Femmes-plantes, mythologies du futur et rituels païens : Bruxelles en 6 expositions poétiques et engagées
Alors que la BRAFA célèbre jusqu’au 26 juin la richesse de la création artistique internationale à Bruxelles pour sa 67e édition, la capitale belge offre également l’occasion de découvrir à l’orée de l’été de nombreux projets audacieux. De la double exposition d’Els Dietvorst à BOZAR et à la Centrale, mettant en relation nature, mysticisme et puissance du collectif, à l’exposition d’ampleur de Christopher Wool inaugurant le nouvel espace de la galerie Xavier Hufkens, en passant par les œuvres poétiques et engagées de Rosana Paulino à la galerie Mendes Wood DM, découvrez 6 expositions à ne pas manquer à Bruxelles.
Par Matthieu Jacquet.
1. Rituels, mystique et politique dans la double exposition d’Els Dietvorst
En 2021, Els Dietvorst remporte le BelgianArtPrize, un prix remis tous deux ans depuis 1950 à un artiste contemporain. Si l’artiste née à Anvers s’est installée en Irlande il y a plus de dix ans et y a construit sa propre ferme en pleine nature, elle conserve encore des liens très forts avec son pays d’origine, notamment avec la ville de Bruxelles où elle revient régulièrement. Cette dichotomie entre le monde rural et le monde urbain est au cœur de sa double exposition, présentée actuellement à BOZAR et à la Centrale for contemporary art : dans les deux espaces, la quinquagénaire invite dans un monde aux confins du rituel où s’agrègent des morceaux de bois pour former totems et attrape-rêves, des pierres blanches disposées minutieusement au sol ou accrochées aux murs, ou encore des mouettes et renards en taxidermie, successivement animés par les éclairages et des enregistrements sonores. Mais si l’artiste présente ce qu’elle a glané au gré de ses pérégrinations solitaires, notamment pendant le confinement, elle tient tout autant à mettre en exergue la puissance du collaboratif et du partage, au cœur de sa démarche : les membres d’un collectif intitulé “BARRA movement” formé par l’artiste spécialement pour cette exposition ont été par exemple invités à déambuler dans les rues de Bruxelles tenant une pierre récoltée en Irlande dans leur main, avant de la placer dans l’espace d’exposition, chargée par leur traversée de la capitale belge. À BOZAR, un arbre couvert de cire d’abeille témoigne lui aussi de ce travail de groupe où chacun a fait fondre une partie de la sculpture avec une bougie – performance qu’Els Dietvorst restitue dès l’entrée dans l’exposition à travers une vidéo. À la Centrale, au-delà les objets flottant dans des bulles en plastique telles des amulettes, les ombres chinoises projetées sur les écrans et l’odeur d’encens qui enivre les visiteurs, une salle sombre incite à retirer ses chaussures pour y pénétrer et toucher, avec la main gauche, la pierre scintillante qui y trône. Une manière poétique d’impliquer le visiteur dans un rituel contemporain qui n’en oublie pas la réalité des personnes marginalisées. Dans un film, l’artiste livre ainsi l’expérience d’un sans-abri camerounais avec laquelle elle converse. Dans un autre, elle aborde celle d’un réfugié qui a quitté le Togo à la période des émeutes et failli y laisser sa peau. Enfin, sur des listes accrochées dans l’espace, elle recense les noms de 44764 migrants décédés en Europe des suites des politiques restrictives du continent. Dans ses œuvres alliant nature, mysticisme et politique Els Dievorst pose un regard profondément humaniste sur notre monde contemporain.
Els Dietvorst, “This is what you came for”, jusqu’au 21 juillet à BOZAR et jusqu’au 18 septembre à la Centrale for contemporary art, Bruxelles.
