Expo : Jeff Wall en 5 photographies renversantes
Exposé jusqu’au 21 avril à la Fondation Beyeler, Jeff Wall (né en 1946) y démontre tout son talent à altérer subtilement le réel dans ses clichés “presque documentaires”. Décryptage de 5 œuvres du grand photographe canadien, piochées dans cinq décennies de carrière et commentées par ses soins dans le catalogue de l’exposition.
Par Matthieu Jacquet.
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1. “Milk” (1984) : l’image capturée sur le vif
Obtenir une image nette d’un moment aussi fugace qu’une explosion n’est pas chose aisée. Pourtant, l’image Milk semble réunir tous les ingrédients de la photographie parfaite. En bas à droite, l’homme assis sur le trottoir happe immédiatement le regard : le soleil éclaire sa peau et son visage, mais aussi le mur en briques brun clair derrière lui, et surtout sa main contenant une brique de lait, dont jaillit un jet blanc capturé avec une clarté saisissante. Lorsque Jeff Wall réalise ce cliché en 1984, nous sommes seulement sept ans après ses premiers “tableaux photographiques” tels que nous les connaissons. Tout le talent de l’artiste réside alors dans sa capacité à retranscrire cette soudaineté, laissant croire qu’il était, par pure coïncidence, là au bon endroit et au bon moment pour capturer “un phénomène si rapide qu’on ne pourrait, sans la photographie, concevoir sa forme”, selon ses propres mots.
La création de l’image a requis des conditions précises dont la lumière puissante et naturelle d’un soleil zénithal, nécessaire pour pouvoir capturer ce moment avec le plus de vitesse et de netteté possible, mais aussi un décor architectural très structuré dont les lignes horizontales et verticales pouvaient encadrer l’action, afin d’appuyer son effet de surprise. Une mise en scène frontale et très ordonnée qui n’est pas sans rappeler l’une de ses premières œuvres célèbres, Picture for Women (1979), générant là aussi une composition tripartite à l’aide des contours des miroirs.
2. “The Flooded Grave” (1998-2000) : l’art du photomontage
Si dans l’œuvre de Jeff Wall, les êtres humains sont souvent au premier-plan, quelques exceptions subsistent toutefois, incitant à se concentrer plutôt sur l’incongruité du décor. C’est le cas du cimetière de The Flooded Grave (1998-2000) et surtout de son étonnante sépulture au centre du cadre : dans ce trou creusé dans la terre, on découvre à la place du cercueil, une étendue d’eau peuplée d’anémones et d’étoiles de mer, aussi riche qu’un récif corallien. Sur la pelouse au loin, on aperçoit les tombes, les ifs, les corbeaux et deux employés du cimetière, éléments plutôt ordinaires de ce décor, qui appuient d’autant plus le caractère insolite de ce puits marin.
Un effet obtenu grâce au photomontage, qui dès le début des années 90 ouvre à Jeff Wall un nouveau champ des possibles. Ainsi, cette œuvre est l’assemblage de plusieurs de ses photographies, toutes réelles, ensuite travaillées pour se fondre les unes avec les autres – comme les couleurs de ce paysage sous-marin, ternies pour s’adapter à la grisaille environnante. Une technique qui permet à l’artiste de mettre en forme les images impossibles et irrationnelles qui lui viennent parfois en tête. “J’ai imaginé ce cliché comme une hallucination fugace, qui ne durerait qu’une fraction de seconde : celle de la vie la plus élémentaire, qui persiste là où on l’attend le moins”, explique le photographe. Soit dans le berceau de la mort.
3. “After ‘Invisible Man’ by Ralph Ellison, the Prologue” (1999–2000) : le pouvoir de la littérature
Nombre d’œuvres de Jeff Wall sont teintées d’une certaine mélancolie, sans doute incarnée par leurs personnages esseulés fuyant le regard du spectateur, comme perdus dans leurs pensées et dans ces intérieurs dans lesquels ils adoptent une posture passive et désœuvré. Dans After ‘Invisible Man’ by Ralph Ellison, the Prologue (1999–2000), toutefois, la mélancolie portée par l’homme assis dos à l’objectif n’est pas le seul fruit de l’imaginaire du photographe, mais avant tout celui de l’écrivain Ralph Ellison et son roman Homme invisible, pour qui chantes-tu ?. En relisant ce livre, Jeff Wall a voulu recréer le domicile de son narrateur, soit la cave d’un immeuble de Harlem éclairée par des centaines d’ampoules – 1369, pour être précis – pour que l’homme puisse y écrire son récit.
