Le jour où Björk s’est transformée en baleine
En 2005, Matthew Barney joue avec les notions de liberté et de contrainte dans “Drawing Restraint 9” et transforme ses personnages en baleines. À l’époque, Björk, alors compagne à la ville comme à l’écran de l’artiste américain, raconte à Numéro son rôle dans cette œuvre étonnante.
Par Don Duncan.
Février 2006. Björk semble heureuse et détendue. Elle s’est récemment octroyé des vacances pendant lesquelles, raconte-t-elle avec jubilation, elle a appris à manœuvrer des bateaux en Islande. Elle souhaite désormais vendre son domicile new-yorkais, celui qu’elle partage avec son compagnon de l’époque : l’artiste contemporain Matthew Barney. Ils veulent acquérir un bateau sur lequel, espère-t-elle, ils vivraient et installeraient un studio d’enregistrement. On se demande si sa passion pour l’univers nautique découle de la préparation de Drawing Restraint 9, le nouveau film-installation de Matthew Barney, dont le tournage s’est déroulé à bord d’un baleinier dans la baie de Nagasaki, au Japon.
Le projet est le neuvième d’une série : adolescent à Boise, Idaho, Barney avait déjà créé huit Drawing Restraint. Dans certaines de ses installations, mises en scène dans une galerie locale, l’artiste s’attachait et se mettait à dessiner sur le mur sous la contrainte physique de la corde. Sa dernière œuvre poursuit cette mécanique fondamentale des forces en jeu. Selon Barney, la créativité ne peut exister qu’à la faveur d’une contrainte exercée d’une manière ou d’une autre sur sa puissance – un principe exprimé dans son logo : une forme ovale divisée en deux par une barre horizontale, qui ponctue son fameux Cremaster Cycle. Dans Drawing Restraint 9, cette idée est exprimée à la fois par le logo et par une énorme sculpture en vaseline, embarquée sur le baleinier japonais. Matthew barney y aborde une multitude de thèmes, dont les relations américano- japonaises depuis la Seconde Guerre mondiale, la pêche à la baleine, l’énergie pétrolière, l’impérialisme américain, l’évolution, la puissance créatrice et la contrainte artistique. Le fil conducteur du film est intermittent, absurde et original – comme à son habitude –, tiraillé par de nombreuses autres tentations narratives, certaines développées, d’autres interrompues, abandonnées ou simplement mort-nées. “Comme il n’aime pas la narration, explique Björk, Matthew travaille autour d’un noyau. Ses films ressemblent à des sculptures.”
Drawing Restraint 9 démarre dans une raffinerie de pétrole japonaise, où un camion-citerne rempli de vaseline chaude quitte en grande pompe l’enceinte de l’usine pour rejoindre le port local : des bœufs, des chevaux, des cerfs, des sangliers et des centaines d’habitants l’accompagnent vers le gigantesque baleinier. La vaseline chaude est alors déversée dans un immense moule ouvert, installé sur le pont. Le navire lève l’ancre et se dirige vers l’Antarctique et, peu à peu, la masse de vaseline refroidit, formant une sculpture grâce au moule. L’arrivée à bord de deux “Invités” occidentaux (Barney et Björk) marque un tournant dans l’histoire, tandis que la sculpture est démoulée (la résistance supprimée) et qu’elle s’effondre. Elle est alors découpée et jetée dans la machinerie du navire ; la vaseline fondue provoque une inondation dans la cabine où les “Invités” opèrent un rapprochement des sens. Progressivement submergé par une vaseline liquide à la symbolique amniotique, le couple se livre à un rituel d’amputation réciproque des membres inférieurs, révélant la formation de nageoires et queues de baleine. Leur métamorphose achevée, ils rejoignent l’océan et filent vers l’Antarctique.
A l’exception d’une unique scène dialoguée, les préoccupations et thèmes du projet sont évoqués au travers d’éléments comme la bande originale composée par Björk. A l’image du rôle qu’elle interprète dans le film, Björk a également joué les invitées occidentales dans la musique traditionnelle japonaise, s’appuyant sur ses instruments et ses genres. Au moment de la sortie de l’œuvre, Björk s’entretenait avec Numéro et évoquait l’approche artistique de Matthew Barney.
