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19 juin 2025

Art Basel : 6 œuvres renversantes repérées à la foire

Jusqu’à ce dimanche 22 juin, la foire Art Basel présente sa 55e édition et, comme de coutume, accueille dans son secteur Unlimited des dizaines d’œuvres impressionnantes, signées Felix Gonzalez-Torres ou Lonnie Holley. Numéro s’est arrêté sur 6 d’entre elles, éclairées par Giovanni Carmine, directeur de la Kunsthalle Saint-Gall et commissaire de ce parcours.

  • Par Matthieu Jacquet.

  • Publié le 19 juin 2025. Modifié le 20 juin 2025.

    L’interview de Giovanni Carmine, curateur du secteur Unlimited à Art Basel

    Numéro : Qu’est-ce qui caractérise selon vous les œuvres de cette nouvelle édition d’Unlimited à Art Basel ? 
    Beaucoup d’œuvres partagent un caractère humaniste. On le voit avec les Shame Punishments d’Andrea Büttner, avec la plateforme de Felix Gonzalez Torres, qui invite les spectateurs à attendre le performeur qui va l’activer, les phrases d’intense motivation que l’on lit en grand sur la structure lumineuse de Marinella Senatore à l’entrée du parcours… Avec la parade de l’Atelier Van Lieshout, on tend même vers l’utopie ! Cette sélection est à la fois politique et poétique. Même un peu apocalyptique, comme on le voit dans l’installation de Walid Raad, qui parle de destruction et de reconstruction. Pour moi, elle reflète très bien l’atmosphère du monde actuel.

    Il semble aussi y avoir plus de sculptures encore que les années précédentes…
    En effet, on a bâti 40 % de moins de murs par rapport à l’année passée, qui était déjà une édition assez ouverte. C’était donc un défi de générer des espaces pour toutes ces sculptures avec aussi peu de cloisons.

    Comment se passe la préparation de ce secteur, de la sélection des œuvres à leur mise en place ?
    Les galeries postulent avec un projet que nous retenons ou non, avec le comité de sélection, à la fin du mois de janvier. Elles proposent toujours un dessin idéal de l’installation, et j’en discute avec elles pour ajuster aux besoins et à l’espace, aux autres œuvres retenues, etc. En avril, tout doit être dessiné. C’est donc deux mois et demi de travail intense avec les galeries. Puis nous disposons seulement de quatre jours pour le montage, une fois que les œuvres sont arrivées. S’il y a quelques menus changements sur place à ce moment-là, tout est déjà déterminé sur plan. Il y a tellement de personnes et de caissons dans l’espace en même temps que sinon, on ne s’en sortirait pas !

    “Les éditions d’Unlimited reflètent bien les tendances du marché de l’art.” – Giovanni Carmine.

    Quelles évolutions majeures avez-vous notées dans les projets exposés depuis votre arrivée il y a cinq ans ?
    Lorsque j’ai commencé en tant que commissaire d’Unlimited, nous étions en pleine pandémie et nous rencontrions de nombreux problèmes logistiques, le transport des œuvres entre les continents était très limité… Les premières éditions que j’ai curatées comprenaient beaucoup de peintures, parce que c’étaient les œuvres les plus faciles à transporter. Depuis, je dirais que nos sélections reflètent bien les tendances du marché.

    Dans cette édition, il y a beaucoup d’artistes d’Asie et du Moyen-Orient, parce que les Occidentaux manifestent de plus en plus d’intérêt pour ces marchés, mais aussi parce que certaines cultures – comme la culture coréenne – ont de plus en plus d’influence dans le monde. Il y a quelques années, on comptait beaucoup plus d’artistes africains-américains dans le parcours, par exemple.

    On constate aussi la présence de plus en plus de textile sur les installations monumentales. Je me souviens de la grande installation de Chiharu Shiota l’année dernière, et cette année, on croise par exemple une structure monumentale de Nicola Turner, qui serpente autour d’une des colonnes, ou encore un tapis en laine tuftée à la main de Caroline Achaintre…
    Oui, c’est une présence qu’on constatait déjà dans les pratiques des étudiants des écoles d’art il y a une dizaine d’années. On peut voir un lien avec des questions écologiques dans cette volonté d’utiliser des matériaux naturels, durables et biodégradables, comme Nicola Turner avec sa sculpture en laine et en crin de cheval. Et puis nous passons notre vie devant les ordinateurs, donc beaucoup d’artistes cherchent, à travers des activités manuelles, à retrouver un contact avec la matière.

