L’ascension fulgurante de Ser Serpas : une artiste hors normes lauréate du prix Reiffers Art Initiatives
L’artiste américaine installée à Paris a connu une trajectoire fulgurante.Et son exposition actuelle à l’Acacias Art Center à Paris qui lui vaut d’être lauréate du prix Reiffers Art Initiatives pour la jeune création et la diversité culturelle ne fait que confirmer son talent de poète visuelle. Tout comme son très remarqué show ce printemps au Swiss Institute de New York. Connue pour ses sculptures réalisées à partir de rebuts trouvés dans la rue, elle y présentait également ses puissantes peintures de corps. Chez elle, objets et éléments de la toile forment autant de mots qu’elle assemble en poèmes d’une intensité folle. Ses œuvres qui convoquent l’urgence, le désir et la contrainte seront présentées à la Bourse de commerce à la rentrée.
En 2017, le Moma PS1 accueillait une performance de Ser Serpas alors que l’artiste terminait encore ses études à l’université de Columbia. Connue aujourd’hui pour ses assemblages sculpturaux à l’élasticité périlleuse qu’elle réalise à partir de contorsions d’objets de rebut trouvés dans la rue, Ser Serpas avait été agacée à l’époque par un conseil venant de ses enseignants encadrant son mémoire et ses camarades de promo. Recommandation récurrente par la suite et qui était la suivante : l’artiste devrait apparaître dans sa performance. Toute l’institution semblait en effet s’être donné le mot pour lui suggérer la même chose, avec une troublante unanimité, comme elle l’expliquera dans le communiqué de presse de son exposition à la galerie genevoise Truth and Consequences où elle présentait en 2019, dans une pièce plongée dans le noir, les vestiges matériels de la performance de PS1 – un travail déjà caractérisé par un cinétisme impérieux. Selon ses maîtres et condisciples, elle ne rendait pas service à son œuvre en empêchant les visiteurs d’accéder au tumulte matériel qui marquait son entrée dans le monde de la forme. Toutes et tous auraient voulu qu’elle apparaisse dans son travail, qu’elle rende plus disponible aux regards ce corps qui faisait basculer des appareils électroménagers dans des meubles à moitié détruits, hissait des étagères par-dessus des sièges auto de bébés, et faisait entrer à coups de poing des matelas par la porte défoncée d’un casier de vestiaires de sport. Bien entendu, Ser Serpas – dont le principal (si ce n’est l’unique) et fidèle engagement en tant qu’artiste est d’affirmer son opposition – avait fait tout le contraire.
Cet automne aura lieu la première exposition personnelle de Serpas dans une institution française. Elle s’ouvrira en septembre à la Bourse de commerce, et l’artiste y présentera des sculptures produites par des performeurs sur la base de ses instructions écrites. Ce sera la première fois depuis 2017 qu’elle fait effectuer par d’autres les manipulations de ces “objets trouvés”, auxquelles elle se livre habituellement elle-même. Mais cette fois-ci, elle a rendu leur tâche plus ardue, avec des objets beaucoup plus volumineux, comme ceux qui composent souvent ses propres sculptures. Aussi, les résultats de cette expérimentation de dislocation des processus et de démembrement créatif seraient recouverts, pour être présentés dans l’institution parisienne, par de grands pans de tissu. En noyant ainsi ses sculptures sous les drapés, Serpas retarde l’entrée en scène du regardeur : les tentures créent un blocage, un ajournement ou une interruption de notre regard. Leur rôle est à la fois d’atténuer et de rendre plus ambiguë la perception de l’œuvre, dont les contours sont dissimulés sous le drapé. Jusqu’ici, Serpas n’avait autorisé qu’une seule fois l’exposition d’une matière n’ayant pas été modifiée par elle seule : c’était en 2020 pour la biennale Made in L.A. organisée par le Hammer Museum et intitulée A Version, sous le commissariat de Lauren Mackler et Myriam Ben Salah, avec la collaboration de Ikechukwu Onyewuenyi. C’était au plus fort de la pandémie et, à cause des restrictions, l’artiste (qui vivait en Suisse à l’époque), n’avait pas pu voyager pour installer son œuvre. En préparation, elle avait demandé au musée de rassembler les matériaux pour sa réalisation, de les disposer selon une grille conçue comme un glossaire. Les débris collectés tout autour du lieu d’exposition attendaient l’arrivée de Serpas. Mais elle n’est jamais venue. Comme nous tous à cette période, elle n’avait pu se déplacer. Mais Serpas, peut-être moins encline que la plupart des gens à renoncer à son autonomie, s’est dit que la seule façon de conserver sa liberté d’artiste était de documenter la façon dont celle-ci avait été contrainte et décidée par d’autres.
