Comment l’architecte Frank Gehry a réalisé sa première collection de sacs pour Louis Vuitton
C’est à Art Basel Miami Beach que le célèbre architecte du Guggenheim Bilbao, de la fondation Louis Vuitton et du Walt Disney Concert Hall a dévoilé sa toute nouvelle collaboration avec Louis Vuitton : une collection capsule de sacs inspirée par ses architectures, son atelier, ses matières et ses animaux fétiches. Il s’y dévoile pleinement en artiste fantasque et néo-pop aux traits d’esprit qui font mouche.
Par Thibaut Wychowanok.
Peu d’expositions et de projets avaient jusque-là exprimé pleinement la fantaisie de Frank Gehry. De l’architecte star (le Canadien-Américain déteste l’expression et c’est vrai qu’il tient plus de l’homme cultivé que du it-boy hollywoodien), on connaît, bien sûr, l’expressionnisme sculptural de ses formes déconstruites, le bâtisseur génial qui a revitalisé une ville comme Bilbao à l’aide d’un musée, ses amitiés avec les plus grands artistes du XXe siècle, sa fascination pour le Japon et pour le monde aquatique… Frank Gehry, inspiré en cela par son modèle Frank Lloyd Wright, ira puiser dans la culture japonaise (et dans sa passion pour les figures aquatiques et la danse) une certaine idée de la fluidité, du mouvement et de la forme organique. De Frank Gehry, on connaît donc le sérieux. Et pourtant, il y a presque dix ans, à l’occasion de l’inauguration de la fondation Louis Vuitton – son joyau parisien –, l’architecte nous laissait déjà percevoir sa fantaisie et son humour alors qu’on l’interrogeait sur cet aspect de son œuvre : “Vous devez connaître l’importance de la carpe pour moi. Dans ma jeunesse, mes camarades me surnommaient ‘Poisson’ parce que, chaque jeudi, j’accompagnais ma grand-mère au marché acheter une carpe, que nous conservions jusqu’au jour du sabbat, dans la baignoire…”
L’anecdote trouve un écho particulier sur le booth de Louis Vuitton à la foire Art Basel Miami Beach. L’exposition qui lui est consacrée entremêle une fascinante nouvelle et première collection de sacs Capucines réalisés par ses soins (et les équipes maroquinerie de la maison), maquettes d’architecture, dessins et d’autres projets pour la maison parisienne dont il est un ami proche. La carpe est présente et, avec elle, toute la fantaisie de l’architecte. Car le projet semble l’avoir particulièrement amusé. Et loin de de se contenter de transposer ses architectures en sacs, le sage de 94 ans a choisi de jouer avec les formes, les couleurs (qu’on lui connaît moins), les formes végétales et animales. Frank Gehry s’y dévoile en artiste néo-pop.
La carpe, donc, apparaît brodée sur un petit sac Capucines blanc. Il s’agit en réalité d’une broderie réalisée sur un cuir de crocodile (!) par les ateliers. Elle reproduit un dessin de l’architecte : l’anatomie d’un poisson réalisée pour un projet architecturale. Le sac n’était pas prévu à l’origine pour cette collection capsule. Mais Gehry a trouvé l’idée amusante. Il a rajouté des yeux et des dents au poisson et dessiné quelques écailles elles aussi brodées sur le haut de l’objet. Le croquis a tout du trait naïf, du dessin d’enfant que l’architecte aurait pu réaliser chez sa grand-mère face à la carpe du sabbat. Il évoque les dessins humoristiques d’un autre artiste contemporain bien connu, David Shrigley. C’est l’une des très belles réussites de cette collection capsule qui arrive à convoquer la magie de l’enfance et sa poésie.
La carpe, toujours, se déploie ailleurs rougeoyante sur un autre Capucines par un jeu subtil de marqueterie en 3 dimensions – un autre défi relevé par les équipes Louis Vuitton. Elle semble bouger, être vivante, s’échapper du sac… Un ours apparaît à quelques pas du poisson. La sculpture en métal pèse pas moins de 2 kilos. C’est une incroyable minaudière inspirée de sa sculpture de 2014, Bear with Us (2014), bien plus monumentale. Tout un bestiaire se laisse ainsi découvrir. Ailleurs, un crocodile vient se lover sur l’anse d’un Capucines. Gehry l’a fait retravailler à plusieurs reprises, il avait peur que l’animal ne soit pris pour un rat. Qu’il se rassure, il n’en est rien.
Frank Gehry n’en a pas pour autant oublié l’architecture. Le chef-d’œuvre de la collection est sans doute le sac Capucines Concrete qui reproduit à merveille non seulement les vagues et plis de ses architectures, mais aussi ses matières fétiches : le béton et le marbre. Le cuir mérite d’être touché tant les ateliers Louis Vuitton ont réussi à reproduire la sensualité et la rugosité avec maestria. On pense évidemment aux formes de son célèbre Walt Disney Concert Hall de Los Angeles, au Guggenheim Bilbao mais aussi aux larges voiles et vagues de la fondation Louis Vuitton à Paris et de la maison Louis Vuitton à Séoul. Mais, même là, la fantaisie de Frank Gehry transparaît. L’architecte a choisi la couleur de l’intérieur du sac – un bleu franc – en s’inspirant du T-shirt qu’il portait ce jour-là. En réalité, Gehry semble, dans son processus créatif, faire feu de tout bois. Des photographies de maquette de son atelier sont ainsi reproduites sur l’un des sacs à la manière d’une sérigraphie d’Andy Warhol. Pour un autre sac, quelques feuilles qui traînaient dans son studio ont été découpées et chiffonnées par ses soins pour se transformer en fleurs apposées sur un sac (et reproduites à l’identique en cuir par les ateliers). Gehry s’amuse, certes, mais exprime surtout sa manière de penser : tout objet à portée de main, toute matière peut l’inspirer. À tel point que la collection elle-même semble (re)former son propre atelier, déconstruit et réassemblé.
En 1977, Gehry et sa femme Berta faisaient l’acquisition d’un bungalow rose des années 20 à Santa Monica. Déjà, Gehry faisait feu de tout bois en construisant une extension avec des matériaux non traditionnels à disposition (tôle froissée, bois, clôtures métalliques). Déjà, il enveloppait la maison avec un nouvel extérieur tout en laissant visible celui d’origine. La méthode est la même pour le Capucines Analog qui voit le sac augmenté d’extensions qui l’englobent pour lui donner une forme architecturale nouvelle. Un principe qui se déploie encore sur le Capucines Mini Blossom, recouvert de quelques voiles colorées qui pourraient être du verre de Murano (à l’instar des flacons de parfum réalisés par l’architecte pour Louis Vuitton auparavant) mais qui se révèlent être une résine colorée.
Enfin, la Twisted Box – imaginée à l’origine par Frank Gehry pour la collection Celebrating Monogram – vient définitivement démontrer l’ultime liberté dont jouit l’architecte grâce à Louis Vuitton. Il est le seul créatif à avoir pu redessiner le monogramme culte de la maison – quelques dessins exposés à Art Basel Miami Beach viennent le rappeler. Ce monogramme réinventé se déploie sur cette boîte étonnante qui semble flotter dans les airs. Aussi libre que son créateur.