De l’avortement à l’hystérie, l’artiste Laia Abril décrypte l’histoire de la misogynie
Jusqu’au 18 mai 2025, le BAL consacre ses espaces à Laia Abril. Troisième volet de ses recherches sur l’histoire de la misogynie, le parcours plonge les visiteurs dans son étude de “l’hystérie de masse”, entre photographies et témoignages audio et textuels récoltés par l’artiste espagnole au fil des années. Retour sur la pratique artistique et anthropologique de l’artiste catalane, qui aborde également les thèmes de l’avortement et du viol.
Par Camille Bois-Martin.
Au Bal, Laia Abril expose près de dix ans de recherches sur la misogynie
Écrire une “histoire de la misogynie” : tel est l’ambitieux projet de Laia Abril. Depuis près de dix ans, l’artiste catalane collecte des centaines de témoignages, d’archives médiatiques et historiques pour décrypter les rouages du sexisme dans le monde, en se fondant sur des cas très concrets. Découpé en trois chapitres, son projet A History of Misogyny aborde ainsi les thèmes de l’avortement, du viol, et de l’hystérie de masse. Ce dernier volet de ses recherches fait actuellement l’objet d’une exposition au Bal, à Paris, qui offre un aperçu non-exhaustif de ses recherches autant qu’elle témoigne d’une démarche singulière, aux confins de l’art et de l’anthropologie.
Au gré d’une scénographie semblable à un laboratoire ou à un bureau d’enquête, la photographe plonge ses visiteurs dans l’obscurité. Sur les murs, des phrases en rouge recueillies lors de ses investigations de cas d’hystérie aux quatre coins du monde, tapissent des photographies documentaires ou énigmatiques, et soulignent la teneur misogyne des propos et les carcans institutionnalisés dans lesquels la société enferme les femmes depuis des siècles. Un fil conducteur, qui oriente son travail depuis une petite décennie…
L’avortement, premier sujet de recherche de Laia Abril
À l’origine du projet de Laia Abril, une vocation : celle de journaliste. Mobilisant les outils appris au cours de ses études, elle se tourne, au cours de ses recherches, vers l’art, qui lui permet d’aborder le contexte et le système oppressif de son sujet, sans y apporter de solution ni de réponse. Premier chapitre de ce qui constitue aujourd’hui son Histoire de la misogynie : On Abortion, qu’elle dévoile en 2018. Débutées en 2014, ses recherches soulignent alors les dangers et les conséquences du manque d’accès légal, sûr et libre à l’avortement à travers le monde.
Remontant le fil de l’histoire – comme pour chacun de ses chapitres –, l’artiste revient sur les raisons pour lesquelles les femmes prennent le risque de mourir pour avorter encore aujourd’hui, tout comme elle expose les différentes méthodes, médicinales comme artisanales, auxquelles elles ont eu recours à travers les siècles.
Au côtés de ses photos d’outils chirurgicaux ou domestiques (tels des cintres), elles insère des portraits de femmes et leur témoignage. Si ces dernières ne racontent pas leur expérience, elles reviennent sur les raisons de leur décision et sur le contexte socio-politique dans lequel leur avortement s’inscrit. Et tissent les premières toiles de son projet plus large, mêlant textes et visuels, sans jamais s’inscrire dans le sensationnel, afin de conserver une approche contextuelle et anthropologique.
La culture du viol exposée par Laia Abril dans On Rape
Plus connue – notamment par le biais d’une exposition à la galeries Les filles du Calvaire en 2020 –, son étude sur le viol, qui suit celle sur l’avortement, aborde ce sujet complexe et plus que d’actualité sous le même prisme. “Je voulais essayer de comprendre pourquoi les structures législatives trahissent non seulement les survivants, mais encouragent même les auteurs de violence en préservant certaines dynamiques de pouvoir et normes sociales” explique Laia Abril à propos du projet.
