25 août 2023

Expo : Cindy Sherman fait des grimaces à la galerie Hauser & Wirth

Star de l’art contemporain, Cindy Sherman est à l’affiche jusqu’à mi-septembre de sa première exposition personnelle à la galerie Hauser & Wirth, à Zurich. La photographe américaine y dévoile une série de récents autoportraits, collages grimaçants et grotesques réalisés à base de morceaux de son visage.

La galerie de portraits de Cindy Sherman chez Hauser & Wirth

 

Rares sont les artistes célèbres qui, tout en faisant de l’autoportrait le cœur de leurs œuvres, arrivent à en faire oublier leur propre apparence. Cindy Sherman est de celles-là : si l’Américaine ne s’est jamais cachée depuis ses débuts à la fin des années 70, elle a su parfaire un véritable talent à disparaître derrière les multiples versions d’elles-mêmes dévoilées dans ses œuvres, d’icônes hollywoodiennes à bourgeoises représentées dans les toiles des vieux maîtres, en passant par des clowns et autres poupées gonflables. Nouvelle preuve à la galerie Hauser & Wirth de Zurich, où l’artiste (née en 1954) présente jusqu’à mi-septembre une étrange galerie de portraits féminins composites, dont les parties réassemblées comme dans un puzzle font naître des visages grimaçants – au risque d’en devenir effrayants. Sur l’un d’entre eux, l’expression d’une femme apparaît d’autant plus interloquée que son œil gauche, tombant, se situe bien plus bas que le droit sur sa joue. Sur un autre, le regard louchant d’un visage capturé de trois-quarts s’accompagne d’une bouche ouverte à pleines dents, si avancée que la mâchoire en semble anormalement prognathe. Tandis qu’une oreille hypertrophiée, en couleur quand le du portrait est en noir et blanc, souligne l’indiscrétion d’une curieuse avide de confidences qui ne la regardent pas. Réalisée entre 2020 et 2023, cette série de collages photographiques monstrueux, dont les traits recomposés et disproportionnés génèrent des visages surréels, en ferait presque oublier qu’une seule personne se trouvait devant l’objectif lors de leur prise de vue : l’artiste elle-même.

Des collages aux portes du grotesque et de l’absurde

 

Après s’être fait connaître il y a quarante ans par ses réinterprétations photographiques de films des années 50 et 60, dont elle campait elle-même les archétypes féminins dans des mises en scène minutieuses, Cindy Sherman met cette fois-ci de côté décor et accessoires pour se concentrer sur le visage, cadré en gros plan et principalement en noir et blanc. Toutes les œuvres exposées dans la galerie suisse, dont l’idée a germé chez l’artiste dès 2010, tiennent alors leur particularité de l’agrégation d’éléments faciaux issus de différents clichés : telle un Dr. Frankenstein de l’image, la photographe en conserve délibérément les délimitations, jusqu’à en coloriser certains pour marquer des points d’accroche. Afin de les réaliser sur Photoshop, la sexagénaire pioche à l’envi dans sa propre bibliothèque numérique où elle a préalablement rangé les parties de son visage comme dans des étagères. Chaque nouvelle œuvre résulte ainsi de combinaisons entre ces nombreux fichiers, nommés “eye #4” (l’œil n°4), “hair #2”, “ear #12” ou encore “lips #5” – méthode qu’elle relate image après image, dans le catalogue édité par la galerie pour l’exposition. Son procédé l’inscrit d’ailleurs dans l’héritage des dadaïstes et surréalistes, célèbres pour leurs collages absurdes, mais aussi des cubistes, qui s’appliquaient au siècle dernier à représenter sur un même plan les composantes d’un sujet d’après différents points de vue. Mais le grotesque des œuvres de Cindy Sherman naît surtout de la rencontre entre leurs nombreuses imperfections – contours des morceaux assemblés, rides marquées par le grain de l’image, pores apparents ou encore teint orangé d’une peau brûlée par le soleil – avec des postures et expressions dramatiques qui reprennent les clichés du portrait traditionnel. Sur certaines œuvres, on croit ainsi reconnaître une madone implorante ou le profil de vedettes de cinéma telle que les immortalisait le studio Harcourt.

