Art

23 oct 2025

Crèvecœur : la success-story d’une galerie parisienne pas comme les autres

Depuis son ouverture en 2009 dans le quartier de Belleville, la galerie Crèvecœur fait depuis figure de référence pour l’art contemporain à Paris, grâce à une programmation défricheuse et très ouverte vers l’international mais aussi des projets expérimentaux, parfois à contre-courant des tendances. Alors qu’elle inaugure cette semaine un troisième espace dans le quartier historique des antiquaires, retour sur sa trajectoire atypique.

  • Par Matthieu Jacquet.

  • Crèvecœur, une galerie d’art parisienne atypique

    Le nom est aussi joli que sa signification est triste : “crève-cœur”, soit une peine profonde à laquelle se mêlent compassion et regrets. C’est peut-être cette poétique dichotomie qui a incité Axel Dibie et Alix Dionot-Morani à le choisir pour baptiser la galerie d’art contemporain qu’ils fondent à Paris, en 2009. Un nom qui dénote dans le paysage artistique parisien, la plupart des galeristes préférant associer leur propre patronyme à leur structure. Un nom que l’on pourrait voir aussi, rétrospectivement, comme l’amorce de la trajectoire atypique et du goût pour l’expérimentation qui ont fait la réputation de la galerie née à Belleville.

    Seize ans plus tard, Crèvecœur fait figure de référence pour l’art contemporain dans la capitale. De sa programmation défricheuse très ouverte sur l’international à ses expositions habilement curatées, en passant par la création d’une grande foire d’art à Paris et une implantation surprenante dans le quartier historique des antiquaires, où elle inaugurait ce lundi un troisième espace, la galerie a suivi sa propre route, parfois à contre-courant des tendances, mais souvent en avance sur son temps.

    Une galerie qui croise scènes française et internationale

    L’histoire de Crèvecœur commence sur les bancs de Sciences-Po Paris, où deux étudiants se découvrent un intérêt partagé – et rare – pour l’art contemporain. Quelques années plus tard, le premier, Axel Dibie, est désormais commissaire indépendant. Désireux de créer sa propre galerie, il fait appel à la seconde, Alix Dionot-Morani, alors responsable du pavillon laboratoire de création au Palais de Tokyo, pour l’accompagner dans cette aventure. Mais plutôt que le quartier du Marais, déjà très prisé par les galeries d’art contemporain, les deux amis ont le flair de se déplacer vers l’est parisien, dans un quartier plus populaire mais en pleine expansion : Belleville. Déjà investie par quelques galeries pointues comme Jocelyn Wolff ou Marcelle Alix, cette région très multiculturelle de la capitale colle parfaitement avec l’ambition des deux jeunes galeristes : “montrer le meilleur de la scène française, tout en offrant une place importante à la scène internationale.”

    Nous constations tous les deux un vrai manque de regard international sur la France, et lorsque nous ouvrons à Belleville en 2009, c’est encore un peu le désert, se remémore Axel Dibie. Mais c’est aussi une époque où Paris commence à beaucoup changer, et cette génération de galeries que nous avons rejoint dans le quartier était justement très orientée vers l’étranger.” Après une exposition inaugurale inspirée par le symbolisme, la galerie présente des artistes comme le photographe français Julien Carreyns, la plasticienne vénézuélienne Sol Calero, ou encore l’icône de la performance et de la vidéo américaine Shana Moulton. “On retrouve chez tous les artistes fondateurs de la galerie une façon de rejouer des iconographies très stéréotypées, tout en cherchant à casser les frontières des modèles culturels symboliques”, résume Alix Dionot-Morani, citant également la peintre Autumn Ramsey et le sculpteur Renaud Jérez qu’ils accompagnent dès leurs débuts. Aujourd’hui, ces premiers noms sont toujours représentés par la galerie. Entre Crèvecœur et ses artistes, ce sont des histoires qui durent.

    Expérimentation et prises de risque, de Paris à Marseille

    Dans ce premier espace de 50 m2, Crèvecœur commence à affirmer sa ligne artistique. “À l’époque, rappelle Axel Dibie, nous montrions des œuvres et des artistes qui restent proches de ce que nous montrons aujourd’hui, aux accents symbolistes, surréalistes, et surtout des pratiques très figuratives.” Une prise de risque pour l’époque, car dans la sphère artistique française des années 2000, figuration et narration sont loin d’avoir la cote. 