Sa perspective se pose sur les institutions gouvernementales plus que sur les victimes en elles-mêmes. Les témoignages n’évoquent jamais le traumatisme, mais toutes les circonstances sociales et légales qui nourrissent ce que l’artiste décrit comme une culture de l’oppression. Dans les pages de son ouvrage, comme sur les cimaises des galeries où elle expose le projet, des photographies saisissantes en noir et blanc dévoilent les vêtements portés par les victimes lors des évènements tragiques et côtoient des citations d’hommes politiques, des images et des textes documentaires qui retracent l’histoire du viol au fil des siècles.
Ceinture de chasteté produite à la fin du 18e siècle, contraintes et normes corporelles entourant le mythe de la virginité, témoignage de 200 000 femmes devenues esclaves sexuelles pour l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale… Autant de documentations qui ont délimité les contours de notre société patriarcale et soulignent le contexte oppressif dans lequel ces évènements sont advenus, et continuent d’advenir.
L’hystérie de masse : d’une histoire de la misogynie
Plus conceptuel, le dernier chapitre de la trilogie de Laia Abril, actuellement exposé au Bal, s’intéresse au phénomène « d’hystérie de masse”. Aussi théorique que cette expression puisse paraître, elle décrit une série d’évènements concrets, documentés depuis l’époque médiévale. Remontant jusqu’au 15e siècle, ces dossiers, accrochés par ordre chronologique sur les murs, relatent sur plusieurs pages des récits d’hystérie collective au sein de communautés féminines souvent contraintes à vivre en groupes isolés. Miaulement de nonnes dans un couvent en France, chasses aux sorcières à Salem, évanouissements et claquements de dents dans une école au Royaume-Uni…
De siècle en siècle, et de pays en pays, l’artiste catalane rassemble des études de cas diverses, dont certaines sont actuellement présentées dans le centre d’art parisien. “Le volet On Mass Hysteria est en réalité à la genèse de tout mon projet, nous explique l’artiste lors de l’inauguration de son exposition. Tout a commencé en 2017. J’étais alors au Népal, et je suis tombée sur un article du Times of India décrivant un cas ‘d’hystérie de masse‘. Ce récit et ce terme ont attisé ma curiosité. J’ai approfondi mes recherches, et j’ai découvert des dizaines et des dizaines de cas similaires. J’ai ainsi compris la direction qu’allait prendre mon projet sur l’histoire de la misogynie. Il allait aborder les thèmes de la résistance et de l’oppression, et tenter d’en expliquer les causes et les conséquences.”
Plutôt que de souligner le caractère misogyne et peut-être voyeur de chaque évènement étudié, le projet de Laia Abril se concentre sur le contexte préalable entourant chaque ‘épidémie’. Parmi l’un des trois cas exposés, celui de Mexico résonne au sein du Bal de façon quasi énigmatique. On y entend des phrases en tlapanèque, la langue indigène des petites filles internées au sein d’une école catholique, où de nombreuses crises de paralysies ont eu lieu au cours de la dernière décennie. Arrachées à leur famille, ces dernières n’ont plus le droit de parler leur idiome natal, ni d’évoquer leur passé. Elles arborent la même coupe de cheveux et leur prénom est remplacé par un numéro. Sur dix ans, 600 d’entre elles ont ainsi manifesté les mêmes troubles : une paralysie quasi totale les empêchant de marcher, et des cauchemars impliquant leur famille. Autant de phénomènes, analysés par Laia Abril avec l’aide de l’anthropologue Josefina Ramírez, qui seraient en réalité la réaction physique des écolières face à l’oppression d’une institution que l’artiste décrit comme “totale”.
Loin d’offrir une explication rationnelle à chaque cas étudié, de ses projets On Rape, On Abortion à On Mass Hysteria, Laia Abril souhaite avant tout mettre en lumière le traitement et le statut de la femme à travers le monde et les époques. “La société peut elle-même nous rendre malade à cause de son oppression.” estime-t-elle. En décryptant ces sujets lourds, l’artiste essaie ”de soumettre d’autres perspectives de recherches, qui ne seraient pas seulement scientifiques”. Son approche, définitivement singulière, permet de mêler la poésie à l’information.
“Laia Abril, On Mass Hysteria. Une histoire de la misogynie”, exposition jusqu’au 18 mai 2025, au BAL, 6 impasse de la Défense, Paris 8e.