2. La Verrière esquisse les contours des mythologies du futur
Sise au fond de la boutique bruxelloise de la maison Hermès, La Verrière accueille régulièrement en son sein des expositions d’art contemporain baignées par la lumière de son vaste espace. Depuis trois ans, la programmation – gratuite – du lieu piloté par la Fondation d’entreprise Hermès propose un cycle de projets explorant les questions écologiques à l’aune des pratiques d’aujourd’hui. Depuis plusieurs mois et jusqu’au 24 juin, les œuvres de quinze artistes y sont réunies dans la dernière exposition en date de ce cycle, baptisée “Tactiques du rêve augmenté”. Presque toutes réalisées ces cinq dernières années, ces pièces écrivent, à leur manière, de nouvelles histoires et fictions matérielles qui s’emparent de l’existant, du matériau brut, de la science, mais aussi des récits d’époque pour façonner l’imaginaire de demain. Au fond de la salle, on découvre ainsi une immense fresque de sable d’Alex Ayed, sable rapporté par l’artiste du Sahara à la suite d’un voyage chaotique dans le désert, qui macule le mur autant que le sol. Dans ses toiles et ses dessins, la Britannique Susanne Treister dresse, de son côté, des visions schématiques, cosmiques et colorées du monde, inspirées par l’iconographie vintage des années 60 à 70, époque où l’appétit pour la découverte l’Univers portait l’avènement des récits de science-fiction. Dans ses tentures hybrides, Marie-Claire Messouma Manlanbien fusionne quant à elle des techniques textiles, pour illustrer la relation viscérale de l’être humain à la nature. Tarek Lakhrissi, lui, dispose au sol des armes en verre et métal, invitant symboliquement les minorités stigmatisées à s’en emparer pour combattre les systèmes d’oppression. Enfin, dans les sculptures de Roy Köhnke, de la cage thoracique au cœur et aux poumons, les organes humains semblent avoir s’être fossilisés dans de nouveaux matériaux. L’exposition curatée par Guillaume Desanges – récemment nommé directeur du Palais de Tokyo – prouve ainsi, avec un certain optimisme, combien les crises qui sous-tendent notre planète, si elles sont une source d’angoisse, sont aussi la source d’une immense créativité. Ce flux constant d’idées, que ces crises ne parviendront pas à étouffer, pourrait alors faire germer de nouvelles manières de s’évader et de résister au présent.
3. Rosana Paulino célèbre les femmes afro-brésiliennes à la galerie Mendes Wood DM
Cela fait bientôt 30 ans que Rosana Paulino fait porter sa voix engagée depuis le Brésil, où elle est née et vit toujours aujourd’hui, jusqu’au monde entier. À travers sa pratique multidisciplinaire, l’artiste de 55 ans aborde de front la question du racisme envers les populations afro-brésiliennes, mais également le sexisme et les nombreux systèmes au sein desquels les femmes et les Noirs ont été, ou sont toujours, considérés à l’état d’objet. Nourrie par ses nombreuses recherches historiques, ses œuvres mobilisent aussi bien la peinture et le dessin que la couture, la gravure, la sculpture ou la photographie, comme en atteste sa nouvelle exposition personnelle au premier étage de la galerie Mendes Wood DM. Le long du mur de la cage d’escalier, des dizaines de bobines de fils de coton aux airs de cocons de vers à soie parsèment les murs et se prolongent jusqu’aux salles d’exposition. Le ton est donné, et se prolonge dans les dessins qui apparaissent sur les murs (dont on retrouve actuellement d’autres exemples dans l’exposition principale de la 59e Biennale de Venise) : en y représentant des femmes noires nues, sur lesquelles des branches et des feuilles poussent comme sur un arbre, Rosana Paulino met l’accent sur la relation ancestrale des femmes afro-brésiliennes avec certaines plantes qui endossent pour leur communauté un rôle symbolique, tandis que des collages, sur papier ou sur toile, composés de blocs rectangulaires colorés, intègrent les différents éléments – faune comme flore – qui contribuent en Occident à faire du Brésil une terre exotique au même titre que les corps de femmes et d’hommes noirs, si longtemps soumis à la domination du regard blanc. La démarche de l’artiste culmine dans l’unique vidéo présentée dans l’exposition : une femme y apparaît en train de coudre avec un fil orange, sur sa robe blanche, des portraits d’hommes et femmes noirs (imprimés sur textile), avant de se lever, arborant sur son corps la mémoire d’une communauté longtemps opprimée et invisibilisée qui maintenant se dresse et affirme sa place.
Rosana Paulino, “The time of things, jusqu’au 30 juillet à la galerie Mendes Wood DM, Bruxelles.
4. L’œuvre radicale de Christopher Wool en majesté dans le nouvel espace de la galerie Xavier Hufkens
Référence majeure de l’art contemporain à Bruxelles, représentant des figures aussi éminentes du domaine que Paul McCarthy, Roni Horn ou encore Tracey Emin, la galerie Xavier Hufkens célébrait début juin 2022 sa 35e année d’existence avec l’ouverture d’un troisième espace dans la capitale belge. Situé au sud de la ville non loin du bois de La Cambre, le nouveau bâtiment a de quoi répondre aux attentes : avec cet espace, la galerie a multiplié par trois sa surface d’exposition existante en investissant un immeuble de quatre étages, aménagés pour l’occasion par l’agence du duo d’architectes Robbrecht & Daem. Modulables et spacieuses, les salles se prêtent à la présentation de multiples œuvres et types de projets. Afin de marquer cette évolution prometteuse, la galerie inaugurait le lieu il y a quelques semaines avec une exposition d’ampleur de l’un de ses artistes phares, Christopher Wool. Depuis les années 80, le New-Yorkais est réputé dans le monde entier pour sa capacité à repenser le médium pictural à la lumière des techniques employées dans l’art urbain et le pop art. Mais son impact est loin de s’arrêter à la peinture : concentré sur son travail des deux dernières décennies, l’accrochage de la galerie met en avant toute sa production photographique, réalisée au Texas, où éléments naturels, industriels et rebuts forment des compositions graphiques en noir et blanc, auxquelles font écho ses propres sculptures, à base de fils de fer et de bronze, semblant figer dans l’espace un mouvement frénétique. On retrouve également des toiles inédites, utilisant comme surface des sérigraphies d’images existantes ou bien des pages de livre, manière de superposer les couches pour créer un résultat à la fois expressif et complexe, porté – malgré son caractère figé – par un mouvement constant.
