5 artistes qui dynamitent le sexisme avec des poupées
S’attaquer au mariage, proposer une vision alternative de la maternité ou subvertir le male gaze en érigeant des figures de femmes conquérantes: nombreux sont les artistes contemporains qui s’approprient la poupée pour développer un propos féministe. Numéro a sélectionné 5 artistes contemporains qui utilisent l’objet pour dynamiter le sexisme.
1. Une satire du mariage : le couple de marionnettes grotesques d’Agnes Scherer
Quand on pénètre dans l’exposition d’Agnes Scherer (présentée jusqu’au 17 décembre à la galerie sans titre, en plein cœur du Marais), on arrive au beau milieu d’un mariage. Au fond de la pièce, un couple de pantins en papier mâché à taille réelle se joignent les mains. La mariée à la chevelure incandescente et son époux en costume trois pièces plongent leur regard l’un dans l’autre. Si la scène semble au premier abord idyllique, il se dégage pourtant de ces marionnettes grotesques une impression plus que dérangeante. Loin d’idéaliser le mariage, l’artiste allemande âgée de 37 ans compose, pour son exposition personnelle, une mise en scène satirique. À l’image de ses toiles présentant des saynètes d’amour et de violence entourées de rubans roses, qui tournent en dérision des maximes à l’eau de rose – “Dis-le avec des fleurs”, ou “Dis-le avec des diamants” – l’artiste se moque de la vision romantique du mariage.
Quand on passe de la première à la seconde salle de la galerie, la sculpture du mari inspirée du prince charmant laisse place à celle d’un vampire. On est alors complice d’une scène nocturne cauchemardesque, entre le tango et la danse macabre, où l’homme s’apprête à croquer le cou de celle qui était auparavant sa femme. L’apparente légèreté de l’œuvre, intitulée A Thousand Times Yes, cache ici un message bien plus sombre. Évoquant le viol et le féminicide, Agnes Scherer s’attaque ici à la violence des relations amoureuses. Dans la lignée de l’artiste portugaise Paula Rego, qui compose des scènes peintes et des sculptures dérangeantes s’inspirant du folklore européen, Agnes Scherer puise dans les contes de fées pour délivrer une morale qui tranche avec l’éternelle rengaine édulcorée : “Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants”.
Agnes Scherer, “A Thousand Times Yes”, jusqu’au 17 décembre à la galerie sans titre, Paris 3e
2. Interroger la féminité numérique : la poupée sexuelle robotisée d’Arvida Byström
Entre la Barbie et le double humanoïde de l’artiste, la poupée sexuelle robotisée de la Suédoise Arvida Byström, est vêtue d’un ensemble de lingerie chocolat et d’une longue perruque rose. En se mettant en scène avec sa poupée lors de son exposition à Overgarden, au Danemark, en septembre dernier, l’artiste âgée de 30 ans se réapproprie cet objet sexuel façonné par le désir masculin. S’attaquant à la notion d’idéal féminin, Arvida Byström développe en parallèle une série de photographies où elle détourne des mises en scènes religieuses, comme dans ce cliché inspiré de La Pieta de Michel-Ange (1499), où l’artiste se représente en Vierge tandis que sa poupée, posée sur ses genoux, incarne la figure du Christ crucifié.
Lors de la performance A Cybernetic Doll’s House, la sex doll Harmony dotée d’intelligence artificielle interagit avec l’artiste dans un troublant dialogue humain/robot. “Les humains sont un miracle, tout le monde est spécial et unique, j’aime tous les humains et je ne suis pas féministe.” Telles sont les paroles prononcées par la poupée, programmée pour répondre à son propriétaire, soulignant le caractère normé de la féminité numérique, qui perpétue les stéréotypes. Mêlant dans son travail féminisme et nouvelles technologies, Arvida Byström est fascinée par les avatars et l’univers des jeux vidéo. Ainsi, l’artiste s’est construit un alter ego érotisé qu’elle met en scène régulièrement sur internet à travers des photographies, des vidéos et des performances.
