3 fév 2021

“Le rapport au soin est très important dans mon travail” : dans l’atelier de Chloé Royer

Diplômée de l’Ecole des Beaux-arts de Paris, la jeune plasticienne française Chloé Royer modèle et recouvre dans des couleurs charnelles des formes organiques entre l’humain et l’animal, incitant à réfléchir au corps, au soin et à l’intime. À l’heure où la distanciation physique régit désormais nos rapports sociaux, Numéro a rencontré dans son atelier cette artiste qui place le rapport tactile au cœur de sa démarche.

Voir un artiste manipuler la matière est toujours éclairant. Qu’il coule le bronze ou taille la pierre, modèle l’argile ou la cire, déverse la peinture sur la toile ou l’y applique au millimètre près à l’aide d’un pinceau fin, le geste artistique nous en apprend en effet beaucoup sur son auteur : l’un est extrêmement minutieux, l’autre se montre plus brutal, parfois les deux à la fois; l’un cherche le contact de la main avec le matériau, tandis que l’autre lui préfère la distance de l’outil… Dans la pratique de Chloé Royer, entre la torsion et la soudure du métal, le moulage du silicone, la découpe du polystyrène et l’application, sur sa surface, d’épaisses couches de peinture, le corps est sans aucun doute entièrement mobilisé. Mais l’un des gestes de cette plasticienne française retiendra particulièrement notre attention : le bandage. Sur la plupart de ses sculptures abstraites aux formes organiques, la jeune femme se plaît en effet à appliquer délicatement des morceaux de tissus ou de silicone, à les enrouler puis les nouer. Tantôt, ces bandes aux airs de pansements les recouvrent intégralement, tantôt elles permettent de maintenir temporairement plusieurs volumes ensemble. Jamais, pour autant, elles ne seront collées : si l’on sépare les bandages, la sculpture tombe. Ses fragments sont interdépendants et leur équilibre réside dans le nœud. Ce qui s’y fait peut toujours s’y défaire.

 

“Le rapport au soin est toujours très important dans mon travail” nous explique l’artiste dans l’intimité de son atelier, en banlieue parisienne. Alors qu’elle prononce ces mots s’érigent devant nous, à taille humaine, trois grandes tiges miroitantes légèrement courbées dont la stabilité ne tient qu’au tissu gris clair qui les enserre. On les imagine faites dans un métal lourd et froid mais en les touchant, on est surpris par leur chaleur et leur légèreté : “c’est de l’acier léger, de la résine et de la mousse, chromés par un peintre carrossier”, précise-t-elle, ravie de susciter l’interrogation du visiteur. À côté, une large sculpture aux airs d’ossature repose au sol sur ses pieds, intégralement couverte de bandes légèrement colorées de rose, pourpres et jaunes. On pense trouver dessous une structure légère et fine mais Chloé Royer nous incite à s’y asseoir : on sent alors ici un acier solide et épais rembourré par des textiles et mousses expansives qui, là aussi, suscitent l’étonnement. Ce “travestissement de l’objet et de la matière” dont s’amuse la jeune femme, est inhérent à ses sculptures auxquelles le bandage attribue une inévitable dimension anthropomorphe : sous ses mains, les œuvres ainsi “momifiées” deviennent paradoxalement des êtres que l’on protège, que l’on répare, que l’on guérit et auxquels, finalement, on insuffle la vie. La plasticienne se plaît d’ailleurs à colorer ces bouts de soie et de coton à l’aide de fruits et légumes comme des avocats, dont elle fait cuire la peau avec le tissu, ou à teinter le silicone en injectant directement la peinture dans la masse. Entre le rouge violacé, le beige et le blanc légèrement teinté, les couleurs finales des œuvres évoqueront presque toujours une membrane, une peau claire ou un organe mis à nu.

