15 mar 2023

Amoako Boafo, la star de l’art qui a envoyé une œuvre en orbite

Il est l’un des peintres que le monde entier s’arrache. Encore inconnu il y a quelques années, le Ghanéen Amoako Boafo a remporté un succès fulgurant grâce à ses immenses toiles où la peau de ses modèles vibre de mille nuances. Exposé aux quatre coins du globe, l’artiste a même été le premier à envoyer une œuvre dans l’espace. Un parcours exemplaire pour un destin stellaire.

Photos par Kenny Germé.

Réalisation par Edem Dossou.

Texte par Matthieu Jacquet.

Amoako Boafo devant Peace Out (2022, huile sur toile, 196 x 170 cm). Chemise à col marin en popeline de coton, bermuda en flanelle de laine et broche, DIOR MEN. Bijoux et tissu vintage.

Nous sommes le 20 juillet 2021. Tous les regards sont braqués sur le milliardaire Jeff Bezos, en train d’embarquer dans sa fusée New Shepard pour participer à son premier vol suborbital. À l’issue de ces dix minutes dans l’espace, la capsule dans laquelle il se trouve avec trois coéquipiers est éjectée avant de se poser doucement sur Terre, soutenue par un parachute. Médiatisé dans le monde entier, ce moment historique acte les débuts du tourisme spatial. Un peu plus d’un mois plus tard, l’homme d’affaires américain lance depuis le Texas une nouvelle fusée de sa société Blue Origin, cette fois-ci sans passagers à bord : au sommet de la capsule, les silhouettes de trois personnes noires peintes en gros plan se découpent sur la surface blanche. Auteur de cette étonnante création sur carrosserie, Amoako Boafo devient à cette occasion le premier artiste à envoyer une œuvre dans l’espace. Un accomplissement majeur qui témoigne du succès fulgurant du trentenaire ghanéen, coqueluche du monde de l’art international où il était encore quasi inconnu il y a cinq ans.

 

Amoako Boafo, peintre de portraits intimistes et sensuels

 

Aussi sensible qu’obsessionnel, l’œuvre pictural d’Amoako Boafo contient des histoires intimes dans des visages. Ceux, tantôt placides, rayonnants ou graves, des personnes qui entourent ce natif d’Accra, au Ghana, depuis son enfance, qu’il représente sur des toiles mesurant jusqu’à plus de deux mètres de long et de large. La plupart du temps isolés dans des décors unis et intimistes, ponctuellement réveillés par des aplats de couleur saisissants, ces personnages composent une véritable galerie de portraits que l’artiste enrichit depuis une dizaine d’années, notamment dans sa série au long cours Black Diaspora. Mais comment expliquer l’engouement mondial pour les œuvres de ce peintre, dont les sujets et la composition semblent somme toute assez classiques ? C’est en s’approchant de la toile pour regarder de plus près la peau noire des modèles que la réponse apparaît plus clairement : des dizaines de lignes sinueuses superposées dans des nuances de brun, de bleu, d’ocre, de pourpre et de beige créent des reliefs saisissants. Pour obtenir cet effet de matière, l’artiste basé à Vienne depuis 2014 plonge ses mains dans sa palette et applique directement la peinture à l’huile avec ses doigts, laissant sur la surface la trace de leur passage – une technique devenue sa signature, qui amène sa galeriste Mariane Ibrahim à le qualifier de sculpteur plutôt que de peintre. Car Amoako Boafo délaisse volontiers les pinceaux pour se livrer à un corps-à-corps avec la toile “jusqu’à ce que tous deux ne forment plus qu’un”, ajoute la Franco-Somalienne basée à Chicago.

Veste croisée en toile de coton, bermuda en flanelle de laine, bonnet et chaussettes, DIOR MEN. Bijoux, tissu et sandales vintage.

