Art Basel : 6 œuvres époustouflantes, de Keith Haring à Henry Taylor
Jusqu’au dimanche 16 juin, la ville de Bâle vibre au rythme d’Art Basel, la plus grande foire d’art contemporain du monde. Outre les nombreux stands de galeries qui attendent les visiteurs du bâtiment principal, le secteur Unlimited accueille, comme de coutume, des projets étonnants par leur monumentalité. Numéro s’arrête sur 6 d’entre eux, parmi les 70 présentés lors de cette nouvelle édition.
Par Matthieu Jacquet.
L’immense fresque de Keith Haring à Art Basel
46,80 mètres. Telle est la longueur de l’impressionnante fresque de Keith Haring, qui accueille jusqu’à dimanche les visiteurs du secteur Unlimited. Sur dix-huit plaques de métal s’alignent les personnages caractéristiques du célèbre artiste new-yorkais : des silhouettes sautillantes et dansantes, sans visages ni genre défini, dessinées par de simples lignes continues.
Si leurs contours noirs et l’arrière-plan grisâtre tranchent avec les couleurs pop du vocabulaire de leur auteur, des traits courbes et frissonnants évoquant, comme dans les bande-dessinées, le mouvement de ces êtres anonymes, détonne et attrape le regard par leur rouge écarlate.
C’est en 1984 que l’Américain, habitué à faire de l’espace public son terrain de jeu, peint à la bombe cette immense fresque sur une clôture de la Franklin D. Roosevelt Drive à Manhattan, voie rapide qui borde l’East River. Déployée originellement sur trente panneaux, l’œuvre a été démontée l’année suivante et, depuis, seuls quelques fragments en ont été exposés. Quarante ans après sa création, sa recomposition à Art Basel marque l’histoire : jusqu’alors, jamais la fresque n’avait été montrée aussi proche de sa forme initiale.
Keith Haring, ”Untitled (FDR NY) #5-22” (1984), présenté par les galeries Gladstone et Martos. Secteur Unlimited (U65).
Le drôle de gorille de Ryan Gander
Composée d’un simple bureau blanc vide et d’un ventilateur, l’installation de Ryan Gander ressemble de prime abord un poste de travail lambda, épuré au maximum. Il faudra contourner le meuble pour découvrir ce qu’il renferme : recroquevillé sous la table, un gorille à taille humaine semble fuir le regard des visiteurs, bougeant timidement sa tête.
Maître de l’absurde, le plasticien britannique ne manque pas d’idées pour inviter l’inattendu dans les espaces les plus familiers – à l’instar de sa petite souris bavarde, qui creuse régulièrement son trou dans les cimaises des galeries et institutions.
Pour cette œuvre présentée pour la première fois en 2023, il a créé ce nouvel animatronique qu’il semble emprisonner dans le monde de l’entreprise : ainsi contraint à s’adapter, la bête tente, par les discrets mouvements de ses mains et ses pieds, d’imiter le langage des humains. En haut d’une des cimaises, une horloge numérique laisse apparaître quatre chiffres verts dédoublés, donnant l’illusion de placer le visiteur dans un moment ambigu, aux portes du réel et du rêve.
Le visiteur de cet étrange zoo est alors invité à s’interroger : confiné dans des bureaux uniformes et soumis au codes du monde corporate, le travailleur contemporain ne s’y sentirait-il pas, lui aussi, comme une bête en cage ?
Ryan Gander, “School of languages” (2023), présenté par la galerie Lisson. Secteur Unlimited (U44).
Les machines futuristes d’Anna Uddenberg
“La forme suit la fonction”, disait jadis l’architecte Louis Sullivan. Transmis dans les écoles d’arts appliqués depuis des générations, cet adage a longtemps présidé à la création d’objets et d’espaces, et tout particulièrement à leur ergonomie, soit leur capacité à s’adapter à l’être vivant et ses mouvements.
Avec ses étranges machines, Anna Uddenberg renverse ce concept fondamental du design : quelque part entre des sièges de véhicules en tous genres et fauteuils médicaux, ses créations paraissent, par leurs proportions et matériaux, pensées par le corps humain, mais laissent planer le doute quant à leur mode d’utilisation. C’est justement cette ambiguïté que recherche l’artiste suédoise : après avoir composé ces œuvres hybrides un rien futuristes à l’aide d’éléments familiers tels que des accoudoirs, coussins en cuir, échelles métalliques et autres fragments de béquille, leurs capacités se dévoileront lors de véritables rituels.
À Art Basel, réparties entre des poteaux à sangles rouges rappelant ceux des files d’attente des aéroports, quelques unes de ces machines sont chaque jour activées lors de performances où des femmes aux airs d’hôtesses de l’air tirées à quatre épingles se mettent, sans un mot, à épouser leurs formes. Placées dans ces positions inconfortables et peu naturelles, parfois suggestives, elles se soumettent à des protocoles étonnants dont ces sculptures deviennent désormais d’immobiles chefs d’orchestre.
