L’artiste Harry Nuriev invite au lèche-vitrine à la galerie Sultana
Designer disruptif adoubé par Balenciaga, Harry Nuriev inaugure ce samedi 18 janvier sa première exposition personnelle en tant qu’artiste, à la galerie Sultana. En présentant des vitrines à base d’objets usagés, ce dernier défie la société de consommation et réenchante ce dont la surproduction industrielle et le capitalisme ont provoqué l’obsolescence.
Par Thibaut Wychowanok.
Harry Nuriev présente sa première installation artistique à la galerie Sultana
C’est une vitrine comme il y en a tant d’autres. Celle d’un bijoutier, d’une pharmacie ou d’une boutique à souvenirs. Elle accueille une série d’objets usagés, délaissés par leurs propriétaires : un flacon de parfum dont il ne reste que quelques gouttes ou encore un vieux shampoing à moitié vide … Ces rebuts, parfois altérés par l’artiste qui les métamorphose en sculptures miniatures, sont mis en vitrine à la galerie Sultana. Ils forment la première installation artistique de Harry Nuriev présentée à Paris.
Avec “Lèche-Vitrines”, Harry Nuriev offre sans doute l’une des propositions les plus éclairantes sur son concept de “transformism”, clé de voûte de son travail depuis plusieurs années. La transformation, à l’œuvre chez lui, tient avant tout d’une alchimie de l’objet : l’artiste s’est déjà emparé par le passé de claviers d’ordinateurs pour créer les cadres d’un miroir, il a façonné des caleçons en tapis… Les objets les plus quotidiens et contemporains de nos vies se voyaient réassigner non seulement un nouvel usage, une nouvelle valeur mais aussi une nouvelle esthétique et une nouvelle beauté.
Un artiste qui réenchante le monde
Harry Nuriev procède à sa manière à un véritable réenchantement du monde, de la matière et des objets délaissés et oubliés qui nous entourent. Ce réagencement alchimique du monde est aussi et surtout un refus : celui de la production infernale de nouveaux objets, celui de l’obsession contemporaine pour une consommation dévorante, engloutissant les matériaux, épuisant la planète. Le flux infernal de la consommation pourrait alors laisser place à un monde de permanence, de revitalisation de l’existant plutôt qu’à son remplacement perpétuel et hystérisé.
“Que restera-t-il de notre monde dans 50 ans, s’interroge-t-il. Pourra-t-on seulement encore produire de nouveaux objets, extraire encore et toujours nos matières premières de la Terre ? Devrons-nous faire alors avec les seuls objets usagés encore disponibles ?” En réponse à cette dystopie, Harry Nuriev propose une réponse ascétique et humaniste : faire avec ce qui reste, initier une transformation qui n’est pas simplement celle de l’objet mais celle de notre rapport à l’objet, et donc au monde.
L’objet usagé, sublimé par l’affect
Il faut noter, à cet égard, que les parfums, shampoings et crèmes usagés réunis au sein de l’exposition proviennent d’amis et de l’entourage d’Harry Nuriev. Chez lui, le réenchantement du monde, son réagencement, passe par la célébration de la communauté. L’objet en vitrine n’est plus une pure exaltation marketing des échanges consuméristes mais une célébration de relations humaines. Le parfum évoque l’odeur d’un proche, une crème de jour la peau d’une amie… Extrait de sa condition de produit capitalistique, l’objet peut à nouveau incarner quelque chose d’humain : l’ADN d’une humanité encapsulée dans des liquides usagés et des objets revitalisés par l’artiste.
L’exposition comme effraction
Si “Lèche-Vitrines” s’intéresse à la valeur de l’objet, il est une autre mécanique pour laquelle se passionne tout autant Harry Nuriev, celle de l’exposition – son médium. Or, Harry Nuriev entre en exposition comme on entre en effraction. Il y a deux ans déjà, il me confiait que toutes ses interventions relevaient du “sabotage” des espaces, qu’il s’agissait pour lui de les perturber en y insérant “ces choses qui ne devraient pas être là”. Des “choses” comme une vitrine ou des produits usagés qui n’ont à priori pas leur place dans une galerie d’art. Cette mécanique de déplacement, de transformation et de perturbation de l’espace d’exposition se nourrit à la galerie Sultana d’une autre mécanique spécifique, celle de la vitrine, et d’une mise en abime, celle de la galerie d’art en pure vitrine commerciale.
“Ce n’étaient plus les vitrines froides de la matinée ; maintenant, elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées s’écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise […] La chaleur d’usine dont la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade des comptoirs, qu’on sentait derrière les murs. Il y avait là le ronflement continu de la machine à l’œuvre, un enfournement de clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans la force et la logique des engrenages.”
Émile Zola, “Au Bonheur des Dames”.
Lorsqu’Émile Zola publie Au Bonheur des Dames en 1883, son ouvrage consacré au Bon Marché (renommé pour l’occasion Au Bonheur des Dames), les vitrines se sont imposées comme un élément distinctif des grands magasins nouvellement créés et plus généralement des rues parisiennes. Elles incarnent alors la modernité. Si les grands vitrages commencent à être utilisés dès le 18e siècle comme devantures pour mettre en scène les marchandises, il faut attendre le milieu du 19e pour qu’elles deviennent un élément réellement constitutif de l’architecture parisienne commerciale. Les grands travaux initiés par Haussmann sous le Second empire modernisent la ville, l’apparition de trottoirs protecteurs invitent désormais à la flânerie, les transports collectifs à la mobilité.
