25 juil 2019

Bruno Gironcoli, l’artiste perdu au fond d’un zoo

Ce grand sculpteur autrichien représenta son pays à la Biennale de Venise et enseigna sa discipline à de nombreux artistes. Gigantesques, ses œuvres composées d’une accumulation d’éléments insolites semblent sorties de films de science-fiction et suscitent des réactions tranchées : la répulsion autant que la fascination.

Bruno Gironcoli, “Untitled” (1997). Fer, bois et plastique, 320 x 620 x 540 cm, Ø 410 cm. Courtesy of the artist and C L E A R I N G, New York/Brussels

Trois expositions – deux à New York et une à Francfort – ont rappelé, juste avant l’été, la très grande singularité et l’extraordinaire répertoire de formes de ce sculpteur autrichien disparu en 2010, qui fut le professeur de nombre d’artistes, de Franz West à Ugo Rondinone, à l’Académie des beaux-arts de Vienne où il dirigea le département de sculpture à partir de 1977. Lauréat du Grand Prix d’État autrichien pour les arts visuels en 1993, il représenta l’Autriche à la cinquantième Biennale de Venise en 2003, et les occasions sont finalement trop rares aujourd’hui de faire l’expérience de cette œuvre qui se déploie sur quarante années, et en particulier de ses hallucinantes sculptures – si ce n’est dans le musée qui porte son nom et qui, curieusement, est logé dans un zoo en Autriche.

 

Lorsqu’on a la chance d’en avoir fait l’expérience, les sculptures de Bruno Gironcoli sont effectivement inoubliables, et suscitent, en tout cas, des réactions tranchées : fascination ou répulsion. Ce sont principalement de très grandes constructions, des assemblages de matériaux et d’objets uniformément peints de couleur or, argent ou cuivre – et occasionnellement jaune ou marron. Elles semblent alors faites de métal mais ne le sont pas systématiquement : certaines, en effet, sont en fonte d’aluminium, mais d’autres sont en plastique ou en bois, et le traitement coloré les fait paraître métalliques. Elles convoquent tout un tas de motifs plus ou moins reconnaissables. Les plus récurrents sont des bébés qui ressemblent à de grosses poupées joufflues, des feuilles de vigne et des grappes de raisin, des larves et des edelweiss, des épis de blé, divers symboles phalliques et tout un tas de formes “ornementales” qu’on dirait tout droit sorties des décors d’un film de science-fiction. Certaines, plus anciennes, incorporent des objets du quotidien, tel ce balai inclus dans la composition Untitled (1975-1976) présentée à la galerie Clearing, formidable structure coiffée d’une vierge jaune citron (qui ne peut manquer de faire penser à celle réalisée par Katharina Fritsch en 1982) et qui repose sur une sorte de plateforme surélevée. C’est le trait commun à nombre de ses sculptures : elles sont construites sur un plan horizontal qui forme comme une scène, ou organise l’espace qui leur convient et qui se distingue de celui de l’exposition. Ce qui se passe sur ces scènes ou dans
ces espaces s’adresse manifestement plus à l’imaginaire qu’à la raison et semble apporter une réponse sans appel au sujet du bac de philosophie 2019 : “À quoi bon expliquer une œuvre d’art ?

 

Faute de mieux, on qualifie parfois ces grandes constructions de “machines”, peut-être parce que, même si l’on perçoit la justesse de l’assemblage de ces imbrications sophistiquées de formes et d’objets, leur sens reste difficile à saisir, et l’on pense naturellement qu’il ne peut être qu’arbitraire. Mais il n’en est rien : “Ces énormes sculptures ont souvent été mal comprises”, explique sa veuve, Christine Gironcoli. “Beaucoup de gens les voyaient comme de simples machines, ce qui désolait mon mari. Pour lui, ses sculptures mettaient avant tout l’accent sur l’être humain, et peut-être même sur l’impuissance de l’être humain face à la machine. L’humain a toujours été au centre de son travail.” De fait, c’est bien le sentiment qui domine face à ses sculptures. Des plus anciennes (exposées à la galerie Clearing de New York) aux plus récentes (présentées à la Schirn Kunsthalle de Francfort dans une exposition judicieusement intitulée Prototypes for a New Species [Prototypes pour une nouvelle espèce]), toutes laissent penser que quelque chose ayant à voir avec la fabrication d’une société est à l’œuvre.

