14 oct 2022

Biennale de Lyon : entre cocons suspendus et mouche bavarde, 8 œuvres à voir absolument

Le 14 septembre, la Biennale de Lyon ouvrait la porte de sa 16e édition, placée sous le signe de la fragilité et rythmée par les œuvres de plus de 200 artistes déployés dans 12 lieux de la ville, des hangars industriels des usines Fagor aux galeries vides du musée Guimet, ancien musée d’Histoire naturelle de Lyon rouvert pour l’occasion. Des cocons suspendus de Tarik Kiswanson à la vidéo grinçante de Puck Verkade sur l’éco-anxiété, en passant par la ville recouverte de cendres de Hans Op de Beeck, découvrez 8 œuvres marquantes de ce rendez-vous international de l’art contemporain.

Vue de l’installation de Tarik Kiswanson au musée Guimet, Biennale de Lyon 2022. @tarikkiswanson

Les cocons suspendus de Tarik Kiswanson

 

 

Depuis sa fermeture en 2007, le devenir du musée Guimet, ex-musée d’histoire naturelle de la ville de Lyon, est resté opaque. Qu’est-il advenu de ce lieu durant les quinze dernières années, une fois sa porte close et ses collections transvasées au musée des Confluences ? En le rouvrant exceptionnellement au public cet automne et en invitant pour la première fois une vingtaine d’artistes contemporains à s’emparer de ses espaces, les commissaires de la 16e Biennale de Lyon offrent des hypothèses poétiques sur l’histoire mystérieuse du bâtiment. À gauche de la grande salle, l’installation in situ de Tarik Kiswanson présente sans doute l’une des réponses les plus marquantes à ces interrogations, mettant littéralement le musée sens dessus dessous. Deux vitrines du bâtiment et un bureau, jadis posés sur le parquet qui porte les traces de leur présence, sont désormais fixés au plafond, tandis que trois immenses cocons blancs semblent flotter en lévitation dans cet espace lumineux. Réalisés en résine et fibre de verre, ces sculptures s’inscrivent dans la recherche plus globale du trentenaire sur la disparition, le déracinement et la mutation. Car, à l’instar de bon nombre de ses sculptures et vidéos, ces étranges cocons opaques – dont Tarik Kiswanson présentait déjà des répliques au Carré d’art de Nîmes en 2020 – pourraient bien matérialiser avec poésie l’expérience de l’artiste, né en Suède et d’origine palestinienne et jordanienne, et plus globalement celle des personnes exilées dans leur terre d’immigration, en suspens entre sentiment d’extranéité et poids des racines. À Guimet, ils se font également l’écho de la mémoire du lieu, entre figures fantomatiques et chrysalides de chenilles qui auraient, dans cet ancien musée dépeuplé, installé leur nid pour proliférer librement.

 

 

Musée Guimet, Lyon 6e.

Vue de l’installation de Klará Hosnedlová au Lugdunum, Biennale de Lyon 2022. @klarahosnedlova

Les capsules charnelles de Klará Hosnedlová

 

 

Peintures brodées, sculptures, performances, photographies… Klára Hosnedlová ne manque pas de ressources et de médiums pour composer ses installations, jouant avec théâtralité sur la dichotomie entre la froideur de l’architecture moderne, qui inspire ses structures, et le caractère chaleureux, tendre et intimiste des minutieuses créations qu’elles renferment. À Lyon, l’artiste tchèque investit deux des lieux phares de cette 16e Biennale. Dans l’enceinte des usines Fagor, la jeune femme, qui exposait son travail sur moquette à la Fondation Cartier il y a trois ans, a construit cette fois-ci un îlot de terre dissimulé derrière un abri blanc, dont émergent des structures organiques en époxy. Le long de leur structure verticale presque viscérale, on découvre accrochés comme des peintures des fragments de corps tissés puis encadrés, réalisés d’après des photographies de l’artiste. Partiellement dénudés ou recouverts de moulages de leur propre silhouette, des performeurs viennent activer cet environnement au sein du décor vaste et industriel des usines, ainsi que dans l’architecture brutaliste en béton du musée Lugdunum. Là-bas, face au grand hublot orangé offrant une vue panoramique sur le théâtre antique de Fourvière, l’artiste basée à Berlin a disposé cette fois-ci un sofa fait de cordes et de fils rustiques semblables à des chevelures ainsi que des fragments de tubes en résine. Entre les deux bâtiments, la plasticienne déploie ainsi une forme de “néo-ferme” hybride et protectrice qui témoigne d’un retour bienvenu aux mondes naturel et charnel, mais aussi d’une célébration de l’artisanat et de la domesticité.

