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Rencontre avec Lasseindra Ninja, pionnière du voguing en France : “Les Blancs s’emparent d’un phénomène qu’ils ne connaissent pas.”
Figure de proue de la culture ballroom en France, Lasseindra Ninja a contribué en quelques années, à faire de Paris la capitale européenne du voguing, cette danse très codifiée née de l'oppression de la communauté noire LGBT aux Etats-Unis dans les années 1970. Le 24 février, elle sera au Carreau du Temple pour un ball exceptionnel – événement où les danseurs s'affrontent en équipes – qui se prolongera jusqu'à minuit. Portrait.
Propos recueillis par Laura Catz.
Numéro : Vous avez découvert le culture ballroom vers l’âge de 12 ans à Harlem. Ressentiez-vous déjà le besoin d’adhérer à ce mouvement ?
Lasseindra Ninja : J’étais avant tout très euphorique d’aller en boîte, j’y ai découvert le Vogue Fem, mais je ne pense même pas avoir compris qu'il s'agissait de danseurs transgenres…
La scène ballroom compte une multitude de danses, dont le voguing. En trois mots, qu'est-ce que cela représente pour vous ?
Essence, puissance et liberté.
C’est un mouvement très structuré, très institué. Cette hiérarchisation n’est-elle pas trop frustrante parfois ?
Tout est codifié. La hiérarchisation se fait au niveau du talent… Comme dans la vie, finalement, donc ce n’est pas dérangeant. Nous avons besoin de règles pour être cadrés, sinon ce serait l'anarchie et il n'y aurait pas de mouvement. Bien sûr, les règles évoluent, mais ce sont elles qui garantissent la longévité et le sens de la culture ballroom.
Quel est son sens aujourd'hui ?
Tant qu’il y aura du racisme et de la discrimination, ce mouvement perdurera. Le combat continue. Certes, nous sommes en 2019 donc ces problématiques sont formulées différemment mais leur nature demeure.
“Les Blancs s'emparent d'un phénomène qu’ils ne connaissent pas.”
De plus en plus de Blancs et d'hétérosexuels s’intéressent à ce mouvement. Que pensez-vous de cette démocratisation ?
Ils ne rejoignent pas la communauté, qui reste toujours aussi noire et LGBT, mais ils piquent l’idée, se l’approprient. Les Blancs s'emparent d'un phénomène qu’ils ne connaissent pas. Et puis tout dépend de ce que l'on appelle “hétéro”. Pour moi, les personnes ayant des relations avec les transgenres sont des hétéros. La société ne les considère pas comme tels car elle ne reconnait pas aux transgenres leur féminité, les cantonnant à leur passé masculin, qui n’existe plus. Or ce sont des femmes désormais. La transidentité n’a rien à voir avec l’orientation sexuelle.
On ne peut donc pas faire du voguing si on ne fait pas partie de la communauté ?
Non, car ce mouvement a une histoire et des revendications propres. Les gens s'intéressent seulement à l’aspect artistique du voguing, sans faire partie de la communauté. Et cela se voit car ils ne connaissent pas la technique, c’est mal fait, c’est n’importe quoi. C'est aussi à cause des marques qui font du pinkwashing en essayant de récupérer le mouvement, tout en occultant le plus possible les actions et les acteurs de cette communauté.
Madonna a-t-elle fait de la réappropriation ?
Madonna n'a fait que donner un espace d'expression et une visibilité aux danseurs de la scène ballroom en les intégrant dans son clip [Vogue, 1990]. Ce sont les médias qui lui ont attribué ce mot. En revanche, elle aurait pu rectifier le tir, mais elle n’a pas réagi.
Racontez-nous votre arrivée à Paris.
Je suis arrivé en 2005 pour changer d’environnement. J’ai rencontré du monde lorsque j'ai commencé à sortir dans deux ou trois clubs. D'abord aux Bains Douches, pour assister aux Brooklyn Sessions, puis à des soirées afro-caribéennes et aux soirées Black Blanc Beur du Folies Pigalle, qui se déroulaient ensuite à La Locomotive (actuelle Machine). Et puis, avec l'avènement de YouTube, tout s'est enchaîné. Mais à cette époque, il n’y avait pas encore de communautés : la France n’est pas un système communautariste.
“Aux États-Unis, les gens assument leur racisme, vous pouvez anticiper, vous savez qu’il vaut mieux éviter certains endroits ou certains comportements tandis qu’ici, on vous ment.”