Anna Uddenberg, “Premium Economy” (2023/2024), présenté par les galeries Meredith Rosen et Kraupa–Tuskany Zeidler. Secteur Unlimited (U63).
L’hologramme chantant de Wu Tien-Chang
C’est un théâtre de poche qui se cache dans l’une des “boîtes noires” d’Unlimited. Au centre d’une petite scène en bois, un hologramme projette une figure à taille humaine au visage de pantin, vêtue d’une tenue blanche de marin, et une guitare aux pieds.
Après s’être évaporée, la voilà qui réapparaît sur l’écran vertical du fond de la pièce encadré par des ampoules colorées : au rythme d’une chanson traditionnelle taïwanaise entraînante, le personnage, guitare sur l’épaule, marche de profil alors que défile derrière lui des paysages de l’île asiatique. Derrière ces airs légers, l’installation de Wu Tien-Chang évoque l’histoire politique de Taïwan, notamment la période de l’après-guerre où l’État, géré par le parti chinois Kuomintang, a vécu sous l’influence de la culture occidentale et particulièrement américaine.
Semblant déterminé à servir son pays, le personnage finit par quitter son costume pour se revêtir de l’uniforme orange d’un officier de l’armée de l’air livré à son devoir patriote. Une œuvre décalée où l’artiste taïwanais né en 1956, qui a vécu les transformations politiques majeures de la seconde moitié du 20e siècle, explore l’histoire de son pays et l’affirmation parfois laborieuse de son identité et de son indépendance.
Wu Tien-Chang, “Farewell, Spring and Autumn Pavilions” (2015), présenté par la galerie Tina Keng. Secteur Unlimited (U59).
La communauté sans tête de Henry Taylor
Une assemblée fait bloc au fond du large hall du secteur Unlimited. Sur le mur, une banderole “End war and racism !!! Support the Black Panthers” s’aperçoit de loin, avec la fameuse panthère noire emblématique du mouvement de défense et de libération des Afro-Américains, constitué dans les années 60 en réaction aux discriminations raciales dont elles faisaient l’objet. Un groupe incarné par des dizaines de mannequins de couture sans tête, vêtus de vestes et blousons en cuir comme lors d’un rassemblement : à droite, un micro et un pupitre paraissent attendre la prise de parole des membres de l’organisaition.
Mondialement connu pour le regard pictural qu’il pose sur les populations noires aux États-Unis, Henry Taylor livre à travers cette installation une autre facette de son œuvre, affirmant son rapport intime à l’engagement au sein de sa communauté.
Ici, l’artiste sexagénaire rend hommage à son grand frère, Randy, lui-même membre des Black Panthers, qui l’a éduqué sur l’importance du militantisme des personnes de couleur dans une Amérique raciste. À gauche, sur la cimaise, apparaissent les portraits sépias d’hommes et de femmes tués par la police américaine, dont on retrouve les visages en pins sur les vestes des mannequins.
Présentée pour la première fois il y a deux ans, l’œuvre, aux airs de témoignage historique, répondait également à la résurgence des luttes antiracistes et du mouvement Black Lives Matters en 2020, à la suite de l’assassinat de George Floyd par un policier – manière de rappeler que les crises d’hier sont encore loin d’être révolues.
Henry Taylor, “Untitled” (2022), présenté par la galerie Hauser & Wirth. Secteur Unlimited (U37).
Robert Frank, The Americans (1954-1957). © The June Leaf and Robert Frank Foundation, from The Americans
Présenté par les galeries Pace et Thomas Zander.
Quatre-vingt clichés cultes de Robert Frank exposés
Par son immense surface, le secteur Unlimited d’Art Basel permet le déploiement de nombreuses sculptures monumentales. Mais les projets “extraordinaires” ne le sont pas toujours par leur hauteur, leur poids ou leur volume. En atteste la présentation des galeries Pace et Thomas Zander, qui ont ensemble réussi un tour de force : réunir non moins de quatre-vingt-quatre photographies de Robert Frank (1924-2019), extraites de sa série culte The Americans.
Au milieu des années 50, l’artiste d’origine suisse embarque dans un voyage d’un an et demi aux États-Unis qui bouleversera sa vie, et dont il tirera plus de 20 000 clichés. Des champs de la Californie aux immeubles et rues denses de la ville de Hoboken, en passant par les interminables routes traversant le désert du Nouveau-Mexique et les transports en commun de la Nouvelle Orléans, ses images en noir et blanc offrent un portrait riche et varié des paysages et de la population du pays qui deviendra sa terre d’adoption, à travers le regard d’un Européen ébloui par ces nombreuses découvertes.
Alignés à l’horizontale sur des cimaises noires, les tirages exposés à la foire forment l’ultime sélection du photographe avant la publication du livre dédié à cette série, et incluent notamment un triptyque rarement montré. L’occasion exceptionnelle d’apprécier, dans l’espace, le talent de l’un des photographes les plus renommés du 20e siècle dont on célèbre cette année le centenaire de la naissance.
“Robert Frank: The Americans”, présenté par les galeries Pace et Thomas Zander. Secteur Unlimited (U68).