Numéro : Que représente ce film à vos yeux ?
Björk : Tout d’abord, j’aimerais dire que je ne suis pas critique d’art. Je ferais un terrible critique. Evidemment, je comprends le film à mon humble manière qui est, je le répète, d’ordre émotionnel. Matthew fait apparaître dans tous ses travaux un symbole comme ça [elle mime un ovale vertical] avec une ligne qui le traverse. Dans ce projet, il est particulièrement question de créativité et de contrainte, autrement dit de discipline… de la proportion de discipline que vous devez vous imposer dans le but d’être créatif. Je suis le genre de personne qui croit à la liberté. Et Matthew croit à la résistance. Il affirme que si vous vous disciplinez, vous serez libre, et moi je dis : “Ah non !” Bien sûr, nous avons tous les deux raison, ce n’est pas comme si l’un était dans le vrai et l’autre dans le faux : il s’agit juste de deux façons d’approcher la même chose.
Dans Drawing Restraint 9, votre personnage et celui de Matthew subissent une métamorphose physique spectaculaire où vous devenez des baleines. J’imagine que la transformation représente un élément essentiel dans la créativité…
Il y a une scène d’orage qui est probablement le moment le plus intense du film. Pour l’accompagner, j’ai demandé à un chanteur japonais de nô d’interpréter un poème que Matthew a écrit et qui dure dix minutes. Dans la tradition théâtrale du nô, il y a toujours un épisode chamanique, un moment où les personnages invoquent les esprits de l’autre monde, et une sorte de transformation a lieu. L’orage préfigure donc le chaos à venir. On quitte la réalité terre à terre pour l’étape suivante, la métamorphose. Et pour préparer le vrai changement physique, lorsque nous commençons à devenir des baleines, l’orage, le tonnerre et les éclairs sont nécessaires.
Ne pensez-vous pas que les notions de “liberté” et de “contrainte” ont pris un nouveau sens depuis le 11 septembre ?
On pourrait même dire que cette guerre, les Etats-Unis et le fait que nous vivions à New York, sont des paramètres omniprésents du film. Ces choses m’interpellent et Matthew a dû écouter mon point de vue, ce qui n’est pas évident : une Européenne disant aux Américains qu’ils sèment la discorde, ce n’est pas facile. Le propos du film réside peut-être là : la divergence d’opinion, le point de vue du reste du monde contre la vision américaine du monde.
Croyez-vous que le rôle de l’artiste américain a lui aussi évolué, dans ce nouvel ordre des choses ?
Je compatis avec les artistes américains : ils sont toujours associés et obligés de répondre, qu’ils le veuillent ou non, aux bombes nucléaires et à la faim dans le monde. Moi, je ne le suis pas. En Islande, nous n’avons même pas d’armée, notre politique internationale s’en trouve donc simplifiée. La pire chose que je puisse faire, c’est être un lutin d’Islande !
Comment définiriez-vous l’approche artistique de Matthew ?
Ses travaux ne se résument jamais à une narration, mais plutôt à cinquante narrations entremêlées. Voilà pourquoi chacun peut y percevoir une histoire différente. Matthew est très “sous-marin”, tout en subconscience : dans la plupart des cas, il n’a pas clairement conscience des choses – je suis très ouverte aux émotions, du coup, je sais plus ou moins pourquoi j’accomplis certaines choses.
Etre un couple a dû énormément influencer votre collaboration sur ce film.
Une des raisons pour lesquelles j’ai dit oui à cette aventure, c’était parce que je savais que beaucoup de “graines” avaient été plantées ces cinq dernières années [avec Matthew] et que “les germes” m’attendaient. De nombreux éléments de Drawing Restraint 9 ont commencé à se développer il y a longtemps. Ce qui explique en partie pourquoi j’ai pu y participer. Par exemple, je vis au bord de l’océan en Islande, et je vois tous ces bateaux de ma fenêtre. Matthew savait que je voulais écrire une espèce de “symphonie pour bateaux” ou une mini-symphonie d’une dizaine de minutes. Une graine était donc déjà plantée sur ce terreau-là ; puis un jour, il est venu me parler de bateaux de pêche, de navires, et j’ai plongé. Ce n’est pas comme si j’avais eu une illumination ce jour-là, ça remontait à plusieurs années.