C’est-à-dire ?
Oui, la France n’est pas basée sur système communautariste, contrairement aux Etats-Unis, par exemple, où tout fonctionne par communautés. Faire partie d'une communauté permet de se construire or, en France, c'est mal vu car cela signifie que l'on ne veut pas s’intégrer. La France est un pays élitiste. Aux Etats-Unis, on vous fait comprendre que vous pouvez réussir, indépendamment de vos origines tandis qu’ici, vous ne pouvez pas réussir si vous ne faites pas partie d’une certaine classe sociale, d'une sphère. C'est en cela que les gens sont davantage “limités” ici, surtout les personnes de couleur.
En quoi le racisme est-il plus fort en France ?
Aux États-Unis, les gens assument leur racisme, vous pouvez anticiper, vous savez qu'il vaut mieux éviter certains endroits ou certains comportements tandis qu’ici, on vous ment. La langue française est très hypocrite d'ailleurs, c'est une langue qui compte énormément de synonymes, avec divers degrés d'intensité. Ici, on joue sur les mots et l’on vous mène en bateau plus facilement mais le racisme est beaucoup plus implicite et vicieux. De plus, les gens se cachent souvent derrière la loi pour agir. Les gens sont d'autant plus hypocrites lorsqu'ils prétendent que les personnes racisées ne veulent pas s’intégrer alors qu'en réalité, ils encouragent cette non-intégration. Les Blancs ont peur de perdre la “culture française” alors qu’il s'agit d'une mosaïque de plusieurs cultures. D’ailleurs cette “culture française” a elle-même pris racine dans d’autres cultures, notamment lorsque la France a été “la mère” de certaines nations…
“Beaucoup ont alors pris conscience du racisme auquel ils ont été confrontés mais dont ils ne se rendaient pas compte au départ.”
Ce désir d’être en communauté se fait donc de plus en plus fort en France ?
Oui et non. Les gens se mettent en communauté sans en avoir conscience. C’est comme lorsque l’on vous dit qu’il n’y a pas de ghettos en France… Et les cités alors ? Qu’est-ce-que c’est ? La cité regroupe de fait plusieurs communautés où les gens sont parqués et l’on vous dit que c'est mal car il faut s’intégrer et être assimilé, etc. C'est une situation extrêmement hypocrite.
Est-ce cette situation qui contribué à faire de Paris la capitale européenne du voguing ?
Oui, tout simplement car il y a un besoin évident pour les gens racisés, mais surtout pour les Noirs, de se retrouver. Les stigmatisations sont encore trop présentes et reflètent justement la réalité américaine des années 50. Quand on y pense, nous somme bloqués dans cette période, mais d’une manière enjolivée. Il faut voyager pour le constater. A chaque fois que je reviens ici, je me rends compte que plein de choses ne vont pas. En France, les problèmes ne sont traités que partiellement, on rapièce au lieu de résoudre. Pourquoi ? Tout simplement parce que les gens ne veulent pas perdre leurs privilèges, que les gens au pouvoir sont surtout des vieux mais des vieux déconnectés du peuple et qui font tout pour maintenir leur classe sociale au pouvoir. Indubitablement, la ballroom fait sens et s’étend. Beaucoup ont alors pris conscience du racisme auquel ils sont confrontés mais dont ils ne se rendaient pas compte au départ.
Comment en êtes-vous arrivée là ?
Rien n’était prémédité, cela s’est fait naturellement, avec un groupe d’amis. Ils ont voulu faire quelques événements mais ils n’avaient pas les connaissances requises, alors je les ai aidés. Mais c’est surtout Mother Steffie Mizrahi qui m’a poussée à créer une scène. Au début, je n’avais pas forcément envie de le faire, j’étais jeune, autocentrée… Puis elle m'a fait comprendre qu'il fallait que je partage cette culture.
“Je ne comprends pas pourquoi l’orientation sexuelle des gens dérange, puisque ça se passe dans un lit, un espace privé, donc si vous n’y êtes pas invité, il ne vous arrivera rien.”
Quel souvenir gardez-vous des soirées “La Crème de la Crème” au Wanderlust ?
C’était des soirées qui appartiennent à la ballroom scene, des soirées qui prenaient la forme de battles mais pas des balls. C'est un bon terrain de jeu où tout le monde vient s’amuser, décompresser, etc. Malheureusement, j'ai dû en virer certains, à cause de leurs commentaires virulents.