Depuis le début du 19e siècle, le progrès technique a rendu possible la production de verre plat, condition sine qua non à la réalisation des vitrines telles qu’on les connaît. Tous les facteurs sont désormais réunis pour faire advenir une nouvelle activité de loisir : le lèche-vitrine (depuis le 18e, le terme renvoie d’ailleurs à la notion de divertissement et non plus à celle de liberté et d’oisiveté comme au Moyen Âge). La vitrine est ainsi dès son origine le symptôme autant que l’outil d’un capitalisme florissant et de la société de consommation naissance, au service de leur logique et de leur “mécanique” pour reprendre la terminologie d’Émile Zola.
La vitrine, emblème de la société de consommation
Mais cette “mécanique” est largement dissimulée par la vitrine qui, derrière son apparente transparence, subjugue plus qu’elle ne dévoile. Son esthétique du spectaculaire est pensée et théorisée pour faire oublier au consommateur sa position de maillon d’une mécanique économique. Le lèche-vitrine doit être une expérience divertissante. Elle est en réalité un exercice de frustration, et donc de création de désir de consommation, jouant de l’abondance du display tout autant que d’une prétendue rareté des produits ou des bonnes affaires renforcée par l’invention des soldes… par le fondateur du Bon Marché lui-même. Il y est question de stimuli cognitifs savamment mis en scène dans un contexte évanescent d’un flux sans fin de marchandises, correspondant à la logique d’écoulement infini des marchandises propre au capitalisme. Le merchandising se révèle alors une science de l’étourdissement.
Harry Nuriev rejoue volontairement cette mécanique de la vitrine dans un espace autre, étranger, celui de la galerie d’art. Il est intéressant de noter, puisque Harry Nuriev établit un parallèle entre la galerie d’art et la vitrine des magasins, à quel point l’activité commerciale de la galerie structure elle-même une partie de l’espace public (la galerie est ouverte à tous) et du temps libre (la flânerie dans son espace est ancrée désormais au sein de certains milieux sociaux comme un divertissement du week-end à part entière). L’œuvre d’art, auquel on accorde souvent une valeur de dévoilement du réel, n’est-elle alors qu’un pur produit capitalistique, un divertissement, un étourdissement, c’est-à-dire un détournement du réel ?
Harry Nuriev travaille à enrayer cette mécanique infernale. Tout tient en effet d’une inquiétante étrangeté au sein de son installation : nous reconnaissons la vitrine et ses produits, mais il s’agit de produits usagés dans une galerie d’art. La vitrine elle-même est plongée dans un noir inquiétant. Symbole de la modernité et du capitalisme, elle prend l’eau. Littéralement : des gouttes coulent depuis le plafond de la galerie Sultana…
“Emballage, fenêtre, ou paroi, le verre fonde une transparence sans transition : on voit, mais on ne peut toucher. La communication est universelle et abstraite. Une vitrine, c’est féerie et frustration mais aussi information qui est la stratégie même de la publicité.”
Jean Baudrillard, “Le Système des objets”.
Cette nouvelle ère incarnée par la vitrine au 19e se révélait déjà paradoxale : à la fois ère de transparence et ère de dissimulation donc. Les marchandises jusqu’ici présentées sur des étalages mais surtout rangés par l’artisan dans sa boutique pouvaient désormais librement se présenter au consommateur, sans intermédiaire. L’époque est à la libéralisation du commerce. Il n’est plus question de négocier les prix, ils sont affichés. La mécanique de rationalisation est en marche. L’abolition des corporations et de leurs réglementations strictes initiée par la Révolution française ouvre par ailleurs la voie à la multiplication des bazars et des grands magasins autorisés à réunir différentes typologies de produits. La logique s’épuise avec Harry Nuriev puisqu’il est possible désormais d’y présenter des produits usagés, des rebuts. Avec la vitrine, le magasin n’est plus un espace privé et corporatiste, mais un espace public, se présentant comme transparent et ouvert.
La vitrine est peut-être alors l’un des premiers symptômes du passage d’une société où l’économie est encore “encastrée” dans le social (notion inventée par l’économiste Karl Polanyi dans La Grande Transformation en 1944), c’est-à-dire encore secondaire, au phénomène de “désencastrement” de l’économie : la logique de marché prend désormais l’ascendant sur le social. Avec la vitrine, la mécanique économique prend en effet le pas sur le social et le structure, jusqu’à influer sur l’espace public et le temps libre. En parasitant la vitrine, en déjouant ses mécaniques avec des objets usagés et altérés par ses soins, Harry Nuriev semble inviter à un réencastrement : l’humain et le social, chez lui la communauté dont on a vu la place importante dans cette installation, peut à nouveau dominer l’économique et la consommation. Sa première exposition à la galerie Sultana forme ainsi moins une célébration ou une pure critique du merchandising qu’une vitrine sur une autre vie possible où la communauté prendrait toute sa place, une vitrine sur une utopie – le Transformism – déjà en action.
Harry Nuriev, “Lèche-Vitrines”, exposition du 18 janvier au 8 mars 2025 à la galerie Sultana, Paris 3e.