Baignoires, jacuzzis, tabourets renversés et chaises désossées qu’elle entremêle pour former des tours ou une statuaire au ras du sol ont valu aux œuvres de Serpas d’être régulièrement comparées aux boulons, aux écrous, aux roues de bicyclettes ou aux moulins à café récalcitrants de Marcel Duchamp. Le parallèle n’est pas dépourvu de pertinence, mais il est souvent dévoyé, lorsqu’on fait passer certaines similitudes visuelles avant les affinités stratégiques. Il y a plus d’un siècle, Guillaume Apollinaire écrivait, à propos de son ami : “Il sera peut-être réservé à un artiste aussi dégagé de préoccupations esthétiques, aussi préoccupé d’énergie que Marcel Duchamp, de réconcilier l’Art et le Peuple.” Serpas, pour sa part, ne semble en aucun cas se désintéresser du visuel des choses : elle s’inquiète du détachement esthétique bien plus qu’elle ne se détache de la préoccupation esthétique, insistant au contraire pour que l’on s’adonne aux plaisirs interdits de la couleur, de la texture et de la forme. Produisant des œuvres dont la vivacité et l’étrangeté sont à l’image de celles des gens, Serpas, en déesse impétueuse, n’ignore pas que la création est au moins à moitié affaire de destruction. Dans l’ouvrage consacré à Duchamp (1999), les historiens de l’art Dawn Ades, Neil Cox et David Hopkins expliquent que l’artiste “posait des questions fondamentales à la fois sur la survie et sur la définition de l’art au 20e siècle. D’abord pour se demander, dans une perspective très darwinienne… si l’art est un phénomène essentiel et intemporel et [si tel est le cas] sous quelles formes nouvelles il pourrait être amené à survivre dans le monde moderne”. Selon les auteurs, ce que ses détracteurs ont jadis taxé de “mauvaise foi” et d’iconoclasme “renégat”, dénonçant comme des symptômes “punks” et rejetant l’ego apparemment surdimensionné de l’artiste, son autosatisfaction et sa suffisance, tout cela était en réalité motivé chez Duchamp par une brutale et insatiable curiosité. Cette attitude, Serpas la partage.
En théâtralisant sa propre originalité, elle provoque chez le regardeur l’insidieux soupçon que nous pourrions avoir accepté notre propre ennui avec un peu trop d’enthousiaste lâcheté. Avec des sculptures et des toiles dont l’austérité absurde, presque comique, atteste de son indifférence, de sa bravade et de son audace, Serpas nous redonne le secret espoir que nous sommes ou, du moins, que nous pourrions être, des personnes spéciales. Elle nous incite à faire fi des conventions, à enfreindre les règles. Bien entendu, une tâche aussi difficile et monumentale implique un certain narcissisme, mais celui de Serpas est généreux et expansif. Dans ses interviews, elle se demande souvent tout haut jusqu’à quel point son travail est motivé par un désir de berner le monde de l’art ; mais, comme pour Duchamp, dont l’héritage a été aussi troublant et transformateur pour les artistes qu’il l’a été pour les escrocs, même si Serpas se joue de nous, à chacun de ses tours elle offre à celles et ceux qui auront la chance ou la malchance de faire de l’art après elle une multitude de possibilités nouvelles. Comme l’a dit un jour l’extraordinaire artiste Beatrice Wood, en défense du plus célèbre canular de Duchamp, son urinoir signé R. Mutt, “les seules œuvres d’art que l’Amérique ait laissées sont sa plomberie et ses ponts”. La remarque de Wood, même si elle peut être entendue ainsi, n’est pas uniquement un affront fait au travail des artistes américains. Elle est aussi un plaidoyer pour la souplesse intellectuelle : une permission que Duchamp nous accorde, par l’intermédiaire de Wood, de reconnaître l’incroyable menace que la modernité fait peser sur l’art et, une injonction – quelque ténue, éparpillée, usée que puisse être la vie – à continuer d’y traquer sans relâche les instants où l’art pourrait ressurgir. Si un urinoir – ou un pont – peut être amené à retenir quelques lambeaux de l’activité et de la singularité qui ont été évacuées de l’esprit et de l’âme humaine, pourquoi ne pas en tirer les leçons ? Cela me rappelle une phrase du poète Christian Mack : “La plupart des gens n’ont pas de profondeur, juste de la plomberie.” Insatiable et sans compromis, Serpas exige l’un et l’autre.