Qu’avez-vous pensé de la prestation de Kiddy Smile à l’Élysée ?
C’était un bon coup de poing, assez fort et utile, qui a eu le mérite de révéler que les mentalités n’ont pas évoluées. A une époque où les gens ne font plus rien pour rester dans les clous, c’était plus que nécessaire… Kiddy assume et fait ce en quoi il croit, il a eu raison. Cela a montré que tous les Français avaient une part de FN en eux, d’autant plus que le débat s’est déplacé sur son homosexualité… Je ne comprends pas pourquoi l’orientation sexuelle des gens dérange, puisque ça se passe dans un lit, un espace privé, donc si vous n’y êtes pas invité, il ne vous arrivera rien. Ce qui se passe dans leur lit ne regarde qu’eux. La couleur de peau dérange toujours autant, si l’on en croit certains commentaires où l’on traite les Noirs de macaques et autres animaux…
Pensez-vous que le mouvement doit se politiser ?
Il l’est déjà. Rien que le fait d’être en communauté est politique. Pour ce qui est de la représentation politique, on a juste besoin que quelqu'un représente les membres de la communauté.
Qu’est-ce qu’il y aurait à améliorer dans le voguing, aujourd'hui ?
Il n’y a rien à améliorer car c’est un mouvement qui évolue en permanence donc l’amélioration se fait d’elle-même.
“Ce qui est drôle aujourd’hui, c’est que même l’élite blanche s’approprie le corps des femmes noires : on se fait refaire les fesses, on s’injecte du collagène dans les lèvres, du Botox pour ne plus avoir rides”
Qu’est-ce qui a changé depuis vos débuts en France ?
Les gens sont beaucoup plus fiers de leurs origines. Avant, ceux qui portaient des tenues traditionnelles et ne rentraient pas dans les standards de beauté européens étaient mal vus. Ce qui est drôle aujourd’hui, c’est que même l’élite blanche s’approprie le corps des femmes noires : on se fait refaire les fesses, on s’injecte du collagène dans les lèvres, du Botox pour ne plus avoir rides car la peau noire ne se ride que très tardivement. Donc les Blancs s’attribuent ces canons de beauté mais les Noires sont toujours autant ridiculisées, c’est affolant. En revanche, les langues se délient. Beaucoup de descendants africains comme moi n’aiment pas les Kardashian car elles modèlent leurs corps selon les standards des corps noirs alors que les femmes noires, naturellement dotées de ces formes, sont toujours mal considérées tout simplement parce qu’elles sont noires.
Avez-vous encore de l’espoir ?
Si je n’en avais pas eu, il n’y aurait pas eu de scène ballroom en France. Cela change difficilement, et très lentement. Ce que les gens ne comprennent pas, c’est que l’existence de ces espaces dédiés à un groupe de personnes est tout simplement motivée par le fait qu’elles ont besoin de se retrouver ensemble ! Ce que je trouve hypocrite dans cette société, c’est qu’il y a plein de lieux auxquels nous n’avons pas accès, où l’on nous fait comprendre que nous ne sommes pas les bienvenus… Alors pourquoi pas nous ? Mais lorsqu’on agit comme ça, les Blancs s’offusquent et cela devient problématique.
Si j’ai bien compris, c’est donc l’idée qui doit se démocratiser mais pas le mouvement.
Non, car le mouvement repose sur ce principe communautaire, c’est l’essence même de la ballroom. Même si la communauté s’est ouverte aux Blancs, ils n’ont pas la parole à certains endroits. Cela ne signifie pas qu’ils sont mal accueillis ou pas écoutés, ils doivent juste par moment rester à leur place, comme on nous dit de rester à la nôtre. Surtout en termes de création. Aujourd’hui, ceux qui créent viennent d’ailleurs.
Comment l’expliquez-vous ?
Traditionalisme, gentrification… Même au niveau des soirées, rien ne se passe. C’est pour ça que la banlieue est beaucoup plus animée aujourd’hui. D’ailleurs, les gens qui habitent Paris mais essaient de déménager en banlieue sous prétexte que c’est plus vivant sont des emmerdeurs ! À l’époque où je sortais dans le Marais, on s’éclatait. Aujourd’hui, plus rien n’y est abordable, ça tue le fun, le quartier a perdu son essence. Vous parlez un peu trop fort, on vous fait taire, les bars ouverts sont dotés de sas comme dans les sous-marins… Paris se meurt.
Où est le fun maintenant ?
C’est un secret…