Christopher Wool, jusqu’au 30 juillet à la galerie Xavier Hufkens, Bruxelles.
5. L’hommage poétique à la récolte d’Andrea Büttner chez Jan Mot
“All art is close to shame” (“Tout art est proche de la honte”) : c’est ainsi qu’Andrea Büttner intitulait son exposition en 2017 lors du Turner Prize, dont elle était l’une des finalistes. Si le plaisir, la beauté et la poésie sont autant de notions recherchées par l’artiste allemande, celle-ci explore également dans son travail la pauvreté et la fragilité humaines. Une vulnérabilité à laquelle elle soumet ses œuvres, gravant le contreplaqué depuis les années 90, médium choisi car longtemps rabaissé par les peintres gestuels masculins. Sur ses planches de bois, Andrea Büttner dessine des corps agenouillés, les mains tendues dans la position du mendiant, puis utilise ces motifs comme surfaces d’impression pour reproduire l’empreinte de ces gestes sur des fonds colorés. Initié en 2020, son nouveau projet actuellement présenté à la galerie Jan Mot poursuit dans cette lignée. Ici, l’artiste quinquagénaire s’est intéressée à une activité nécessaire à notre alimentation mais éprouvante, impliquant l’intégralité du corps des cueilleurs : la récolte des asperges en Allemagne, l’un des pays où la culture de ce légume est la plus développée. À l’heure de la pandémie, la récolte a été mise en péril autant que ses acteurs et actrices, auxquels l’artiste a décidé de rendre hommage à travers des gravures sur fonds colorés, détaillant la posture des femmes grattant la terre pour en extraire ces ressources, mais également un amas d’asperges taillés dans le bois par des étudiants en ébénisterie et disposé sur une table, ou encore des dessins au fusain reprenant la gestuelle de la récolte. Une manière poétique de mettre en valeur un secteur en danger, tout en l’assimilant à l’acte artistique lui-même : celui de tailler au couteau une surface pour y faire émerger des formes qui nourriront le corps et l’esprit.
Andrea Büttner, “Part 1 : Asparagus Harvest”, jusqu’au 23 juillet à la galerie Jan Mot, Bruxelles.
6. Les personnages mélancoliques de Tony Toscani chez Stems Gallery
Sur les six toiles réparties dans le vaste espace de la Stems Gallery, les personnes que l’on voit apparaître partagent toutes des caractéristiques similaires : leurs têtes paraissent minuscules comparées à leur cou, leurs épaules sont carrées et leurs bras allongés plus que de mesure, géométrisant des corps bien au-delçà de leurs proportions naturelles. Leurs visages pâles, aussi, sont tous habités par une certaine neutralité, qui confine à la tristesse : assis au bord d’une table, le menton reposant nonchalamment sur sa large main, l’un plonge son regard dans le vide tandis que sur un autre tableau, la tête d’un personnage se love dans le buste d’une femme qui semble, dans sa posture protectrice, l’enfermer dans le L formé par ses bras immenses plutôt que le protéger. Enfin, toutes les toiles accrochées ici se caractérisent par un même dépouillement du décor, réduit à des murs et tables vierges gris clair en intérieur, des plaines de verdure sans fleurs, et la présence quasi systématique d’un ciel bleu immaculé, visible tantôt en intérieur à travers l’encadrement d’une fenêtre, tantôt en extérieur comme arrière-plan direct des scènes représentées. Un riche aperçu du travail du peintre américain Tony Toscani qui, à 36 ans, parvient à capturer la mélancolie contemporaine avec une grande économie d’éléments sur la toile, mais aussi une extrême minutie. Une précision qui lui demande d’ailleurs des mois de travail, l’artiste réalisant seulement une dizaine de tableaux par an. De James Ensor à Fernando Botero en passant par René Magritte et Fernand Léger, la signature picturale de l’artiste basé à New York traduit sa passion pour les grands maîtres de la peinture figurative occidentale du début du 20e siècle, ayant su, comme lui, générer une nouvelle expressivité des corps par sa redéfinition formelle au-delà du réalisme, tout en touchant au plus près de l’âme humaine.
Tony Toscani, “Tarantula”, jusqu’au 2 juillet à la Stems Gallery, Bruxelles.