In Venice, painter Marlene Dumas gets to the core of the human soul
Ce printemps, la Pinault Collection consacre au Palazzo Grassi, à Venise, une exposition magistrale à Marlene Dumas. L’artiste, en couverture du nouveau Numéro art, s’y révèle comme l’une des plus grandes peintres de notre époque, obsédée par le corps, la nudité, la sexualité et la poésie. Sa peinture charnelle et liquide, profondément paradoxale, touche au cœur de l’âme humaine.
Texte par Thibaut Wychowanok.
Portraits par Brett Lloyd.
Omniprésent dans les toiles et les dessins de Marlene Dumas, le corps s’y dévoile, frontal. Il y prend le pouvoir, criant sa condition d’être au monde : charnel, inquiétant, vulnérable, enragé, subversif, mortel et pulsionnel. Il suscite autant d’images indisciplinées, en résistance. Dès l’ouverture de l’exceptionnelle exposition au Palazzo Grassi conçue par l’artiste et Caroline Bourgeois, deux corps nus, en lutte contre toute forme d’objectivation et de voyeurisme, se dressent en sujet, dans une position d’insurrection provocatrice pour l’un et passive pour l’autre. Un jeune homme nu baisse le regard sur son sexe violet en érection. Il est son propre centre d’attention, peu intéressé par ce ou ceux qui l’entourent. Une femme, elle aussi nue, sur le cul, relève les jambes. Elle offre sans vergogne ses organes génitaux. Elle nous dévisage fièrement. Les deux corps dominent. Ils dominent l’espace du tableau, strictement limité à ces formes sans autre décor. Ils dominent l’espace du visiteur, subjugué par tant d’aplomb.
Entre la description et la suggestion, l’explicite et le subtil, la rudesse et le raffinement, ces corps composent des images ambivalentes.
Cette résistance des corps s’inscrit au cœur même du tableau. Constamment, les corps sont en lutte avec leurs limites physiques. Celle, d’abord, du cadre qui les enserre de si près qu’ils n’ont d’autre choix que d’exploser depuis la toile pour foudroyer le visiteur. Observer un tableau de Marlene Dumas, c’est regarder un film avec des lunettes 3D. Mieux encore, puisque cette 3D vous touche. Une main qui se tend vers le bas de la toile, coincée par la limite du cadre, parvient à s’échapper jusqu’à l’espace du spectateur pour l’attraper. Il s’agit d’un migrant noyé et échoué (Mort aux Canaries, 2006). La bouche de Lips (2018) vous embrasse. Les dents de Teeth (2018) vous mordent. Tout appelle au dialogue avec le visiteur, à une conversation physique qui s’inscrit dans son corps. Les traces de la peinture font sentir leurs effets jusqu’à sa propre peau. Toute la gamme des émotions humaines est convoquée.
Les corps luttent aussi contre leurs limites physiques via la peinture elle-même. Au sein d’un même corps, ou d’un même visage, le coup de pinceau peut être rapide comme une fulgurance, peint comme avec empressement, à la limite de l’informe, et, plus loin, d’une extrême précision. Entre la description et la suggestion, l’explicite et le subtil, la rudesse et le raffinement, ces corps composent des images ambivalentes : fantomatiques, elles vous hantent des jours durant par leur présence charnelle. La puissance de leur apparition est équivalente à la force de leur disparition, ou plutôt de leur liquidité (Baisée, 2018). Cette peinture en mouvement forme des corps en mutation, jusqu’à se transformer en un paysage dévasté (Marilyn morte, 2008) ou en une constellation étoilée, en un corps-cosmos (Io, 2008). Tout est irrésolu et paradoxal.
Marlene Dumas est née en Afrique du Sud en 1953. Après des études d’art aux Pays-Bas, elle s’installe définitivement à Amsterdam. L’artiste demeure marquée à vif par l’apartheid et rejette avec dégoût toute forme de classification, raciale ou de genre, et toute forme d’assignation. Seuls les individus et les “damnés de la terre” l’intéressent. Ses femmes, très nombreuses comme en attestent ses réinterprétations de Vénus, assument la responsabilité de leurs actions. Cet empowerment s’inscrit dans la toile non seulement à travers leurs attitudes, mais aussi par un renversement de la composition. Dans Le Visiteur (1995), l’artiste peint cinq prostituées. Contrairement à la tradition établie qui place le spectateur dans la position du voyeur, Marlene Dumas situe le public derrière ces femmes qui attendent leur client. Il ne voit que leur dos. Pied de nez au male gaze, cette composition confère au regardeur le rôle de participant – comme elles, il attend le client – ou le rôle de mac. Il est alors renvoyé à sa propre attitude face aux femmes : orchestrateur de leur marchandisation.
L’artiste s’appuie sur des photographies existantes pour initier ses peintures : clichés personnels de ses enfants ou de son mari, Polaroid, photos de presse montrant un migrant ou une scène au Moyen-Orient, représentations de magazines pornographiques… “Je travaille avec des images de seconde main et des expériences de première main.” Elle y décèle un détail, un affect, une attitude, une ambiguïté qui forment la genèse du tableau. Un petit garçon salue le public (Salut d’enfant, 2010). La source de cette image est une photographie de journal prise pendant la guerre d’Irak. Le garçon fait des signes de la main pour accueillir les soldats. Mais est-il un ami ou un ennemi? Chaque image travaille avec cette même puissance la relativité de la vérité et de la question du bien et du mal. Le corps se fait ainsi incarnation de toutes les questions morales et abstraites. Mais sans doute la source la plus importante de l’œuvre de Marlene Dumas réside-t-elle dans sa passion pour la poésie. L’exposition rend hommage à cet amour à travers les figures de Pasolini, de Jean Genet (“Qui n’a connu celle de trahir ne connaît rien de l’extase”), d’Oscar Wilde et surtout de Charles Baudelaire. “La poésie est une écriture qui respire et fait des sauts, et qui laisse des espaces ouverts pour nous permettre de lire entre les lignes”, déclare la peintre. Si l’on en croit cette définition, Marlene Dumas est l’une des plus grandes poétesses de notre siècle.
Marlene Dumas, “Open-end”, jusqu’au 8 janvier 2023 au Palazzo Grassi, Venise.
“Mes meilleures œuvres sont des spectacles érotiques de confusion mentale.”
Il n’est jamais question de nu chez Marlene Dumas – un homme peignant une femme tel un objet désiré, mais de nudité, de sexualité ou de pornographie. Les fesses occupent tout le tableau (Le Passage, 2001), les doigts plongent dans une chatte béante (Doigts, 1999), le sexe masculin se positionne au niveau du visage du public (Alien, 2017), les tétons pointent (L’Aréole, 2018). Tout y est cru et érogène, plaisir et pulsion – au-delà de la question du regardeur et du regardé, du désiré et du désirant. Le corps peint embrasse le corps du public. L’extase est partagée et généreuse. “Je situe l’art non pas dans la réalité mais en lien avec le désir”, commente l’artiste. Ou encore : “Mes meilleures œuvres sont des spectacles érotiques de confusion mentale (avec des intrusions d’informations sans pertinence).”