 

 

Musée Lugdunum et usines Fagor, Lyon 5e et Lyon 7e.

Puck Verkade, détail de “Plague” (2019). Installation vidéo, 5’00’ (en boucle), sculptures en carton. Courtesy de l’artiste et Durst Britt & Mayhew. Avec le soutien de Mondriaan Fonds, de l’Ambassade du Royaume des Pays-Bas en France, du Goethe-Institut Lyon. 16e Biennale d » art contemporain de Lyon, Musée Guimet © Blaise Adilon

L’éco-anxiété à travers les méditations d’une mouche chez Puck Verkade

 

 

Une femme au foyer pétrie d’angoisses dans son petit appartement se crispe pendant qu’une mouche moralisatrice tire la sonnette d’alarme. Tel est le scénario absurde et inattendu du film de Puck Verkade, projeté au cœur d’une installation en sculptures de frites géantes dans l’une des salles du musée Guimet. Son sujet ? L’éco-anxiété – ou solastalgie –, phénomène d’angoisse liée à la crise climatique grandissante, théorisé récemment et en pleine expansion face aux tragédies accumulées aux quatre coins de notre planète. Les yeux exorbités rivés sur sa télévision et ses actualités inquiétantes, la femme en tablier à carreaux incarne ces millions d’âmes terrifiées et paralysées par leur sentiment d’impuissance face à l’urgence environnementale, et se voit progressivement hantée par la présence d’insectes nuisibles qu’elle tente de neutraliser en vain, au point que leur présence fait naître chez elle des troubles obsessionnels compulsifs. À l’instar d’un oiseau de mauvais augure, la mouche parlante fantasme de son côté la potentielle extinction de l’espèce humaine au sein d’une planète à l’agonie, pendant que les immenses frites jaunes sur fond rouge qui peuplent toute la salle de projection, éléments emblématiques d’une célèbre chaîne de fast-food, complètent sans un mot ce commentaire cynique sur les effets délétères de la mondialisation. Mêlant stop-motion et prises de vue à la caméra sur écran vert, ce film met l’accent, avec un humour grinçant suscitant le malaise, sur une réalité somme toute absurde : celle d’êtres humains contraints de payer les conséquences psychologiques d’une situation causée par leur propre espèce.

 

 

Musée Guimet, Lyon 6e.

Vue de la vidéo 𝙒𝙞𝙨𝙝 𝙔𝙤𝙪 𝙖 𝙇𝙤𝙫𝙚𝙡𝙮 𝙎𝙪𝙣𝙙𝙖𝙮 (2021) de Young-jun Tak au musée Guimet, Biennale de Lyon 2022. @youngjun.tak

Le monde recouvert de cendres de Hans Op de Beeck

 

 