    L’année 2015 marquera un premier grand tournant pour la galerie, qui déménage dans les hauteurs du quartier de Ménilmontant. Bâtiment industriel de 140 m2, situé au milieu d’une cour d’immeubles à laquelle on accède par un portail depuis une petite rue résidentielle, la nouvelle adresse de Crèvecœur est bien loin des vitrines avec pignon sur rue des beaux quartiers. Malgré tout, elle trouve son public d’amateurs d’art et de collectionneurs, curieux de voir ce lieu polyvalent se transformer au gré des expositions et des pratiques. “Lorsqu’on a choisi cet espace, on s’est dit : qu’importe le quartier, qu’importe qu’il soit un peu isolé dans une cour cachée, ce qui compte pour nous, c’est qu’il soit super beau, raconte Axel Dibie. Finalement, cela a beaucoup plu, parce que quand on s’y rend, on sort un peu du monde. L’espace nous a aussi permis de montrer des plus grandes œuvres et ça, c’était génial.”

    L’expérimentation continue en 2016, avec l’ouverture d’une antenne de Crèvecœur à Marseille à quelques pas du Vieux-Port. Avec ses 360 mètres carrés de surface, ses murs écaillés et ses structures apparentes, ce lieu “en friche” forme un terrain de jeu idéal pour les artistes, comme le réalisateur Alain Guiraudie, qui y présente ses photographies, ou Than Hussein Clark, qui y expose notamment des peintures sur de grands paravents et des sculptures hybrides jouant explicitement avec l’architecture du bâtiment. Si l’aventure marseillaise de la galerie prendra fin au bout de trois ans, cette expérience conforte ses fondateurs dans leur désir d’ouvrir d’autres espaces pour étoffer leur programmation en présentant des expositions simultanément.

    La création de Paris Internationale, un autre modèle de foire

    Côté marché, Crèvecœur montre dès ses débuts son orientation très internationale en traversant l’Atlantique pour ses premières foires, à Mexico puis Miami. À Bâle, lors de ses participations à Liste, foire créée pour les jeunes artistes et galeries et tenue en même temps que la géante Art Basel, un projet germe dans l’esprit des deux associés et leurs amis des galeries Gregor Staiger et Ciaccia Levi : la création d’une foire parisienne alternative à l’incontournable FIAC tenue au Grand Palais. C’est ainsi qu’en 2014, Paris Internationale voit le jour avec à cœur, comme son nom l’indique, de prendre la capitale comme poste d’observation de l’art contemporain du monde entier. Au-delà de son offre pointue et originale, la foire se distingue en investissant des lieux insolites et chargés d’histoire tout en s’émancipant, par ses accrochages ingénieux, de la rigidité et la froideur des stands classiques. Hôtel particulier cossu du 8e arrondissement, ex-locaux du journal Libération ou encore ancien central téléphonique : chaque nouvelle édition invite à apprécier la création artistique autrement.

    Paris Internationale était l’opportunité pour nous d’inventer nos propres formats, parce qu’on trouvait que les grandes foires ne jouaient pas assez le jeu des jeunes galeries, explique Alix Dionot-Morani. Piloter la foire nous a aussi rapprochés de nombreuses galeries venues de l’étranger, avec qui, pour certaines, nous partageons depuis des artistes. On a souvent tendance à imaginer que les galeries sont concurrentes entre elles, mais avec ce projet, nous étions bien davantage dans l’échange et le partage.” Cette semaine, après dix fidèles années, Crèvecœur quitte officiellement la foire qu’elle a cocréée pour entrer par la grande porte à Art Basel Paris. La galerie reste cependant toujours copropriétaire de Paris Internationale, et signale tout de même sa présence dans cette nouvelle édition avec une installation sculpturale de Renaud Jérez.

    Une implantation dans l’historique quartier des antiquaires

    Il y a cinq ans, suite à la fermeture de leur espace marseillais, les deux galeristes parcourent Paris à la recherche d’un nouvel espace pour complémenter celui de la rue des Cascades. Si la cartographie des galeries les attire d’abord vers le quartier de Saint-Germain-des-Prés, c’est à quelques pas du pont Royal et du musée d’Orsay, dans le fief historique des antiquaires, qu’ils trouvent la perle rare, au 5 rue de Beaune. “En découvrant cette vieille boutique très jolie, avec ses moulures et sa devanture, on comprend qu’il s’y joue quelque chose de très différent de notre espace de la rue des Cascades. On se dit alors : pourquoi ne ferions-nous un peu de gentrification à l’envers en amenant notre programmation ici ? Ce serait très inattendu pour une galerie comme la nôtre”, justifie Axel Dibie. “Nous avons toujours cherché à investir des territoires qui n’ont pas déjà été défrichés par d’autres structures d’art contemporain, corrobore Alix Dionot-Morani, et c’est bien le cas du quartier des antiquaires.” 

