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Qui est Miles Greenberg, figure flamboyante de l’art et de la performance exposée à Reiffers Initiatives ?
Applaudi pour ses oeuvres saisissantes à la Biennale de Venise ou encore au musée du Louvre, Miles Greenberg est le nouveau talent soutenu par le programme de mentorat de Reiffers Initiatives. Le jeune Canadien y dévoile Solaris, un projet d’envergure mêlant sculpture, performance et installation, accompagné par son mentor Daniel Buren. Une plongée baroque et immersive dans la mythologie.
Texte par Olivia Anani ,
Portrait par Vidar Logi .
Publié le 17 octobre 2025. Modifié le 19 octobre 2025.

Retrouvez le Numéro art 17 en kiosque et sur iPad à partir du 18 octobre 2025.
Miles Greenberg : l’étoile montante de l’art exposée à Paris
Miles Greenberg a eu une enfance atypique. Élevé par une mère artiste, passionnée de théâtre expérimental et de l’art contemporain le plus avant-gardiste de son temps, il grandit entouré d’adultes et n’entre qu’à regret à l’école obligatoire [à partir de 6 ans au Canada]. C’est donc tout naturellement que, dès l’adolescence, il décide de se former tout seul auprès de maîtres, comme cela se faisait au Moyen Âge ou à la Renaissance, s’envolant pour Paris pour étudier le mouvement à la légendaire école de théâtre Jacques Lecoq, et auprès du chorégraphe canadien Édouard Lock. Son éducation se parachève auprès du metteur en scène américain Robert Wilson et de la très exigeante performeuse serbe Marina Abramović, dont il partage la rigueur et la capacité d’endurance, l’intérêt pour la spiritualité et une certaine discipline intérieure, quasi militaire.
Il pourrait donc être surprenant que, pour décrire son travail, Miles Greenberg ne fasse pas référence à de prestigieux écrits de philosophes, de penseurs contemporains ou même d’historiens de l’art. Il convoque plutôt des sensations, des souvenirs d’enfance, des émotions, des rêves. Récemment, c’est une scène tirée du livre Solaris de l’auteur polonais Stanislaw Lem qui le fascine tout particulièrement. Dans ce livre de science-fiction de 1961, rendu célèbre par l’adaptation qu’en fit Andreï Tarkovski en 1972, l’auteur raconte l’histoire de scientifiques confrontés à une forme d’intelligence extraterrestre qui, malgré leurs efforts de contact, ne leur renvoie, comme un miroir monstrueux, que des manifestations anthropomorphes tirées de leur propre esprit.

Dans le livre, le premier de ces “visiteurs” est une femme. Une femme noire plus précisément. La description qu’en fait l’auteur rappelle la triste histoire de la “Vénus Hottentote”, Sarah Baartman, et laisse le lecteur perplexe devant la débauche de détails utilisés pour retranscrire la terreur qu’inspire cette vision “répulsive” (je cite), difforme, gênante, sans qu’il ne soit dit réellement pourquoi. Sa monstruosité et son altérité “contre nature” sont un fait accompli.
Le personnage féminin, désigné exclusivement à la troisième personne, est aussi passif qu’un sujet anthropologique et n’est point doté de parole. Elle apparaît comme un spectre, au détour d’un couloir, derrière un meuble, puis disparaît de l’histoire comme elle y était entrée, sans un bruit. Du spectre, elle n’aura pas le privilège de la transparence ni celui de l’immatérialité, puisque son corps physique est, après tout, à la fois sa première qualité et son pire défaut.

La performance comme un conte d’initiation
Rappelons-nous que nous sommes en 1961, un an après qu’une vague d’indépendances en Afrique a donné à voir au monde l’image d’un continent réputé libéré du joug colonial, moderne et se saisissant avec force d’un futur – alors – plein de promesses. Et pourtant, ce que semble nous dire Lem, c’est que les spectres de notre histoire commune, même forcés au silence, comptent bien nous suivre pour longtemps encore dans les sphères de l’intime et du public, sur cette terre et jusque dans nos fuites en avant vers d’autres planètes.
La “Vénus” de Solaris semble nous dire que le progrès scientifique n’a jamais été neutre et qu’il n’est qu’un mirage, s’il ne s’accompagne pas d’un progrès moral et spirituel. Ce sont ces suites de notions contradictoires : le matériel et l’immatériel, le tangible et l’intangible, le yin et le yang, le corps et l’esprit, l’usure et la transcendance, le temps court d’un souffle humain et le temps long des étoiles, l’organique et la technologie, le spirituel et la data, le passé et le futur, que tentent de réconcilier Miles Greenberg dans son travail, comme un bouquet impossible digne des natures mortes flamandes.
“L’éducation de Miles Greenberg se parachève auprès du metteur en scène américain Robert Wilson et de la très exigeante performeuse serbe Marina Abramović.”
Ses performances se lisent comme un conte d’initiation, à l’image du Kaïdara de l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ : il faut y revenir encore et encore pour saisir les leçons que l’ignorance nous avait précédemment dissimulées. On pourrait ici évoquer le parcours initiatique du personnage de Kusanagi dans Ghost in the Shell, du mangaka japonais Masamune Shirow, ou la figure iconique du cyborg de la philosophe américaine Donna Haraway, si ce dernier concept n’avait pas tant été remis en question pour sa prise en compte insuffisante du poids de la question coloniale sur l’histoire du monde, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Y compris lorsqu’on parle du sujet brûlant de la technologie et des biais d’apprentissage de l’intelligence artificielle, ce que l’autrice américaine Ruha Benjamin a savamment nommé le “New Jim Code”, en référence aux lois ségrégationnistes dites “Jim Crow” aux États-Unis.