 

Bruno Gironcoli est né en 1936, trois ans après l’accession de Hitler au pouvoir, et à grandi à Villach, une petite ville située à la croisée des frontières autrichienne, italienne et slovène – une région très pronazie. À Innsbruck, il étudia tout d’abord l’orfèvrerie, ce qui éclaire d’un jour particulier ses sculptures dorées ou argentées et la façon dont divers éléments sont comme méticuleusement “sertis” dans la composition d’ensemble, à la manière de pierres précieuses sur un bijou. C’est à 21 ans qu’il décida de se consacrer tout d’abord à la peinture, et étudia les arts appliqués à l’Académie de Vienne. Parce qu’il voulait comprendre l’impressionnisme et qu’il y avait peu de tableaux dans les musées de la capitale autrichienne, il sollicita une bourse et passa une année à Paris en 1960 : il y vit des œuvres impressionnistes, en effet, mais succomba de manière plus imprévue au pouvoir de fascination de la sculpture de Giacometti. Un moment clé à propos duquel Christine Gironcoli confiait, dans une récente interview accordée à Rebecca Herlemann, curatrice à la Schirn Kunsthalle de Francfort : “Après son retour de Paris, il n’est jamais retourné à l’Académie de Vienne. Nous avions un appartement dans lequel nous pouvions travailler. Là, pendant quatre ans, il a dessiné des nus en me prenant pour modèle. Je posais tous les soirs, et cela a donné une série très intéressante. Ensuite, tout en se détournant de plus en plus de la nature, il s’est mis à incorporer des formes extrêmement intéressantes dans son travail. Qui pouvait prédire à quoi cela conduirait ?

 

 

Ces énormes sculptures ont souvent été mal comprises. Beaucoup de gens les voyaient comme de simples machines, ce qui désolait l’artiste, car elles mettaient avant tout l’accent sur l’être humain, et sur l’impuissance de l’être humain à la machine.

 

 

Jusqu’au milieu des années 70, Gironcoli vécut assez pauvrement, et son ambition de réaliser des sculptures de grande taille se heurta à d’insolubles problèmes de place. Sa nomination en 1977 à la tête du département de sculpture de l’Académie des beaux-arts de Vienne remédia d’un coup à ces difficultés : non seulement son salaire lui permit de ne pas avoir l’obligation de vendre ses œuvres, mais en plus le poste était accompagné d’un logement et d’un atelier. L’atelier fut rapidement encombré par des constructions monumentales. Pour préparer la remise du Prix autrichien de la sculpture décerné par la Erste Allgemeine Generali Foundation à Bruno Gironcoli – premier lauréat de ce prix en 1989 –, Kasper König entreprit de le visiter : “Cette première visite à son atelier me déconcerta au plus haut point, écrit-il, d’autant plus que le nombre de pièces accumulées et imbriquées les unes dans les autres empêchait de se concentrer sur une seule et que, à chaque requête concernant une pièce précise, l’artiste la déclarait inachevée même si elle avait déjà été reproduite dans l’un ou l’autre catalogue comme une sculpture autonome”. Quant à la maison elle-même, elle fut aussi rapidement encombrée des diverses collections farfelues dont Gironcoli s’enticha : bouddhas, porcelaines asiatiques et surtout masques africains – cela commença par une figure sénoufo rapportée d’Afrique par un ami à la fin des années 60 et prit ensuite des proportions d’autant plus phénoménales que, n’ayant jamais voyagé en Afrique, Gironcoli se souciait bien peu de savoir si ces figures étaient authentiques ou non, parfaitement indifférent à leur valeur marchande, intéressé surtout par leur forme, et sans doute par leur accumulation obsessionnelle. Ceux qui pénétrèrent sur les lieux décrivirent un espace saturé par ces collections, avec de petits passages aménagés permettant de circuler d’une pièce à l’autre au milieu du fatras.

 

Lorsque Bruno Gironcoli partit à la retraite de l’Académie au début des années 2000, se posa la question du déménagement de ces sculptures fatalement inachevées et sans cesse recomposées – comme de celles qui, terminées peut-être, avaient pris possession de l’atelier comme la végétation d’une jungle épaisse. La famille Herberstein manifesta son intérêt : elle disposait depuis plusieurs générations d’un château en Autriche et un mécène anonyme aida à commander à l’architecte Hermann Eisenköck un bâtiment pour abriter les sculptures de Gironcoli. Curieusement, un zoo était annexé au château, et ce zoo prit une certaine ampleur au fil des années, de telle sorte que le musée Gironcoli est aujourd’hui logé entre le pavillon des lémuriens et les enclos réservés aux fauves et aux chimpanzés… Étrange situation ! Il faut s’acquitter du droit d’entrée du zoo pour atteindre le musée… et quel rêve de musée est-ce là ! Dans un espace immense déployé sous une imposante charpente sont présentées d’exceptionnelles sculptures de Gironcoli. Aucun gardien en vue (la vidéosurveillance est censée les remplacer, mais il y a fort à parier que personne ne surveille jamais les écrans de contrôle), pas de caisse à l’entrée, et quasiment pas, sur les murs, de ces textes pédagogiques qui ruinent fatalement la rencontre avec une œuvre. Dans ces grands espaces qui s’ouvrent parfois sur l’extérieur grâce à de larges baies vitrées, le spectateur fait l’expérience des sculptures dans des conditions optimales : sans rien qui le distraie de la présence envoûtante des très grandes sculptures, il peut s’abandonner au langage formel unique de Gironcoli et à son étrange répertoire de formes. Comme les animaux qui leur tiennent lieu de voisinage, elles semblent en captivité provisoire et bienveillante, habitées par une forme de vie prête à être libérée à chaque instant, ressuscitant inlassablement l’esprit du sculpteur dont la liberté s’impose à nous aujourd’hui comme un indiscutable modèle.