    Très vite, l’équipe et les artistes se sentent ici à leur place, entourés de nombreux trésors du Moyen Âge, d’art japonais, d’Art nouveau ou encore d’Art déco qui ne manquent pas de les inspirer. En atteste l’exposition de l’artiste franco-canadien Mathis Collins, qui inaugurait cette nouvelle adresse en 2021 avec des compositions taillées dans le bois, croisant figures de la culture populaire médiévale et références à l’histoire du livre. En 2022, Crèvecœur récupère le local du 7 de la même rue pour en faire un autre espace d’exposition. Trois ans plus tard, ce lundi 20 octobre, la galerie dévoilait l’extension de ses deux espaces avec l’acquisition d’un troisième local, situé entre les deux numéros où elle est déjà installée. 

    Pour son inauguration, avec une exposition personnelle du peintre Tomasz Kowalski, les fondateurs ont choisi de conserver les éléments de cette ancienne boutique d’antiquaire, comme pour signifier davantage leur inscription dans l’histoire du quartier. C’est ainsi que l’on découvre le lieu avec son parquet et ses boiseries d’origine, ses murs tapissés de velours vert, ses vitrines et ses miroirs dans lesquels s’invitent très subtilement les mystérieuses toiles de l’artiste polonais, peuplées de figures diffuses et ponctuées de références au modernisme européen. Si les galeristes ont prévu ensuite de rénover cet espace, et notamment d’abattre le mur mitoyen qui sépare leurs locaux, ils confient tout de même hésiter à faire disparaître ces traces de leurs prédécesseurs, pour lesquelles certains de leurs artistes ont déjà manifesté leur intérêt.

    Une nouvelle étape pour Crèvecœur, qui pourra profiter de cette extension pour présenter d’autres angles de sa programmation. En décembre, on y découvrira une exposition du peintre japonais Yu Nishimura, dont les collectionneurs s’arrachent aujourd’hui les portraits évanescents et les paysages silencieux. Ce succès, Axel Dibie et Alix Dionot-Morani n’y sont pas pour rien : en 2018, ils découvrent son travail au Japon et en tombent immédiatement amoureux, puis lui consacrent une première exposition personnelle à Paris deux ans plus tard, ainsi qu’une monographie. Depuis, Yu Nishimura est également rentré chez Sadie Coles et David Zwirner, preuves que Crèvecœur a su conserver son regard défricheur.

    Si la collaboration avec Yu Nishimura a ouvert un nouveau chapitre “japonophile” dans la programmation de la galerie parisienne, dont on peut découvrir cette semaine un aperçu à Art Basel Paris, Crèvecœur vient par ailleurs de commencer à travailler avec son tout premier estate. Celui de l’artiste colombienne Emma Reyes (1919-2003), peintre autodidacte et inclassable dont les toiles saisissantes subliment des fleurs exotiques en gros plan et entremêlent des éléments des arts autochtones. Une remarquable découverte pour une figure romanesque, à laquelle la galerie consacre une exposition personnelle depuis septembre. Nul doute que cette nouvelle représentation saura montrer toute la force contemporaine de son œuvre.

    Inauguration du nouvel espace de la galerie Crèvecœur au 7 rue de Beaune avec l’exposition de Tomasz Kowalski, “At the Excavation Site,” présentée jusqu’au 29 novembre 2025, Paris 7e.

    Emma Reyes, “Naturaleza muerta resucitando”, exposition jusqu’au 29 novembre 2025 à la galerie Crèvecœur, 9 rue des Cascades, Paris 20e.

    La galerie Crèvecœur participe jusqu’au 26 octobre 2025 à la quatrième édition de la foire Art Basel Paris au Grand Palais avec des œuvres d’Inès di Folco Jemni, Daisuke Fukunaga, Brett Goodroad, Kyoko Idetsu, Ernst Yohji Jaeger, Tomasz Kowalski, Kumagai Morikazu, Yu Nishimura, Emma Reyes, Louise Sartor, Naoki Sutter-Shudo, Michael E. Smith et Clio Sze To.