“Ce que j’essaye de créer, c’est une intimité entre l’œuvre et le spectateur 

 

 

Sur les corps que peignait Chloé Royer pendant ses premières années d’études à l’École des Beaux-arts de Paris, cette palette charnelle était déjà là. Peu à peu frustrée par les limites du médium pictural, qui l’empêchaient d’entretenir un rapport plus direct avec l’œuvre, l’artiste a transposé ses couleurs fétiches au volume pendant que ses formes avoisinaient de plus en plus l’abstraction. Malgré cela, le corps humain se lit toujours en filigrane dans ces fragments hybrides où la chair semble réduite à l’essence de sa propre matérialité. Résolue à ne jamais créer d’après des modèles vivants, la plasticienne s’inspire davantage de l’anatomie animale et a même pris l’habitude, inconsciemment, de composer dans son atelier un petit autel matériel pour nourrir son imaginaire : lors de notre visite, on y trouvait entre autres une Vénus de Botticelli sur carte postale, un petit pied sculpté dans le plâtre ou encore un amoncellement de coquillages, dont les pièces de Chloé Royer semblent refléter les romantiques aspérités. “J’assume totalement la dimension sensuelle de mes pièces”, nous confie-t-elle. Leur ambiguïté également, due à leur aspect aux confins de l’humain et de l’animal que l’artiste transcende par l’appellation “créatures”. Inidentifiables et indéfinissables, ces volumes deviennent ainsi des supports libres pour parler des formes du vivant et bousculer ses frontières prédéterminées installées par le genre, l’espèce ou encore l’âge.“Le corps est un lieu de catégorisation, précise leur auteure, et la sculpture ouvre une piste fertile pour questionner ces assignations.”

Chloé Royer, “We would survive but without skin without touch” (2021). Vue 3D @ Arthur Van Peteghem

“J’ai besoin d’un rapport tactile avec les choses pour qu’elles existent en moi.”

 

 

Une fois diplômée des Beaux-arts de Paris, Chloé Royer s’installe à Berlin pendant deux ans. Là-bas, une amie l’introduit au monde de la danse qui lui était jusqu’alors étranger. Révélation et choc artistique. Dès lors la jeune femme commence encore davantage à penser ses sculptures selon leur rapport potentiel avec le spectateur, réfléchit même à travailler avec un chorégraphe et un maître shibari – art de bondage japonais – afin de leur donner une dimension performative. Si l’artiste ne souhaite pas s’y mettre elle-même en scène, elle attend des spectateurs de ses œuvres qu’ils entretiennent avec elles des rapports physiques, comme l’y invite l’assise précitée trônant au milieu de son atelier. “Ce que j’essaye de créer, c’est une intimité entre l’œuvre et le spectateur”, ajoute-t-elle. Alors depuis bientôt un an, face aux nombreuses contraintes posées par le contexte sanitaire, comment fait celle qui dit avoir “besoin d’un rapport tactile avec les choses pour qu’elles existent en [elle]” ? Pendant le premier confinement, Chloé Royer médite sur cette distanciation physique inédite en regardant du côté des morses, dont la bonne santé dépend des frottements les uns contre les autres. Pour un projet dans un parc public en Allemagne, elle imagine alors une série de sculptures à base notamment de métal, polystyrène et béton, colorées et imbriquées les unes dans les autres afin de servir de bancs pour accueillir les flâneurs. Après avoir nommé Tender skin et Ceux qu’on chérit ses récents travaux – deux titres imprégnés par l’affection charnelle de l’artiste pour ses pièces –, elle intitulera ce nouveau projet d’après une phrase écrite par Paul B. Preciado pour décrire son récent isolement physique et son expérience du Covid-19 : We would survive but without skin, without touch, c’est-à-dire “Nous survivions mais sans peau, sans contact.” Ou quand le vide créé par l’absence de contact laisse place à l’espérance poétique et poïétique d’une sociabilité tactile retrouvée – du moins irréversiblement éclairée.

 

 

Le projet We would survive but without skin, without touch sera dévoilé au printemps à Geldern Walbeck en Allemagne.


Chloé Royer présentera également une exposition personnelle en avril dans l’artist run space Karl Marx Studio, Paris.