    1. Le gogo danseur en slip, performance culte de Felix Gonzalez-Torres

    La plupart des visiteurs d’Unlimited n’y verront qu’un socle carré bleu ciel à la surface miroitante, jalonné d’ampoules jaunes. Mais à un ou plusieurs moments de la journée, un gogo danseur uniquement vêtu un slip argenté et de baskets blanches montera, sans annoncer sa venue, sur cette plateforme pour bouger au rythme d’une musique diffusée par ses écouteurs pendant environ cinq minutes. C’est en 1991, à la Andrea Rosen Gallery, que Felix Gonzalez-Torres présente cette performance pour la première fois. Alors en deuil de son compagnon et de son père, tous deux disparus quelques mois plus tôt, l’artiste propose une œuvre qui joue avec l’absence et prend le spectateur par surprise. Depuis, elle fait le tour des plus grandes institutions internationales, du Centre Pompidou au Hammer Museum, et a même été réinterprétée par l’artiste Sturtevant.

    Giovanni Carmine : “L’idée originale de cette performance, c’est de parler de l’attente. La plupart du temps, elle n’est donc pas activée. Dans les instructions de l’artiste, c’est au danseur de choisir quand il va venir et comment il va danser. Une autre particularité de l’œuvre, c’est qu’elle ne peut être présentée qu’à un endroit à la fois : c’est toujours la même plateforme, et c’est la structure qui l’expose qui choisit le danseur – en l’occurence ici, la galerie Hauser & Wirth.”

    2. Petra Cortright : 16 ans de vidéos selfies à la webcam

    En 2007, l’artiste américaine Petra Cortright décide de se filmer avec la webcam de son ordinateur pendant à peine deux minutes, laissant courir sur son visage quelques animations numériques, avant de publier cette vidéo sur Youtube. Dès lors, cet acte deviendra pour elle un rituel, qui aboutira, comme le montre l’installation à Unlimited, à des centaines vidéos – ici 200 au total sont diffusées sur 50 écrans. Une mosaïque d’images mouvantes où l’on aperçoit l’évolution de l’artiste et de son comportement devant l’écran au fil du temps, mais aussi des technologies, du dessin numérique et des types de cadrages. En s’emparant de cet outil accessible à tous dès sa démocratisation, l’artiste est parvenu à dérouler sur plus de quinze ans une véritable réflexion sur la représentation de soi.

    Giovanni Carmine : “Petra Cortright a terminé cette série il y a deux ans, mettant un terme à seize ans de production. L’idée de l’artiste et de la galerie était donc de toutes les réunir dans une installation unique, rétrospective. Pendant un certain temps, on pouvait encore acheter ces vidéos sur YouTube, elles n’étaient pas très chères ! Là, on voit l’ensemble de la série dans son format final, c’est le coup de théâtre. Le dispositif de menstruation a évolué toutefois : au début, il était question d’avoir moins d’écrans et d’y diffuser des vidéos les unes après les autres, mais ils ont ajouté suffisamment de moniteurs pour qu’on puisse en regarder un grand nombre simultanément.”

    3. Le voyage utopique et barré de l’Atelier Van Lieshout

    Réunir, entre autres, une collection de haches plantées dans des bûches, un crucifix fait en bouteilles, un mannequin affublé d’une jambe prosthétique et un placard à médicaments sur roulettes, le tout guidé par un couple d’énormes bœufs à grandes cornes ? À Unlimited, L’Atelier Van Lieshout l’a fait. Pour la foire, la coopérative dirigée par l’artiste néerlandais Joep van Lieshout dévoile une parade monumentale composée de plus de 80 objets, machines hybrides et motorisées, sculptures anthropomorphes et autres gadgets farfelus qui sommeillent dans ses studios depuis parfois plusieurs années. Une palpitante “marche vers l’utopie” qui traverse la salle du secteur dans sa diagonale pour inviter dans une réalité alternative, mais néanmoins très tangible et vivante.

    Giovanni Carmine : “Cela fait cinq ans que l’Atelier Van Lieshout travaille sur cette œuvre, qu’il a vraiment pensée comme une parade. Ils m’avaient d’ailleurs contacté avant le processus de sélection pour m’en parler, et j’ai jugé qu’Unlimited était le lieu idéal pour la dévoiler – elle mesure quand même 90 mètres de long ! Ce projet est un voyage vers l’utopie, une narration divisée en plusieurs chapitres qui sont chacun une œuvre en soi. D’abord, il y a l’enfance avec le petit chariot, la série des héros, la musique… Au milieu, on trouve le matériel et la logistique – la nourriture, la médecine –, puis les monuments qui sont tombés, les armes dont on a besoin pour faire la révolution, jusqu’à la mort, avec notamment un cercueil. La dernière pièce du cortège, c’est une machine qui sert pour détruire la route derrière soi. Pour qu’on ne puisse pas revenir en arrière…”