3. Subvertir la représentation de la maternité : les madones cyborgs de Cajsa von Zeipel
Une femme équipée d’un tire-lait nourrit une portée de nouveau-nés paisiblement endormis sur son bras. Malgré le biberon rempli de lait rose qu’elle porte sur la tête, cette mère-cyborg en silicone tout droit venue d’un univers post-apocalyptique évoque une vision dystopique de la grossesse. Dans son exposition présentée à la galerie Andrehn-Schiptjenko jusqu’au 17 décembre, l’artiste suédoise Cajsa von Zeipel, âgée de 37 ans, mêle ainsi des références à la pop culture, à la science-fiction, à l’histoire de l’art et des objets sexuels (BDSM, sex-toys). Des figures qui représentent la surexploitation des femmes, réduites à leur capacité à enfanter.
Sculptures humanoïdes érigées au rang de madones modernes, les poupées de Cajsa von Zeipel déjouent avec humour les normes en dépeignant une vision sexy de la maternité. Car les mères mises en scène par l’artiste sont aussi de véritables icônes de mode, en témoigne ce porte-bébé à mi-chemin entre l’armure et la tenue BDSM. À quelques pas de là, dans un couffin, un poupon doté d’un babyphone filme les visiteurs et retransmet les images en live sur un écran situé à l’entrée de l’exposition. Entre dystopie et parodie du contrôle des parents sur leur progéniture, l’artiste – elle-même enceinte de son premier enfant – livre ici un commentaire acide sur la parentalité contemporaine.
Cajsa von Zeipel, “Alternative Milk”, jusqu’au 17 décembre à la galerie Andrehn-Schiptjenko, Paris 3e
4. Dynamiter le male gaze : l’orgie de poupées sans tête d’Isabelle Albuquerque
Une sorcière sans tête agenouillée sur son balais, la Grande Odalisque (1814) d’Ingres façon Bambi, le viol de Léda par Zeus symbolisé par une trompette… autant d’archétypes et de mythes qui inspirent l’artiste américaine Isabelle Albuquerque pour son exposition, “Orgy For Ten People In One Body” présentée jusqu’au 28 janvier 2023 à la Deitch Gallery à New York. Dix sculptures de femmes en cire, en bois ou encore en bronze, modelées à partir du corps de l’artiste, composent une nouvelle mythologie qui dynamite le male gaze, ce regard masculin irriguant la création artistique, et reléguant les femmes au rang d’objets de désir et de muses.
Loin des représentations sexistes qui infusent l’histoire de l’art, Isabelle Albuquerque exalte la puissance des corps féminins et n’hésite pas à pratiquer la citation, pour mieux subvertir le male gaze. Sur un tapis de fourrure blanche, un corps acéphale (sans tête) est allongé, les mains en prière. Immortalisée en sainte, la sculpture est un pied de nez direct aux femmes objets de l’artiste britannique Allen Jones, qu’il présentait en 1970, lui aussi, sur un tapis de fourrure blanche. Trois mannequins de femmes à la plastique parfaite et aux tenues fétichistes, transformées en objets domestiques – un portemanteau, une table sur un tapis de fourrure blanche et une chaise, qui avaient suscité à l’époque de virulentes contestations de la part des féministes. Plus de cinquante ans après, Isabelle Albuquerque insuffle une aura spirituelle à cette poupée sans tête, en même temps qu’elle tourne en dérision le fétichisme de l’artiste pour ses mannequins féminins.
Isabelle Albuquerque, « Orgy For Ten People In One Body », jusqu’au 28 janvier 2023 à la Deitch Gallery, New York
5. Renverser la domination masculine : les poupées dominatrices de Soshiro Matsubara
Vienne, 2018. L’artiste japonais Soshiro Matsubara découvre chez un antiquaire de la ville une série de dessins sadomasochistes. Fasciné, il acquiert ces quelque 50 illustrations anonymes et les prend comme modèles pour façonner des céramiques. Une femme à peine vêtue d’une fourrure blanche duveteuse, perchée sur des bottes à talons aiguille, tient enchaînés par le phallus deux hommes nus agenouillés et suppliants. Exposée sur le stand de la galerie Bel Air à la FIAC en 2021, la sculpture Engagement, Tolerance and Hospitality (2018), de Soshiro Matsubara déjoue les normes de représentation de la sexualité.
Une autre de ses sculptures représente une amazone chevauchant un homme au torse lacéré de griffures et de coups. Et tandis qu’elle s’apprête à fouetter ce corps déjà meurtri, elle inverse avec humour le rapport de soumission et domination entre homme et femme. S’approprier la poupée est pour Soshiro Matsubara, âgé de 42 ans, une façon de proposer un réalité alternative où le fantasme ouvre un espace de libération des normes de genre.