Entre Art Basel et Christie’s, un artiste qui affole le marché de l’art 

 

C’est elle qui, il y a cinq ans, découvrait par hasard le travail du jeune homme en parcourant Instagram. Ses peintures la séduisent sur-le-champ, tout particulièrement la série d’autoportraits nus dont elle salue l’audace et le “style anticonformiste”. Mais Mariane Ibrahim est alors loin d’imaginer que cette découverte débouchera rapidement vers une collaboration fructueuse. En décembre 2019, la galeriste, qui commence juste à représenter l’artiste ghanéen, fait un pari audacieux : celui de lui consacrer son stand à Art Basel Miami Beach, foire d’art contemporain prestigieuse qui accueille chaque année près de 100 000 visiteurs et collectionneurs. Si, lors de cette 18e édition, nombre d’entre eux se précipitent sur le stand de la galerie Perrotin pour découvrir la banane scotchée par Maurizio Cattelan sur l’une des cimaises, le travail d’Amoako Boafo, jusqu’alors étranger aux foires, fait florès à son tour. Proposées à des prix raisonnables – entre 30 000 et 45 000 dollars –, les six immenses toiles de cet artiste discret se vendent comme des petits pains, laissant de nombreux intéressés sur la touche. La sauce prend immédiatement. S’enchaîneront alors plusieurs expositions institutionnelles, dont une présentée au Museum of the African Diaspora de San Francisco qui voyagera ensuite à Houston. Le succès d’Amoako Boafo s’étend au second marché : en décembre 2021, alors que le peintre n’a encore que 37 ans, sa toile Hands Up est adjugée 3,4 millions de dollars par la maison de vente aux enchères Christie’s.

 

D’Accra à Vienne, un parcours animé par l’amour de la peinture

 

Pour le monde de l’art international, ce succès peut paraître extrêmement soudain. Mais aux yeux de l’artiste, il est avant tout le fruit d’un acharnement, arrivant après dix-sept années passées à travailler d’arrache-pied pour démontrer son talent autant que la légitimité de sa pratique. Dès son adolescence à Accra, Amoako Boafo se plaît à dessiner et à peindre, participant à de nombreux concours de dessin pour entraîner son coup de crayon. Malgré cette passion dévorante, l’idée d’embrasser une carrière artistique reste un rêve qu’il ne se voit jamais atteindre, obscurci par la perspective d’une vie précaire. Le jeune homme emprunte alors le chemin du tennis pour devenir sportif professionnel, espérant que ce choix lui apportera suffisamment de moyens pour se consacrer plus tard à l’art… jusqu’à ce qu’un jour, un bienfaiteur impressionné par sa peinture et sa détermination ne lui propose de payer sa formation dans une école d’art et de design d’Accra. Lors de ces études, son travail est très vite acclamé, récompensé successivement par les prix du meilleur peintre abstrait puis du meilleur portrait de l’année. Suivant sa femme autrichienne Sunanda Mesquita, elle aussi artiste, Amoako Boafo pose ensuite ses valises à Vienne en 2014, où, après des débuts difficiles, il se fait peu à peu connaître. Moins de dix ans après s’être installé en Europe, Amoako Boafo a déjà renversé le paradigme dont il ne s’imaginait jamais sortir : devenu artiste à temps plein, il reste également tennisman semi-professionnel – une activité qui passe désormais après ce qui le fait vivre. D’après Mariane Ibrahim, dans ces deux disciplines, il fait preuve d’une concentration digne d’un mental d’athlète.

Gilet zippé sans manches en toile technique, veste croisée en crêpe de laine à col écharpe amovible en organza, bermuda en voile de coton et soie, bonnet et boucle d’oreille, DIOR MEN. Bijoux, tissu et sandales vintage.

