Kehinde Wiley immortalise le troisième genre en Polynésie
Portraitiste officiel de Barack Obama, l’Américain Kehinde Wiley présente jusqu’au 20 juillet sa deuxième exposition personnelle à la Galerie Daniel Templon. “Tahiti – Kehinde Wiley” se fait porte-voix des māhū : en Polynésie, cette communauté millénaire désigne des personnes du troisième genre qui ont des rôles spirituels et sociaux au sein de la culture traditionnelle.
Par La rédaction.
Dès l’entrée de l’exposition “Tahiti – Kehinde Wiley”, le rose, le orange et le vert impérial flamboient. Trois femmes à la peau mate et aux reflets cuivrés se distinguent déjà. Le magnétisme de la toile dont elles sont issues tient davantage aux regards qu’elles affichent qu’à leur figure : elles fixent le visiteur, une pointe de dédain au creux de l’œil. Leur posture troublante force le respect. Mais l’incompréhension grandit à mesure que l’on se rapproche de l’œuvre : une mâchoire carrée, de grandes mains et une discrète pomme d’Adam sur le cou de l’un des modèles. Serait-ce un homme, une femme ou les deux à la fois ?
Quatorze toiles aux couleurs éclatantes et une installation vidéo aux multiples facettes. C’est ainsi que Kehinde Wiley nous invite à pénétrer dans son Nouveau Monde. Après avoir visité les ruelles de New Delhi, les favélas de Rio, le Cameroun, et une partie de l’Afrique du Nord grâce au projet “The World Stage” – qu’il entreprend depuis 2006 – Kehinde Wiley poursuit son tour du monde et s’intéresse à une collectivité d’outre-mer française : Tahiti (Polynésie). Au même titre que le peintre Paul Gauguin (1848-1903) en 1891, il visite les recoins de l'île et immortalise ses autochtones. Comme lui, Kehinde Wiley croise au cours de son périple les māhū — un troisième genre, ni homme ni femme, qui constitue, en Polynésie, une communauté traditionnelle — fasciné par leurs histoires et leurs combats. Tandis que Gauguin accordait à son voyage une dimension personnelle et utopique, le but de Kehinde Wiley à Tahiti n'était pas de se réfugier dans une terre de Cocagne mais plutôt de rétablir, par le biais de l'art, un ordre historique et social.
Obnubilé par la fabrique de l’histoire de l’art depuis le début de sa carrière, Kehinde Wiley s’est forgé un style en copiant des tableaux de grands maîtres, tout en remplaçant les figures blanches par des personnages de couleur. Aujourd’hui, le peintre s’intéresse à une autre communauté : les membres du troisième genre polynésien en manque de reconnaissance et souffrant des stéréotypes apposés à leur égard. L’artiste titre chaque portrait par le nom de son modèle et met ainsi en valeur ces inconnus. Il accorde à ces derniers un pouvoir assez déconcertant : après les avoir croisé en boîte de nuit ou tout simplement dans la rue, s'il acceptent de poser, il leur propose de choisir les vêtements qu’ils souhaitent porter, les postures qu’ils aimeraient adopter ou encore les textures et les couleurs qu’ils privilégient. Shelby Hunter, modèle aux airs de lionne, aborde ainsi une tenue rouge sang et une coiffe exubérante qui contraste sensiblement avec Moerai Matuanui tournant ses paumes vers le ciel dans une sobriété monacale.
La liberté que Kehinde Wiley accorde à ses modèles dans le choix des vêtements et des postures est une manière de retourner le regard de l’artiste. Du temps de Paul Gauguin, il était plus exotique, davantage sexualisé. Désormais, ce regard dépend d'un modèle capable de choisir les éléments de sa propre représentation, mais aussi de celle de sa communauté.
Cette exposition est finalement décisive dans la carrière du peintre, qui généralement, utilisait la peinture pour accorder le “pouvoir traditionnel pornographique” à ses modèles et, par extension, à la communauté à laquelle ils appartiennent. Cette approche atteint son paroxysme lorsqu’il réalise en 2018 le portrait officiel du président américain Barack Obama pour la National Portrait Gallery, une victoire pour l’ensemble de la communauté Afro-Américaine, une manière de regagner le pouvoir par la pratique artistique.
Il propose à chacun de choisir les vêtements qu’ils souhaitent porter, les postures qu’ils aimeraient adopter ou encore les textures et des couleurs qu’ils privilégient.
À Tahiti, la posture de Kehinde Wiley est plus émotive et humaine : ses toiles présentent des images au plus proche de ce qu’est la communauté māhū, accordant à chacun de ses modèles un temps de parole, retransmis par la suite au travers de l’installation vidéo composée de quatre écrans pensés en miroir entre paysages et représentant de ce troisième genre. En vidéo et en peinture, 100 ans après Gauguin, il leur permet finalement d’exister, au-delà des poncifs.
Exposition Tahiti – Kehinde Wiley du 18 mai au 20 juillet 2019. Galerie Daniel Templon
28 rue du Grenier Saint-Lazare
Paris III