Des œuvres très remarquées, de New York à Venise
Si les fantômes du passé nous suivent, certains personnages, objets, sensations, senteurs, réapparaissent chez Greenberg au fil des performances, comme pour nous rappeler que tout est lié. Dès son premier Chandelier (2015) il y a déjà une dizaine d’années, Greenberg fait écho aux blackamoors vénitiens qui, silencieux, servent à porter candélabres, tables, colonnes. Suspendu au plafond par des chaînes et des lanières de cuir, l’artiste, les yeux bandés, invitait les visiteurs à festoyer sous son corps, à la lueur de trois bougies tenues à bout de bras et d’orteils jusqu’à l’ouverture de la dernière bouteille. Cette œuvre, en écho au travail du maître chinois de la performance Zhang Huan, durait déjà plus de deux heures et demie.
La figure du blackamoor – ou du Maure – de bronze, de marbre ou d’ébène se retrouve, neuf ans plus tard, en témoin silencieux de la performance très remarquée de l’artiste en marge de la 60e Biennale de Venise, sous le commissariat du Germano-Américain Klaus Biesenbach. Transpercé de flèches réelles et sous le regard de caméras, dont on ne sait si elles sont accusatrices ou compatissantes, le saint Sébastien de Venise est, lui-même, le second acte d’un premier, performé par l’artiste à huis clos dans la cour Marly, au Louvre, un an plus tôt. L’Étude pour Sébastien (2023) suit l’impressionnante résidence de performance de quatre semaines au Palais de Tokyo, sous le commissariat de l’Italienne Vittoria Matarrese, dans laquelle l’artiste fait intervenir plus d’une dizaine de performeurs dans un ensemble de tableaux qui porte le nom d’Alphaville Noir (2019).
”Certains personnages, objets, sensations, senteurs, réapparaissent chez Greenberg au fil des performances, comme pour nous rappeler que tout est lié.”
Le tapis de course, utilisé dans la performance de vingt-quatre heures que réalise l’artiste en pleine pandémie (Oysterknife, 2020), est déjà prêt à refaire surface, démultiplié, dans une œuvre à venir. Dans Hæmotherapy I (2019) et Pneumotherapy II (2020), toutes deux performées à New York, le sens de l’odorat se distingue comme un élément essentiel de l’expérience du visiteur. L’élément liquide et ses couleurs : le rouge, le vert turquoise accompagnent sculptures et performances. Le socle, comme outil servant à l’élévation, physique et idéologique, des figures symboliques convoquées par l’artiste. Autre élément récurrent, le blanc (et le noir, qui recouvre systématiquement son corps) fait aussi bien référence au butô japonais qu’aux traditions d’initiation ouest-africaines, au cours de laquelle le corps est recouvert de kaolin comme acte de purification.

Courtesy of the artist and Salon 94, New York.
À Reiffers Initiatives, une exposition en dialogue avec Daniel Buren
Pour son exposition dans le cadre du mentorat Reiffers Initiatives, Miles Greenberg se saisit des recherches menées sur la lumière par son mentor Daniel Buren pour réfléchir à la tension entre visible et invisible. Quelles chimères convoquons-nous dans le secret de nos batailles collectives et intérieures, qu’elles soient spirituelles, symboliques ou idéologiques ? Et que signifie de mettre en lumière ce qui était auparavant réservé au domaine de l’ombre, comme l’évoque l’écrivain japonais Jun’ichiro Tanizaki ? On est tenté de se demander, si l’océan de Solaris pouvait aujourd’hui sonder nos pensées, quelle forme prendraient les monstres qui en seraient issus.
Daniel Buren et Miles Greenberg. Exposition du mentorat 2025, du 24 octobre au 13 décembre 2025, Reiffers Initiatives, 30 rue des Acacias, Paris 17e.