Depuis plus de vingt ans, Hans Op de Beeck fait voir la vie en gris à son public. Qu’elles soit montées sur de petit socles ou déployées en grand format dans l’espace public, ses sculptures se caractérisent la plupart du temps par leur même revêtement monochrome, dont la teinte mate entre le noire et le blanc semble figer l’être vivant ou la nature dans le temps. Aux usines Fagor, l’artiste belge dispose du privilège d’occuper à lui seul l’une des immenses halles du site, dans lequel il dévoile une installation cinématographique grandeur nature aux accents nostalgiques : un paysage à l’arrêt composé de voitures, caravanes et autres bicyclettes, mais également d’un étang bordé d’arbres et d’une aire de jeux, tous peints dans ce fameux gris jusqu’au moindre gravier qui encadrent l’étendue d’eau noire. Immergé dans cette nature morte géante, le public y erre comme dans le quartier d’une ville abandonnée, recouverte par les cendres suite à une catastrophe naturelle – éruption volcanique, incendie ravageur, ou même accident nucléaire. Devant ce tableau à échelle humaine, difficile de ne pas penser à David Lynch ou encore à Lars Von Trier, grands cinéastes renommés pour leur habileté à représenter la mélancolie à l’écran. Seul élément coloré et mouvant de cet espace, le visiteur y devient alors malgré lui le personnage d’un scénario aléatoire alors qu’il parcourt ce décor immobile dominé par cette grisaille morose et poétique.

 

 

Usines Fagor, Lyon 7e.

Hans Op de Beeck, détail de “We Were the Last to Stay” (2022). Installation in situ, matériaux divers. Commande à l’occasion de la 16e édition de la Biennale de Lyon, Usines Fagor. Avec le soutien de Galleria Continua, de la galerie Krinzinger, de la Collection Wemhöner, de Pia Gazil, de Carrion Génie Civil Maçonnerie, de Mat-Eco Recyclage. © Adagp, Paris, 2022. Photo : Blaise Adilon.

La plongée anxiogène dans les entrailles du musée d’Evita Vasiljeva

 

 

Si jusqu’à sa fermeture en 2007, le musée Guimet accueillait directement les visiteurs dans ses vastes galeries par son entrée principale, celle-ci est désormais condamnée. À la place, le public de la 16e Biennale de Lyon est invité à découvrir ses recoins méconnus en le pénétrant par une entrée plus discrète, réservée au personnel et à l’acheminement des pièces, avant d’emprunter ses couloirs et coursives successifs jadis fermés aux visiteurs. Dans l’un de ces premiers espaces, on découvre une ancienne salle de stockage des collections du bâtiment, investies pour la Biennale par Evita Vasiljeva. Des néons clignotent aléatoirement et baignent la pièce d’une lumière verte, dévoilant les structures en métal coulissantes et câbles électriques suspendus de cet environnement étroit, pendant que résonnent des crépitements, vibrations et autres bruits industriels et informatiques étranges. Pour imaginer cette œuvre en 2021, ici réadaptée à l’espace du musée, l’artiste lettone connue pour ses installations in situ s’est inspirée des cambriolages de son appartement familial pendant son enfance et de la manière dont ceux-ci ont laissé dans son esprit la trace indélébile d’une intrusion menaçante dans l’espace sacré et protecteur de sa jeunesse. À l’image de ses propres souvenirs marqués par ces expériences traumatiques, les entrailles du bâtiment se révèlent ainsi dans une atmosphère anxiogène, surprenant les visiteurs au point de provoquer chez eux une réaction presque claustrophobe.

 

 

Musée Guimet, Lyon 6e.

Vue de l’installation d’Evita Vasiljeva au musée Guimet, Biennale de Lyon 2022. Photo : Blandine Soulage.

Le ballet tendre en miroir de Young-jun Tak

 

 

Au cœur du musée Guimet, une salle circulaire jalonnée de colonnes devient le théâtre d’un moment d’une grande poésie. L’artiste coréen Young-jun Tak projette dans cette rotonde son film Wish You a Lovely Sunday, ballade chorégraphique et intime oscillant entre deux décors berlinois : d’une part, celui d’une église néo-gothique et de l’autre, celui d’un club queer, qui accueillent respectivement deux couples de danseurs. Au fil de plans alternés, ces quatre hommes trouvent leurs marques et s’approprient leur espace sur des airs de Bach joués au piano. En plein jour dans l’enceinte lumineuse et feutrée de l’édifice religieux, les deux personnages échangent sur leur enfance, la découverte de leur homosexualité et la difficulté de l’assumer en société, avant de se livrer à un ballet sur le sol bleu nuit. Au sein de l’environnement souterrain de la backroom, éclairé par des lumières artificielles jaunes et rouges, les deux autres danseurs reproduisent quant à eux les mêmes mouvements que leurs homologues en les adaptant à cet espace dépeuplé. Déployée des toilettes aux couloirs de ce safe space pour les communautés LGBTQ+, la chorégraphie prend alors un autre sens, devenant le miroir d’une lutte pour l’émancipation. Un projet qui s’inscrit dans la lignée du travail du jeune auteur de ce film, passionné à la fois par le rapport de l’humain au domaine du sacré, les questions socioculturelles et l’expression des identités.