    4. Une parade nuptiale réinterprétée par nasa4nasa

    Chaque jour jusqu’à dimanche, il faudra se rendre à Unlimited à une heure fixe pour voir la proposition du collectif nasa4nasa, basé au Caire. Pendant près d’une demi-heure, sept femmes vêtues de coiffes dorées aux airs de candélabres se mettront alors à danser pieds nus, très doucement. Le tintement des pampilles se fait entendre à mesure que leurs corps se meuvent dans l’espace, contraints par le poids de cet accessoire imposant. Imaginée en 2023 par Noura Seif Hassanein et Salma Abdel Salamby, cette création réinterprète la tradition du Shamadan, danse folklorique égyptienne souvent réalisée lors d’un mariage, pour lui apporter une dimension plus contemplative.

    Giovanni Carmine : “C’est une performance fondée sur l’équilibre. Au début, on aperçoit ces sept candélabres parterre, que les danseuses posent sur leur tête avant de se livrer à une danse nuptiale traditionnelle. Leurs mouvements sont très lents, ils s’approchent les uns des autres, s’alignent et se désalignent… C’est magnifique. Ce sont vingt-huit minutes très intenses qu’il faut voir du début à la fin.”

    5. Lonnie Holley : un hommage musical à la Géorgie

    Seulement trois vidéos sont présentées pour cette nouvelle édition d’Unlimited, qui fait la part belle à la sculpture. Au fond de la salle, à droite, on découvre le premier film de Lonnie Holley, artiste pluridisciplinaire qui a fait ses débuts (tardifs) dans la réalisation en 2019. Connu depuis les années 80 pour ses sculptures à base de matériaux récupérés autant que pour ses peintures habitées, puis pour sa musique depuis 2010, l’Américain rend dans cette vidéo de vingt minutes un vibrant hommage à sa communauté dans l’État de Géorgie. Processions de femmes à la sortie de l’église, feux d’artifices qui parsèment le ciel, vues de l’artiste en train de chanter dehors en pleine nuit, ou de créer dans son atelier composent un ensemble poétique et spirituel porté par sa voix envoûtante.

    Giovanni Carmine : “Lonnie est un musicien extraordinaire. Mais il a aussi une pratique sculpturale importante et cela fait des années qu’il agit beaucoup pour sa communauté en Géorgie. C’était donc la volonté de la galerie et de l’artiste de montrer la variété de sa pratique à un public international, avec le film mais aussi ses sculptures de visages en métal suspendues, ces bancs d’église qu’il a créés… Le film est superbe. Beaucoup de visiteurs d’Unlimited ont été très touchés par son travail, c’est une belle surprise.”

    6. La composition écoféministe de Faith Wilding

    Comme chaque édition, le secteur Unlimited ouvre la voie à des productions ambitieuses parfois inédites, mais aussi à la (re)découverte d’œuvres historiques pour lesquelles les cimaises du secteur principal restent encore trop étroites. Tel est le cas de l’ensemble de peintures de Faith Wilding datant des années 80, où six dessins à l’aquarelle alignés sont chapeautés par six peintures à l’huile sur des panneaux d’isorel, formant d’étonnantes espèces végétales. Dans les dessins, on pénètre encore davantage l’univers de la plasticienne paraguayenne américaine à travers des motifs organiques, couleurs douces et symboles mystiques. S’y croisent aussi bien l’influence des compositions abstraites de Hilma Af Klint que des éléments de l’art écoféministe, auquel la peintre âgée de 82 ans s’identifie.

    Giovanni Carmine : “C’est un très beau projet qu’il faut prendre dans son ensemble comme une œuvre en soi. Le dispositif est très précis. L’artiste a même amené le dessin d’origine pour placer les œuvres sur bois et les œuvres sur papier à la bonne distance. C’est aussi l’avantage Unlimited : il n’est pas toujours évident pour les artistes de trouver des musées qui peuvent avoir des murs de six mètres de haut. Là, tout respecte exactement les proportions désirées par l’artiste. J’ai installé l’œuvre dans un petit coin “nature fantastique”, à côté de l’œuvre en rondins de bois de Danh Vo, des nouvelles sculptures hybrides en marbre de Dewar et Gicquel, et de cette folle machine d’Arman, qui est assez extraordinaire. On dirait du Miyazaki !”

    Art Basel, secteur Unlimited (Hall 1), du 17 au 22 juin à Messe Basel, Bâle.