelques branches mortes : on peut y lire un texte, écrit en italien, qui interroge, de manière assez simple, la possibilité de débattre et d’échanger. “Pouvons-nous encore poser des questions ? Pouvons-nous parler ? (…) faire bouger les choses ?”, autant de questions universelles qui s’appliqueraient aussi bien aux débats du monde contemporain qu’à une relation amoureuse.
Plus rhétoriques et ouvertes que concrètes, ces interrogations découlent également de discussions entretenues par l’artiste et les autres pensionnaires avec les équipes de la Villa Médicis au fil de l’année : demandes du déplacement des tapisseries coloniales présentes dans le salon de réception, révision des conditions d’accueil des familles au sein de la Villa… autant de sujets mis sur la table qui ont occasionné de riches échanges, parfois tendus, mais dont l’artiste se réjouit aujourd’hui. “Poser des questions sur l’histoire et échanger avec les institutions fait aussi partie de mon travail. Mon expérience à la Villa Médicis m’a donc beaucoup apporté en ce sens, au-delà de ce que j’ai pu y entreprendre plastiquement.” L’artiste a aussi signé un autre gros projet sur place, qu’il a présenté à la fin du mois de juin : une installation dans laquelle il a reproduit un obélisque existant de 20 mètres de haut présent sur une place de Rome. Cette reproduction, suspendue à une grue pendant plusieurs jours, formait une œuvre faisant référence à l’histoire de la capitale italienne – connue pour contenir le plus d’obélisques au monde, provenant aussi bien d’Égypte que de l’empire romain ou de l’époque moderne. D’abord érigée sur le site de la Villa – au-dessus de la ville de Rome et de son centre historique – puis sur la place, aux côtés de sa semblable (le modèle original), la sculpture semblait en passe d’être installée de façon permanente… et tout l’intérêt résidait justement dans son flottement dans le ciel, lui offrant un statut intermédiaire, éphémère, voire performatif. Paradoxalement, tandis qu’il réalisait ces projets et son film – qui sera dévoilé en octobre, au Centre Pompidou, dans l’exposition des finalistes du prix marcel Duchamp (dont Iván Argote fait partie) –, son expérience de pensionnaire à la Villa a été, pour l’artiste, l’occasion de prendre du recul sur sa pratique. Installé dans l’atelier Ingres, espace historique propice à la peinture offrant une vue imprenable sur la ville, le plasticien coutumier de la sculpture a, en effet, pu renouer avec le pinceau en réalisant de nombreuses toiles. Une respiration bienvenue qui l’a incité à repenser l’organisation de son atelier parisien en réduisant les projets et en repensant le rythme aliénant de production dans lequel il avait eu tendance à s’emprisonner ces dernières années.
Evangelia Kranioti : “La blancheur des sculptures antiques a façonné pendant des siècles un canon de beauté qui a donné lieu à un sentiment de supériorité en Occident”
Présentée dans une salle sombre en clôture de l’exposition “Étincelles / Scintille”, la vidéo d’Evangelia Kranioti sonne comme un point d’orgue, un moment en suspens invitant au recueillement. Pendant six minutes, dix hommes et femmes noirs, tous migrants ou réfugiés africains ayant débarqué à Rome, vagabondent seuls, de nuit, dans la Ville éternelle, le regard fixant en silence la caméra. Chacun maintient, sur son épaule ou dans ses bras, une tête blanche, reproduction en plâtre du visage d’Hermès dont les sculptures peuplent la capitale italienne autant que les jardins de la Villa Médicis, pendant qu’en voix off certains de ces personnages récitent doucement des centaines de noms de rues romaines, comme l’énumération des lieux qu’ils arpentent inlassablement, jour après jour. Arrivée à la Villa Médicis en septembre, la photographe et cinéaste grecque basée entre Athènes et Paris avait déjà en tête une thématique de travail bien définie : représenter l’image de la migration en Méditerranée – sujet qu’elle avait déjà entamé en Grèce et au Liban – tout en convoquant l’histoire de l’empire romain liée à celle de son propre pays d’origine. Immédiatement frappée par la très faible présence de personnes de couleur dans le centre de la ville, Evangelia Kranioti est partie à la recherche de ces populations en transit, aux statuts intermédiaires voire illégaux, qui ont fui leur pays dans l’espoir d’une vie meilleure de l’autre côté de la mer. Ses recherches l’amènent rapidement dans la périphérie de la capitale où se concentrent ces travailleurs précaires, souvent sans logement permanent, sans papiers ou détenteurs d’un court titre de séjour. En s’impliquant pendant des semaines auprès des nombreuses associations qui leur viennent en aide, la quadragénaire apprend à les connaître et propose à certains d’incarner les personnages principaux de son film. Réalisée avec une petite équipe de tournage et un matériel de haute qualité, la vidéo révèle, malgré sa charge poétique, une réalité de la ville bien souvent poussée vers les zones limitrophes, sublimée par la diffusion en fond sonore d’un air en italien de l’opéra baroque Jules César en Égypte de Haendel, qui accentue ce sentiment d’errance et de finitude.
“Il est ici question de symboles qui manipulent des symboles, confie l’artiste, qui identifie dans son projet trois axes majeurs : l’héritage culturel occidental gréco-romain à travers les têtes d’Hermès moulées en plâtre ; la présence des migrants qui incarnent des formes d’avatars contemporains du dieu de la communication – des messagers – ; enfin, la ville de Rome, ancien empire, avec tout le poids de l’histoire qu’elle charrie (la guerre, l’esclavage) qui peut encombrer les nouvelles générations d’Italiens”. Très satisfaite de son expérience à la Villa, où elle a pu creuser un angle inédit de sa recherche au long cours, Evangelia Kranioti a également eu l’occasion d’y écrire le scénario d’un long-métrage, de fiction cette fois-ci, auquel le film présenté actuellement pourrait servir de prélude. “La Villa Médicis est un moment de mise au point et de réflexion sur sa pratique, où l’on s’arrête, où l’on repart, où l’on pousse plus loin certaines choses, poursuit l’artiste. Je vois mon expérience comme une porte qui s’ouvre, comme si une première énigme avait été déchiffrée, et ce, grâce aux clés que la ville et la Villa m’ont données. Je n’aurais pas pu créer cette équation entre messagers, migrants et histoires ailleurs : ce contexte a permis la fermentation de mes idées dans mon esprit et les a rendues possibles.” Très touchée par son expérience du tournage, Evangelia Kranioti a ressenti d’autant plus de satisfaction lorsqu’elle a pu accueillir les personnages de son film dans les murs de l’institution pour le visionner en avant-première : “un moment merveilleux” pour ces personnes qui, pour la plupart, n’avaient jamais vu leur visage à l’écran. À l’instar de ses co-pensionnaires Théodora Barat et Iván Argote, la démarche d’Evangelia Kranioti ambitionne de poser des questions sur le prestige international de la Ville éternelle, tout en cherchant par le biais de l’art à briser le plafond de verre qui détache encore les institutions séculaires de certaines réalités sociales.