 

 

Musée Guimet, Lyon 6e.

Vue de la vidéo “Wunderwelten” au musée de Fourvière, Biennale de Lyon 2022. @maliarun80

Les déploiements organiques de Lucile Boiron

 

 

Photographe de formation, Lucile Boiron s’est distinguée par ses clichés charnels, crus et intimes en gros plan, disséquant aussi bien les fruits que les corps en révélant leur peau nue, leur sang et leurs pulpes, mais aussi leurs imperfections, leurs veines et leurs cicatrices. Au fil de ses derniers projets, l’artiste française s’écarte de plus en plus de l’image figée et son traditionnel cadre rectangulaire pour explorer la plasticité de la photographie dans l’espace. Une approche qui triomphe  à la 16e Biennale de Lyon : invitée par les commissaires Sam Bardaouil et Till Fellrath à occuper une série de vitrines au premier étage du musée Guimet, Lucile Boiron y fait dégouliner ses images de leur décor. Baignées de lumière, de couleurs douces et sucrées, ses prises de vue de corps fragmentaires – seins nus, bourrelets, peaux fripées et autres ventres ronds de femme enceinte – s’y découpent dans des formes courbes et s’y superposent grâce à des feuilles transparentes et structures en verre, qui les maintiennent dans une élégante fragilité. Tels des flaques visuelles, les morceaux de chair enveloppent ainsi leur support pour déployer dans le haut du bâtiment un véritable ballet organique autant qu’une ode poétique à la féminité.

 

 

Musée Guimet, Lyon 6e.

Vue de l’installation de Lucile Boiron au musée Guimet, Biennale de Lyon 2022. Photo : Blandine Soulage.

L’escapade onirique et vertigineuse de Mali Arun

 

 

Un parc d’attractions s’invite dans une chapelle. Au musée de Fourvière, perché sur la colline du même nom, le film de Mali Arun embarque le visiteur dans des montagnes russes, au sens propre comme au figuré. Diffusé sur trois écrans dans l’enceinte sacrée, ce triptyque de la vidéaste française offre une vision onirique, voire inquiétante, de ces décors en filmant des hommes et femmes en proie à des sensations fortes. “Mes travaux me portent à questionner les lieux en métamorphose, les lieux abandonnés, vides, les banlieues, les friches et la façon dont les hommes transforment un paysage en territoire”, confiait un jour la jeune femme originaire de l’est de la France. Tout comme dans ses précédentes vidéos prenant pour décor la fête de la Saint-Jean ou un site naturel en Croatie assailli par les touristes, l’approche filmique de ce nouvel environnement par Mali Arun s’écarte du documentaire pour donner naissance à une aventure surnaturelle entre le réel et la fiction, grâce notamment à des filtres colorés où les feuillages des arbres se mettent soudainement à flamboyer et les ciels se teintent de rose, et des plans vertigineux tournoyant simultanément pour donner naissance à une odyssée visuelle presque hallucinatoire. Ces moments de divertissement et de liesse collective se voient ainsi exotisés par un nouveau regard qui, à la manière de l’histoire d’Alice au pays des merveilles, plonge le spectateur dans des “mondes merveilleux” – comme l’indique d’ailleurs le titre de l’œuvre en allemand, Wunderwelten.

 

 

Musée Lugdunum, Lyon 5e.

 

 

Retrouvez toute la programmation de la 16e Biennale de Lyon, “Manifeste de la fragilité”, jusqu’au 31 décembre 2022.