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De Paris à Avignon : Jean-Michel Othoniel, un artiste enchanteur
Invité exceptionnel d’Avignon, Jean-Michel Othoniel investit depuis cet été non moins de dix lieux emblématiques de la ville, du palais des Papes à l’église des Jésuites, et inaugure cette semaine une une nouvelle exposition à la galerie Perrotin, à Paris. Un voyage enchanteur parmi les sculptures et peintures de l’artiste français, où triomphent le verre, la couleur et la lumière.
Texte par Colin Lemoine ,
Portraits par Jonathan Llense.

Jean-Michel Othoniel à Avignon : une exposition historique
C’est toujours intimidant de jouer du piano à quatre mains, d’écouter des octaves éloignées s’enchaîner à votre musique comme par magie, de voir, près des vôtres, dix doigts étrangers, mais euphoniques. Lorsque Jean-Michel Othoniel me présenta la partition – redoutable -, il était question d’Avignon, de Rhône, de grandeur, de Pétrarque et de Laure, de celle-ci tant aimée par celui-là, d’un amour impossible, peut-être même improbable (mais la vérité se fout de l’authenticité), de palais, de papes, de pont, de chapelles, de la blondeur du soleil et de l’éclat du verre, de fantômes et de fantasmes, de la stèle du marin belle à pleurer, de l’enfance, de ce que l’enfance infuse à jamais de légèreté dans le cœur lourd des hommes, de secrets, de silences, de dièses écarlates et de bémols poudrés, de ce mot un peu fou qui ruisselle de garder en son ventre trois voyelles intensément liquides – la beauté. La beauté, avec l’eau des poètes et le té des architectes.
La beauté, cette géométrie exacte, orthogonale à la joie. La beauté comme un mot d’ordre antique, un talisman que brandissent encore les fous, les enfants et les artistes. Viens, ce sera beau : telle est, inaudible et folle, la vraie phrase, la phrase programmatique de ce projet avignonnais, la phrase politique, la phrase aujourd’hui imprononçable dans certaines capitales et sous certains capitoles, la vraie phrase car en pure perte, loin de la loi du chiffre, du talion et du plus fort, la phrase folle que Pétrarque dut jeter dans l’air du 6 avril 1327, en cette journée tiède au goût de cerise qui, pour la première fois, offrit à son regard sans tain le corps glorieux de Laure. Ce corps fut comme une apparition ou comme un spectre. Qui sont les pires, car infrangibles.

Un parcours poétique dans dix lieux emblématiques
Viens, ce sera beau, me dit Jean-Michel Othoniel, en me donnant la partition. Nous causâmes, fermâmes les yeux à Paris, les dessillâmes à Avignon, en hiver et sous les platanes nus, y vîmes là-bas les lieux promis et vides, en jachère, en attente, quand le futur est un conditionnel, dîmes ce sera beau quand et ce serait beau si, ouvrîmes des portes, des horizons, gravîmes des marches, touchâmes les pierres humides, imaginâmes les perles et les briques, devinâmes le futur, augurâmes, inaugurâmes, déchiffrâmes en sourdine la partition première, celle qui tremble, qui brûle et qui bégaie. Puis, ainsi accordés, nous jouâmes enfin, lui des couleurs et moi des phrases, formâmes un texte – un tissu étymologiquement -, entretissâmes nos vœux, mêlâmes nos gestes. Son aquarelle, mon encre. Ce fut beau. Passé simple.
Viens, ce sera encore plus beau, me dit Jean-Michel Othoniel, au téléphone. Paru chez Actes Sud, le livre Cosmos ou les Fantômes de l’Amour, velouté est un carnet de dess(e)ins : s’y lisent des mots, des couleurs et des lignes. Des vœux. Il exaspérait mon désir de voir en vrai, pour de vrai comme disent les enfants qui veulent que le jeu soit à taille réelle, grandeur nature. Je voulais voir enfin exaucée dans l’espace cette beauté plane, jusqu’ici couchée sur le papier, voir cette partition épaissie par la troisième dimension, par cette profondeur qui transforme les plans en volumes, m’enfoncer dans le réel, ce monde axonométrique où circulent nos corps vrais. Train, canicule, foule.

Le Tombeau de l’Amour dans la chapelle Saint-Jean
© Othoniel Studio Jean-Philippe Robin ©
Jean-Michel Othoniel/Adagp, Paris, 2025.
Avignon, donc. Puisque cette ville dédaléenne refuse la coercition, Jean-Michel Othoniel joue avec l’écheveau urbain pour déployer une carte de Tendre diffractée, prismatique, de sorte que chaque constellation de ce cosmos peut être observée de mille manières, ainsi de la Grande Ourse qui dans les soirs d’été se refuse, se renverse ou se rejoue selon que la lune soit pleine ou gibbeuse, les nuages d’éther ou de plomb, nos mains liées ou non. Et la nuit avignonnaise, précisément, offre désormais cela : sur la façade de l’église des Jésuites, devenue musée lapidaire, des monolithes de verre sulfurisé, enchâssés dans des niches vertigineuses, forment des stèles célestes, pareilles aux lucioles ou aux étoiles filantes qui, ces mêmes soirs d’été, se prennent dans la toile pictée d’argent de la Grande Ourse, comme pour mieux nous rappeler que les rêves écarquillés abolissent le proche et le lointain.
Des Alyscamps au Muséum Requien, la ville transformée
Dissipé ce songe, le chœur de l’église libère au matin une liturgie laïque ; partout des briques dialoguent avec des stèles, des autels, des bouts d’antiquité, des jonchées de passé, des tombes défoncées, Alyscamps sous chapiteau dont le moyeu est un gigantesque mastaba de briques or et caramel, un mur des lamentations où pleurer les êtres défunts et aimés, perdus ou adorés, adorés parce que perdus. Élaboré en Inde, ce Precious Stonewall est une amulette monumentale et un bijou de maharajah : il a la couleur de l’ambre et la douceur de l’encens.