La métamorphose : une réponse aux dérives de la reconnaissance faciale ?

 

Depuis sa première série Untitled Film Stills, Cindy Sherman appose un numéro à chacune de ses œuvres dont ce dernier projet renseigne la quantité : plus de 660 œuvres sont aujourd’hui finies, exposées voire vendues en tant que telles. Un riche corpus dont émerge une question : lorsque l’on a fondé sa carrière sur l’autoportrait et la métamorphose de soi, est-il encore possible de se réinventer ? Les hypothèses lancées par l’artiste sont plurielles. Depuis 2017, ses interrogations sur le pouvoir de l’image dans la création de l’identité l’ont logiquement conduite à investir le territoire du selfie, proposant sur son compte Instagram des dizaines de visages artificiels abondamment lissés par FaceTune et autres logiciels de retouche. À l’heure où la reconnaissance faciale forme un angoissant outil de surveillance des individus, la New-Yorkaise contourne l’enfermement identitaire du visage en l’utilisant comme matière visuelle malléable à l’infini, menée aux portes de l’invraisemblable. Comme un défi lancé aux intelligences artificielles d’établir le plus exact des profils en se fondant sur des informations trompeuses, voire contradictoires. Le critique d’art Éric Troncy résumait justement cette distinction ontologique de ses œuvres dans les pages de Numéro art il y a quelques années : les œuvres de Cindy Sherman “ne sont pas des autoportraits, mais bien des portraits”.

Cindy Sherman : une star de l’art contemporain qui fait des émules

 

Comptant parmi les noms les plus célèbres de l’art contemporain, Cindy Sherman est également aujourd’hui l’une des photographes les plus chères du marché – succès que ne fait qu’étayer son arrivée il y a deux ans dans la prestigieuse liste de la galerie Hauser & Wirth. Son travail fait des émules chez de nombreux artistes des nouvelles générations qui, comme elles, utilisent la représentation du soi, du corps ou du visage pour développer ne réflexion sur les identités mouvantes au-delà des carcans – on peut citer parmi eux Nadia Lee Cohen, Martine Guttierez, Sin Wai Kin ou encore Frida Orupabo, dont les collages d’images de femmes noires issus d’archives ouvrent à leur tour un nouveau champ des possibles. Un riche vivier artistique qui, désormais, rend l’œuvre de la New-Yorkaise parfois plus sage et convenue, sans qu’elle ne compromette pour autant sa sincérité.

 

En atteste la série présentée chez Hauser & Wirth, la pratique de l’artiste s’enrichit toutefois d’un sujet inédit : la vieillesse, dont les manifestations physiques convoquent inévitablement un nouveau regard sur soi-même. Au même moment que l’exposition de Cindy Sherman, une autre grande figure de l’art féministe révélée dans les années 70 dévoile au Frac Sud une autre approche de l’autoportrait photographique : Martha Wilson, qui choisit quant à elle le flou et la transparence pour manifester sa mutation progressive en figures féminines juvéniles telles que Melania Trump ou une jeune Catherine Deneuve. De la métamorphose à la caricature, voire au registre du clownesque et du drag, les œuvres de ces deux Américaines considérées comme à l’avant-poste de l’art féministe utilisent ainsi les procédés d’altération photographique pour se distancier des réalités concrètes de leur apparence et de leur âge – Cindy Sherman explique d’ailleurs chercher dans ses images à “s’effacer” plutôt que se révéler. Toujours discrète, l’Américaine ne s’est pas montrée lors de l’ouverture de l’exposition à Zurich. Une manière, sans doute, de laisser la magie de ses portraits grinçants opérer jusqu’au bout.

 

Cindy Sherman, jusqu’au 16 septembre 2023 à la galerie Hauser & Wirth, Zurich.