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À la fondation Beyeler, l’artiste Doris Salcedo contient toute la violence du monde
Exposée tout l’été à la Fondation Beyeler, l’artiste colombienne Doris Salcedo réalise depuis la fin des années 80 des installations et sculptures puissantes habitées par la violence du monde et la mémoire des corps disparus. Dans l’exposition, trois œuvres attestent tout particulièrement de cette démarche d’une grande force poétique.
Par Matthieu Jacquet.
1. Ancrer la mémoire dans le béton
Lorsque l’on pense à Doris Salcedo, une image vient en tête : celle d’une rue d’Istanbul où, entre deux bâtiments, une montagne de chaises en bois haute de près de deux étages a pris la place d’un immeuble délabré. Réalisée en 2003 pour la Biennale d’Istanbul, l’installation monumentale de l’artiste rend hommage aux migrants victimes d’une société mondialisée – ses 1550 assises incarnant chacune le souvenir d’une personne disparue – mais offre également une vision plus large et universelle des dégâts humains de la guerre. Au-delà du message, l’œuvre célèbre de la Colombienne témoigne également de son rapport privilégié au mobilier, dans lequel elle matérialise régulièrement la mémoire des âmes humaines. En 1989, à l’aube de sa carrière, elle commence une série au long cours qu’elle enrichira pendant près de trente ans : des armoires, commodes et autres sommiers en bois récupérés chez des antiquaires, qu’elle recouvre et remplit de béton, comme une manière de les faire taire. Délestés de leur fonction originelle par ce geste radical, les meubles dans lesquels on discerne parfois des vêtements figés, sont alors lestés par le poids lourd du ciment qui illustre à ses yeux “l’impossibilité d’amener les événements passés au présent.” “Je vois ces œuvres comme (…) une tentative vaine de restaurer la présence de la victime à notre époque, poursuit l’artiste. Elles sont l’absence à l’état pur.” Une démarche qui peut rappeler les meubles moulés par Rachel Whiteread, là aussi en vue d’y figurer la mémoire des corp. Pour autant, Doris Salcedo proposera un pendant plus optimiste à cette série emplie de gravité. À la fondation Beyeler, on peut en effet découvrir une salle entière de tables retournées ponctuées de touffes d’herbes qui semblent y avoir poussé, incarnations d’une nouvelle vie en germination.
2. Le vêtement dangereux
Dans les sculptures et installations, les vêtements restent souvent la manière l’objet le plus explicite afin d’incarner la mémoire des corps. Tout en poursuivant assidûment son travail autour des meubles, Doris Salcedo s’est ainsi intéressée également aux étoffes dont se parent les individus au quotidien. Mais comment s’approprier un objet si commun de manière singulière, sans risquer d’imiter ce que d’autres ont fait avant elle, de Christian Boltanski à Louise Bourgeois ? Une hypothèse apparaît dans la monographie de l’artiste colombienne à la fondation Beyeler avec la série Disremembered (“dé-souvenue”) : épinglés aux murs blancs, quatre voiles transparents s’en distinguent à peine, telles des présences fantomatiques flottant dans l’espace. On reconnaît dans leur coupe l’esquisse d’une veste longue, définie par l’accumulation de fines lignes horizontales, mais en s’en approchant, on découvre avec surprise la présence de centaines d’aiguilles piquées sur la soie par l’artiste, après les avoir méticuleusement découpées, aiguisées, tordues et brûlées. Là où le mobilier en bois s’alourdissait avec la présence menaçante du béton, la violence se matérialise iplus discrètement dans le danger de ces accessoires de couture accumulés, qui blesseraient immédiatement celui qui les porte. Ici, Doris Salcedo fait référence au sanbenito, sorte de poncho utilisé par l’Inquisition espagnole pour humilier les condamnés religieux, et incarne la souffrance des mères qui perdent leurs enfants. “Ces femmes sont des fantômes, en ce qu’elles ne sont plus vraiment là depuis que le processus d’oubli a commencé”, explique l’artiste dans un entretien. On peut aussi voir dans ces œuvres un écho à son installation Untitled (1989-2014), où des chemises blanches pliées empilées au sol se voient percées en plein cœur par une tige métallique. De cette image très crue à celle, plus subtile, de Disremembered, l’artiste incarne ainsi le deuil dans un grand paradoxe matériel : celui entre la douceur, la fragilité et le confort du textile et l’agressivité du métal, douloureux voire mortel.
3. Les pétales de rose comme seconde peau
Le 13 août 1999, un événement tragique secoue la jeunesse colombienne. À seulement trente-huit ans, le journaliste et humoriste Jaime Garzón est abattu en pleine rue par deux hommes en moto. Emblème d’une liberté d’expression menacée, l’homme avait négocié à plusieurs reprises avec la guérilla communiste afin d’apaiser le conflit avec le gouvernement en place, devenant alors une cible par l’extrême-droite du pays. Bouleversée par l’événement comme nombre de ses compatriotes, Doris Salcedo réunit un groupe d’artistes pour constituer sur un mur blanc de sa rue un mémorial fait de dizaines de roses rouges alignées, boutons tournés vers le bas. L’artiste manifeste alors son attrait pour ces fleurs fragiles, qu’elle réutilisera plus de vingt ans plus tard, en 2011, avec l’œuvre A Flor de Piel (“À fleur de peau”). Pendant trois ans, elle assemble un par un des centaines de pétales de rose à l’aide de points de couture délicats, composant au fur et à mesure une étoffe souple aussi fine qu’immense, semblable à un grand drap satiné : les pétales y sont entremêlés si minutieusement que l’on les croirait imprimés sur un textile. Mais tout l’intérêt de l’œuvre est précisément l’expression du labeur de l’artiste, répétant jour après jour les mêmes gestes avec lenteur pour préserver les pétales de la déchirure. En imaginant ce “linceul” comme protection pour les corps des victimes de torture, entre la vie et la mort, l’artiste dit avoir cherché à toucher l’intouchable. “Elle m’a amenée à trouver les limites de la fragilité dans le cadre de la sculpture, et c’est dans ces limites que j’ai rencontré un corps vulnérable”, résume-t-elle.
Doris Salcedo, jusqu’au 17 septembre 2023 à la Fondation Beyeler, Bâle-Riehen.