Le Grand Lasso dans la salle du Trésor Bas
© Othoniel Studio Jean-Philippe Robin © Jean-Michel Othoniel/Adagp, Paris, 2025.
Aux bains Pommer, les trois voyelles ruissellent, l’eau de vie chante et flue depuis des geysers de verre lovés dans des cabines entrouvertes, comme les bouches de la vérité ou les fontaines de l’enfance, de jouvence, et ce luxe est un delta joyeux, un Gange où se baigner, où s’abandonner, où purifier nos cœurs corrompus et lessivés, quand la musique vient ajouter une note, jusqu’alors inaudible sur le papier, cette note émolliente qui est une caresse et le jet continu des amants.
Le Muséum Requien abrite des herbiers d’Othoniel, ce saint François qui parle aux fleurs, cet archange pasolinien qui sait par cœur le sortilège des lys, des chrysanthèmes et des roses, qui sature l’espace contraint du musée, à peine grand comme une sacristie, de vitrines profuses comme des serres et de feuilles espiègles, dont une m’apprend que la Lunaria annua s’appelle en français Monnaie-du-pape.

Des œuvres qui dialoguent avec l’histoire
Le langage érotique méprise la littéralité : il n’aime que la littérature. La symbolisation. Il faut le Palais des papes pour prendre la mesure de cette machine opératique, faite de verre et d’acier, de briques et de perles, de consonnes serpentines et de voyelles aspirées. L’astrolabe du cloître, dont l’or exhausse celui, lointain, de la vierge de Notre-Dame-des-Doms, révèle la ligne mélodique de cette partition qui ignore le hors-sol et le mauvais greffon ; tout ici est pensé pour épouser la souveraineté des lieux, pour réparer et suturer, comme le kintsugi des Japonais.
Chaque œuvre d’Othoniel est une épiphanie qui déchire le voile austère du passé, qui impose de regarder autrement les nervures des voûtes, les fresques anciennes, le faste cathédral de la grande chapelle, qui rappelle qu’ici, comme dans les Plombs de Venise, on aima, on adora et on dissimula, on tint un langage secret sacrant l’opulente beauté. J’ai vu cela : des hordes de visiteurs freiner leur marche désœuvrée, leur visite sinon morne, se frotter les yeux, respirer par leur bouche bée, comme face à un feu d’artifice ou dans la chapelle Sixtine, pris dans les volutes de ce mot jamais périmé – l’émerveillement.

À la Collection Lambert, un geste minimaliste
Aimer laisse des traces, bonnes ou mauvaises, sperme ou sang, sang ou pulpe. Le pont Saint-Bénezet, le musée du Petit Palais et la chapelle Sainte-Claire, où Laure apparut à François, présentent des trésors perlés, des halos diaphanes et des cœurs mis à nu, les indices éclatés de l’amour envolé, les fragments éclatants d’un discours amoureux, la poudre cosmique des étoiles dont on dit qu’elles sont filantes.
Mais c’est peut-être à la Collection Lambert que Jean-Michel Othoniel, en géomètre des passions, est le plus féériquement implacable : dialoguant avec Donald Judd, Robert Ryman et Sol LeWitt, l’artiste y joue une sublime partition minimaliste, presque dodécaphonique, qui dissocie le merveilleux du baroque, désunit la grandeur et la pompe, découple le luxe de la frime. Cardinale, cette exposition est le précipité splendide de toute la création de l’artiste, obsédée par l’éclat de la simplicité, celui qui rend belles la Grande Ourse, la petite mort et la pivoine rose.
Venez, ce sera beau.

Yardang, grande sculpture
de briques d’inox poli miroir de 4 mètres de haut
dans la chambre antique du Camérier
© Othoniel Studio Jean-Philippe Robin © Jean-Michel Othoniel/Adagp, Paris, 2025.
“OTHONIEL COSMOS ou les Fantômes de l’Amour”, jusqu’au 4 janvier 2026 dans dix lieux emblématiques de la ville d’Avignon : le palais des Papes, le pont d’Avignon, le musée du Petit Palais–Louvre en Avignon, le musée Calvet, le Muséum Requien, le musée Lapidaire, le couvent Sainte-Claire, les Bains Pommer, la Collection Lambert et la place du Palais.
“Jean-Michel Othoniel. New Works”, exposition jusqu’au 20 décembre 2025 à la galerie Perrotin, Paris 3e.