La frénésie érotique de Tracey Emin au musée d’Orsay
Jusqu’au 29 septembre, le musée d’Orsay invite l’artiste contemporaine Tracey Emin à dialoguer avec ses collections. Pour la toute première fois, elle y expose sa nouvelle série de dessins de nu. Une célébration de l’amour et du désir.
Par Matthieu Jacquet.
Le dessin de nu, revu et corrigé par Tracey Emin : telle est l’affiche estivale du musée d'Orsay. Après Julian Schnabel et Glenn Ligon, la Britannique est en effet la troisième artiste contemporaine invitée par l'institution à dialoguer avec ses collections. Dans les années 90, elle devient célèbre pour son appartenance aux “Young British Artists”, qui font sensation à la galerie Saatchi avec des œuvres “chocs” caractérisées par une grande audace matérielle. À ses côtés figurent notamment Damien Hirst, Sarah Lucas et les frères Chapman. Depuis ces débuts tonitruants, Tracey Emin explore l'intime : de la tente “tableau de chasse”, sur laquelle figurent les noms de tous ses partenaires sexuels, au lit souillé par de longues semaines de dépression… ses œuvres sont l'affirmation brute et subversive de sa propre intimité féminine, dont la crudité fit plusieurs fois polémique.
Connue pour ses installations, l’artiste prolonge son goût pour la provocation dans des peintures et des dessins. Seuls ces derniers sont présents à Orsay, où elle dévoile pour la toute première fois, sa nouvelle série réalisée en 2018 et 2019. Des nus, pour la plupart féminins, réunis sous un titre explicite : The fear of loving (en français : “La peur d’aimer”). Une méditation sur l’amour et le désir, que l’artiste a choisi de faire dialoguer avec un florilège de dessins du XIXe siècle issus de la collection du musée.
Dès l’entrée dans l’exposition, Tracey Emin annonce la radicalité de sa proposition en habillant le couloir entier de ses dessins. Des traits énergiques esquissés à l’acrylique dans une palette de couleurs réduite à l’essentiel : le noir profond du contour investit le blanc vierge du papier d’un contraste que vient parfois adoucir des nuances de lavis bleuté. Dans ces nus habités, les corps tantôt minces tantôt adipeux, définis par l’épaisseur des lignes acérées, se confondent avec les contours du matelas et les plis des draps.
Supports immédiats d’une émotion intense, les dessins de Tracey Emin matérialisent avec transparence la spontanéité crue de son regard.
Tracey Emin ouvre ici un véritable journal intime graphique imbibé par l’expression mélancolique du désir : adressés pour la plupart à un “tu” imaginaire, les titres des œuvres semblent en réalité cibler l’allocutaire abstrait du feu passionnel. Supports immédiats d’une émotion intense, les dessins matérialisent avec transparence la spontanéité crue du regard de l’artiste. Comme une finale déclaration de haine, I hated you – I hated you – I hated you, le plus récent de sa série, tend vers une abstraction violente où le corps se fond dans le graffiti.
Dans la deuxième salle, Tracey Emin passe d’artiste à commissaire : elle présente sa propre sélection de dessins extraits du fonds d’arts graphiques du musée. Edgar Degas, Pierre Bonnard, Constantin Guys, Paul Gauguin ou Théophile Steinlen sont autant de noms qui signent ces trésors du XIXe siècle, dont certains sont exposés au public pour la première fois. Ici, dans l’intimité de la salle de bains, de la chambre à coucher ou du boudoir, des silhouettes allongées, assises, debout, accroupies, endormies, détendues ou lascives forment un trombinoscope de la sensualité et de la féminité exaltées par la finesse des techniques du dessin.
Habitée par la frénésie de la passion dans le libre décor de la solitude, cette série de dessins chronique l’exploration d’un désir aux confins du fantasme et de la mélancolie.
Parmi les multiples femmes et couples qui composent ces tableaux se glissent aussi quelques chats, miroirs de leur indolence et de leur nudité plantureuse. Habitée par la frénésie de la passion dans le libre décor de la solitude, cette série de dessins chronique l’exploration d’un désir aux confins du fantasme et de la mélancolie : à l’envol libidineux s’y mêle la léthargie du renoncement, animant cet ensemble d’une énergie paradoxale dont les productions contemporaines de Tracey Emin se font l’écho ultime. Sans artifices ni superflu, son exposition La peur d’aimer figure avec une grande finesse une immanence pulsionnelle transcendant les époques, où la force du désir semble vibrer de sa résonance universelle.
L’exposition La peur d’aimer. Orsay vu par Tracey Emin est à voir au musée d’Orsay jusqu’au 29 septembre.