Ser Serpas est représentée par la galerie Balice Hertling à Paris et la galerie Karma International à Zurich.
Elle fait partie des cinq artistes présentées dans l’exposition collective de Reiffers Art Initiatives “Infiltrées. 5 manières d’habiter le monde”, jusqu’au 16 juin 2023 à l’Acacias Art Center, Paris 17e.
À PS1, elle avait recruté et placé parmi le public des intervenants à qui elle avait confié la tâche de créer des petites sculptures à partir des déchets qu’elle leur avait fournis. Les performeurs devaient s’appuyer sur une liste détaillée d’instructions dont elle avait écrit à leur intention toute la partition. Les images vidéo de leurs faits et gestes étaient projetées en direct sur l’intérieur du dôme accueillant l’exposition, plongeant ainsi l’espace dans “l’action” et la “violence” effectuées par d’autres que Serpas elle-même, tandis qu’elle observait la scène depuis un lieu où elle demeurait invisible. Le geste était simple et rageur, typique en cela des méthodes d’engagement privilégiées par l’artiste. Dans le texte qui accompagnait l’exposition à la galerie Truth and Consequences, où ces sculptures étaient à nouveau présentées, elle s’exprime à propos de ce fâcheux conseil, encore fréquent aujourd’hui, qui l’avait poussée justement à vouloir disparaître de son travail. “On me vidait de ma substance, et j’étais convaincue qu’ils attendaient de moi que je produise une œuvre vide, ou plutôt, que j’identifie mon œuvre comme une œuvre vide, dont ils semblent estimer parfois qu’elle peut être tout aussi valable – et ça, pour moi, il n’en était pas question. Il y a bien assez d’artistes vides, qui produisent un travail vide.”
De façon subtilement subversive, elle intitule l’exposition Potential Indefinite Performance, This That And Now Again (que l’on pourrait traduire par “Performance au potentiel indéfini, ceci, cela et maintenant, encore une fois”). Par ce titre, Serpas affirme que les objets rassemblés ne sont pas son œuvre, et qu’ils ne sont pas non plus une œuvre d’art. Ils représentent comme la promesse constamment insatisfaite d’une œuvre, ou son anticipation. La proposition met aussi en valeur le caractère foncièrement central et constitutif du corps de Serpas, la réalité fondamentale et magnifique de son existence, ou de ce qu’elle appelle, dans le texte qui accompagne cette non-œuvre, sa “discrétion”, à travers son absence. Ce que révèlent des projets comme la performance de PS1, sa future exposition à la Bourse de commerce ou sa contribution à Made in L.A., c’est à quel point Serpas transforme l’urgence en une sorte de matériau en soi. Le désir, la contrainte, la fantaisie et l’impulsion viennent remplacer la forme et déloger ce que l’on pourrait qualifier de contenu conceptuel, dans une récupération triomphale par l’artiste de la catégorie politiquement controversée qu’est la “liberté individuelle”, laquelle retrouve ici toute sa radicalité et s’épanouit dans sa propre problématisation. En privant de signifié des objets que nous destinions à être jetés, Serpas se situe dans le bouillonnement des sucs digestifs d’une civilisation qui est depuis longtemps partie en feu. Comme tout poète, elle conçoit les mots comme des objets, des intensités et, dans ce qu’elle compose, elle rend le fardeau du langage à la fois plus tolérable et plus prononcé. Cette logique s’étend à la façon dont elle traite la matière : déchets, musique, tissus, corps – et la peinture, qui s’invite et s’invente dans son travail comme une épaisse suie de l’histoire, dont l’artiste n’arrive pas à effacer sur elle toutes les traces.