Une image qui, derrière l’illustration désolante d’une certaine misère sociale, cède aussi la place à la magie et à la fantaisie : entre la vaisselle sale, les piles de livres et le linge suspendu, le chaos anxiogène du décor s’enchante sous la lumière presque magique de cette myriade d’ampoules qui installent une atmosphère presque réconfortante. Bibliophile et écrivain lui-même, le Canadien a pris beaucoup de plaisir à reconstituer la scène telle qu’il se l’était représentée à sa lecture : “Le processus de création de cette chambre, avec son sol biscornu, sa palette de couleurs, et le flux turbulent du motif des ampoules était une entreprise sculpturale qui, à son tour, s’est apparentée à la création d’un traitement pictural très stimulant.”
4. “Boxing” (2011) : l’intérieur, théâtre idéal
“En intérieur, l’appareil photo paraît toujours plus présent, au point d’être intrusif”, explique Jeff Wall. Des salles à manger sens dessus dessous aux chambres chaleureuses, les décors domestiques ordinaires occupent en effet dans son œuvre un rôle majeur, créant chez le spectateur un sentiment immédiat de familiarité. Aménager ces décors, choisir leur couleurs et leurs matériaux permet d’autant plus au photographe d’affirmer ses intentions visuelles et d’attirer l’attention sur la scène qui s’y déroulent. Comme dans le cliché Boxing (2011), où deux adolescents torses nus s’affrontent avec des gants de boxe dans un salon plutôt cossu.
Transposée du ring à cet environnement feutré, cette scène de combat contraste d’autant plus avec la disposition rectiligne et ordonnée des meubles blancs immaculés et les lignes verticales épurées qui structurent l’image. Inspiré par le jour où, enfant, Jeff se battait avec son frère Steve dans le domicile familial en faisant attention à ne pas casser les meubles, le cliché illustre bien le concept de “presque documentaire” (“near documentary”) développé par l’artiste : des photographies reconstituées d’après des scènes réelles avec une telle précision qu’elles semblent prises sur le vif.
5. “Parent Child” (2018) : quand la mise en scène rencontre le réel
Aussi préparées soient les œuvres de Jeff Wall, celles-ci intègrent régulièrement des éléments imprévisibles et spontanés qui, en se mêlant au sujet principal, génèrent des images d’autant plus réalistes. Capturée en 2018 à Los Angeles, Parent Child en est un exemple éloquent : dans une rue ensoleillée, une fillette est allongée sur le trottoir sous l’ombre d’un arbre, pendant que son père, debout, la regarde. Seul un jeune garçon se retourne et s’étonne de cette scène, pendant que les autres piétons et conducteurs vaquent à leurs occupations. Si leur placement dans le cadre paraît savamment étudié, les hommes et femmes photographiés au second plan sont de véritables passants impliqués dans une image dont ils n’ont même pas perçu la réalisation, puisque le photographe ne dirigeait que les deux principaux protagonistes.
Plutôt que s’isoler du quotidien, la scène s’y intègre donc pleinement et son auteur joue sur l’ambiguïté : peut-on vraiment parler d’une image fictionnelle si celle-ci est produite dans un espace public réel, laissé inchangé et au milieu de figurants qui s’ignorent ? Cette fois-ci, par ailleurs, le photographe n’avait pas réalisé l’image d’après ses propres souvenirs, mais d’après un cliché qu’un ami photographe lui avait envoyé en lui suggérant de le recréer. Conseil qu’il a suivi à la lettre.
Jeff Wall, jusqu’au 21 avril 2024 à la Fondation Beyeler, Bâle-Riehen.
Jeff Wall (2024), catalogue de l’exposition publié en version anglaise et allemande par Hatje Cantz Verlag, avec des essais de Martin Schwander et Ralph Ubl, 240 p., disponible.