Entre Kerry James Marshall et Egon Schiele, un artiste aux confins des influences

 

Reflet de sa vie partagée entre les continents africain et européen, la peinture d’Amoako Boafo traduit la rencontre de multiples cultures et influences. Nullement surprenant que le trentenaire cite parmi ses grandes inspirations Kerry James Marshall, l’un des peintres afro-américains vivants les plus reconnus à ce jour, Lynette Yiadom-Boakye, dont les portraits intimistes de la diaspora africaine voyagent aujourd’hui dans le monde entier, ou encore Kehinde Wiley, qui le découvre lui aussi en 2018 sur Instagram et l’encourage à persévérer. Mais là où Amoako Boafo partage avec ce dernier un talent certain à draper de noblesse ses sujets noirs, longtemps exotisés par le regard blanc, les décors chargés de Wiley sont aux antipodes des arrière-plans peints par Boafo qui, par leur dépouillement, invitent d’autant plus à se focaliser sur le personnage central. Contrastant avec ces environnements sobres et unis, son travail ultra détaillé de la peau rappelle également celui d’une figure de la Sécession viennoise, Egon Schiele, auquel le Ghanéen s’intéresse beaucoup depuis son installation dans la capitale autrichienne.

 

Depuis une dizaine d’années, l’intérêt croissant du monde de l’art occidental pour les artistes contemporains afro-descendants, et notamment les peintres figuratifs, est incontestable. Mais réduire l’enthousiasme pour Amoako Boafo à ce phénomène empêcherait de voir dans son œuvre une portée universelle, qui a déjà séduit les plus hautes sphères. En 2020, Kim Jones, le directeur artistique des collections homme de Dior, s’inspire de ses œuvres pour imaginer le vestiaire de la saison printemps-été 2021, où l’on retrouve les couleurs douces et lumineuses de ses toiles – du jaune canari au rose saumon, en passant par le bleu céruléen et le lilas – et ses visages masculins, brodés méticuleusement sur des pulls en cachemire. À l’image de cette collaboration et de son œuvre créée pour la capsule spatiale de Jeff Bezos, l’artiste est friand d’opportunités qui lui permettent de sortir de sa zone de confort pour étendre ses œuvres à de nouveaux domaines. “Pour moi qui ai grandi en pensant que le ciel était la limite, c’était passionnant et édifiant de pouvoir étendre ma peinture à une telle échelle”, confie-t-il à propos de ce projet inédit – et historique.

Veste croisée en crêpe de laine à col écharpe amovible en organza, bermuda en voile de coton et soie, bonnet et boucle d’oreille, à gauche, DIOR MEN. Bijoux et tissu vintage.

Une résidence à Accra dans un bâtiment signé David Adjaye

 

Aujourd’hui âgé de 38 ans, Amoako Boafo aimerait rassurer l’adolescent hésitant qu’il était en l’incitant à suivre son idéal. Car bien avant sa validation par le monde de l’art occidental, l’artiste voit dans le succès de sa carrière “l’occasion de montrer à la communauté qui [l’a] vu grandir que vivre de sa passion est possible”. Afin d’offrir à ses concitoyens les opportunités qui lui manquaient jadis, le Ghanéen inaugurait en décembre dernier à Accra un nouveau projet, dot.ateliers, dont l’ambition première sera d’y “cultiver un écosystème artistique durable”. À quelques pas seulement de l’océan Atlantique, un bâtiment de trois étages conçu par le célèbre architecte Sir David Adjaye accueille ainsi des expositions temporaires, une bibliothèque, un café et surtout de jeunes artistes en résidence. Son rêve ultime ? Construire au Ghana une nouvelle école d’art, qui apporterait une formation complète aux étudiants autant qu’elle enrichirait le paysage de l’art africain. Dans l’espoir d’apporter à de nombreux talents méconnus la reconnaissance qu’il a lui-même obtenue.

 

 

Amoako Boafo est représenté par la galerie Mariane Ibrahim à Chicago, Paris et Mexico.
Ses œuvres sont actuellement présentées dans l’exposition collective “Un abrazo”, jusqu’au 29 avril 2023 à la galerie Mariane Ibrahim, Mexico.

Veste croisée à col écharpe amovible en crêpe de laine, bermuda en flanelle de laine, bonnet et sac, DIOR MEN. Bijoux, tissu et chaussons vintage. Coiffure et maquillage : Judah Odei. Assistants réalisation : Elie Merveille et Mohammed Blakk. Retouche : Mario Ernun. Production : WB Group et Total Management