En 2017, le Moma PS1 accueillait une performance de Ser Serpas alors que l’artiste terminait encore ses études à l’université de Columbia. Connue aujourd’hui pour ses assemblages sculpturaux à l’élasticité périlleuse qu’elle réalise à partir de contorsions d’objets de rebut trouvés dans la rue, Ser Serpas avait été agacée à l’époque par un conseil venant de ses enseignants encadrant son mémoire et ses camarades de promo. Recommandation récurrente par la suite et qui était la suivante : l’artiste devrait apparaître dans sa performance. Toute l’institution semblait en effet s’être donné le mot pour lui suggérer la même chose, avec une troublante unanimité, comme elle l’expliquera dans le communiqué de presse de son exposition à la galerie genevoise Truth and Consequences où elle présentait en 2019, dans une pièce plongée dans le noir, les vestiges matériels de la performance de PS1 – un travail déjà caractérisé par un cinétisme impérieux. Selon ses maîtres et condisciples, elle ne rendait pas service à son œuvre en empêchant les visiteurs d’accéder au tumulte matériel qui marquait son entrée dans le monde de la forme. Toutes et tous auraient voulu qu’elle apparaisse dans son travail, qu’elle rende plus disponible aux regards ce corps qui faisait basculer des appareils électroménagers dans des meubles à moitié détruits, hissait des étagères par-dessus des sièges auto de bébés, et faisait entrer à coups de poing des matelas par la porte défoncée d’un casier de vestiaires de sport. Bien entendu, Ser Serpas – dont le principal (si ce n’est l’unique) et fidèle engagement en tant qu’artiste est d’affirmer son opposition – avait fait tout le contraire.
À PS1, elle avait recruté et placé parmi le public des intervenants à qui elle avait confié la tâche de créer des petites sculptures à partir des déchets qu’elle leur avait fournis. Les performeurs devaient s’appuyer sur une liste détaillée d’instructions dont elle avait écrit à leur intention toute la partition. Les images vidéo de leurs faits et gestes étaient projetées en direct sur l’intérieur du dôme accueillant l’exposition, plongeant ainsi l’espace dans “l’action” et la “violence” effectuées par d’autres que Serpas elle-même, tandis qu’elle observait la scène depuis un lieu où elle demeurait invisible. Le geste était simple et rageur, typique en cela des méthodes d’engagement privilégiées par l’artiste. Dans le texte qui accompagnait l’exposition à la galerie Truth and Consequences, où ces sculptures étaient à nouveau présentées, elle s’exprime à propos de ce fâcheux conseil, encore fréquent aujourd’hui, qui l’avait poussée justement à vouloir disparaître de son travail. “On me vidait de ma substance, et j’étais convaincue qu’ils attendaient de moi que je produise une œuvre vide, ou plutôt, que j’identifie mon œuvre comme une œuvre vide, dont ils semblent estimer parfois qu’elle peut être tout aussi valable – et ça, pour moi, il n’en était pas question. Il y a bien assez d’artistes vides, qui produisent un travail vide.”
Cet automne aura lieu la première exposition personnelle de Serpas dans une institution française. Elle s’ouvrira en septembre à la Bourse de commerce, et l’artiste y présentera des sculptures produites par des performeurs sur la base de ses instructions écrites. Ce sera la première fois depuis 2017 qu’elle fait effectuer par d’autres les manipulations de ces “objets trouvés”, auxquelles elle se livre habituellement elle-même. Mais cette fois-ci, elle a rendu leur tâche plus ardue, avec des objets beaucoup plus volumineux, comme ceux qui composent souvent ses propres sculptures. Aussi, les résultats de cette expérimentation de dislocation des processus et de démembrement créatif seraient recouverts, pour être présentés dans l’institution parisienne, par de grands pans de tissu. En noyant ainsi ses sculptures sous les drapés, Serpas retarde l’entrée en scène du regardeur : les tentures créent un blocage, un ajournement ou une interruption de notre regard. Leur rôle est à la fois d’atténuer et de rendre plus ambiguë la perception de l’œuvre, dont les contours sont dissimulés sous le drapé.
Jusqu’ici, Serpas n’avait autorisé qu’une seule fois l’exposition d’une matière n’ayant pas été modifiée par elle seule : c’était en 2020 pour la biennale Made in L.A. organisée par le Hammer Museum et intitulée A Version, sous le commissariat de Lauren Mackler et Myriam Ben Salah, avec la collaboration de Ikechukwu Onyewuenyi. C’était au plus fort de la pandémie et, à cause des restrictions, l’artiste (qui vivait en Suisse à l’époque), n’avait pas pu voyager pour installer son œuvre. En préparation, elle avait demandé au musée de rassembler les matériaux pour sa réalisation, de les disposer selon une grille conçue comme un glossaire. Les débris collectés tout autour du lieu d’exposition attendaient l’arrivée de Serpas. Mais elle n’est jamais venue. Comme nous tous à cette période, elle n’avait pu se déplacer. Mais Serpas, peut-être moins encline que la plupart des gens à renoncer à son autonomie, s’est dit que la seule façon de conserver sa liberté d’artiste était de documenter la façon dont celle-ci avait été contrainte et décidée par d’autres.