8 oct 2025

Quand les chanteurs tournent (avec brio) pour de grands réalisateurs

David Bowie, Lady Gaga, Harry Styles, Madonna… Nombreux sont les chanteurs et chanteuses qui ont su transformer leur aura musicale en puissance cinématographique. Retour sur sept trajectoires singulières.

  • par La rédaction.

  • Quand les chanteurs deviennent de bons acteurs

    Le passage de la musique au cinéma relève d’une continuité naturelle entre deux industries qui partagent les mêmes outils : le rythme, l’image et l’aura. Depuis des décennies, les réalisateurs majeurs font appel à des chanteurs et des musiciens dont la présence dépasse la simple curiosité de casting.

    De David Bowie chez Christopher Nolan à Björk chez Lars von Trier, ces collaborations traduisent un intérêt commun : observer comment une personnalité façonnée par la scène se recompose sous la contrainte du cadre. Focus sur sept icônes de la musique enrôlées par des cinéastes mythiques.

    Le musicien David Bowie incarne Nikola Tesla dans Le Prestige (2006) de Christopher Nolan.

    Harry Styles et David Bowie chez Christopher Nolan

    Dans le panthéon des musiciens passés devant la caméra, David Bowie et Harry Styles incarnent deux manières opposées d’habiter le dispositif nolanien. En 2006, Christopher Nolan arrivre à convaincre David Bowie de prêter son magnétisme spectral à Nikola Tesla dans Le Prestige. Le cinéaste, qui parlait d’obsession personnelle , s’était déplacé jusqu’à New York pour le rallier à sa cause, le chanteur ayant d’abord décliné.

    Selon Entertainment Tonight, l’artiste céda après quelques minutes de discussion. Christopher Nolan avouera plus tard à IMDb l’avoir supplié, considérant que nul autre n’aurait pu incarner la dimension métaphysique du personnage. Cette apparition brève agit comme une incision d’étrangeté pure dans le récit, un moment suspendu où la figure de la star de la musique devient allégorie du génie incompris.

    Dix ans plus tard, le cinéaste réitère l’expérience avec Harry Styles dans Dunkerque (2017), sans céder au prestige de la célébrité. Le réalisateur a confié à Teen Vogue qu’il ignorait presque la notoriété du chanteur, ne voyant en lui qu’un visage apte à la retenue et au silence. Billboard saluait alors une interprétation d’une justesse millimétrée, fondée sur la sobriété du geste plutôt que sur la projection d’ego. Le pari était pourtant risqué : dissoudre une icône pop dans l’anonymat d’une guerre sans dialogues. Mais Harry Styles s’y révèle excellent. L’acteur minimaliste transforme la réserve en tension dramatique. De Dunkerque à Don’t Worry Darling (2022), réalisé par Olivia Wilde, il poursuit cette exploration de la masculinité sous contrôle, refusant la brillance décorative pour une gravité plus instable.

    Dunkerque (2017) de Christopher Nolan, disponible sur Canal+ et HBO Max.

    La bande-annonce d’Une bataille après l’autre (2025) de Paul Thomas Anderson.

    Teyana Taylor, Dijon et Junglepussy chez Paul Thomas Anderson.

    Chez Paul Thomas Anderson, la frontière entre musique et cinéma se dissout dans le rythme même de ses images. Longtemps nourri de collaborations musicales – il fut notamment le compagnon de Fiona Apple -, Paul Thomas Anderson a toujours su reconnaître chez les musiciens une physicalité particulière, une manière d’habiter le plan comme une scène. Dans One Battle After Another (2025), il convie ainsi Dijon, Junglepussy et Teyana Taylor, trois artistes venus d’univers sonores distincts, mais unis par une même conscience du corps et du tempo.

    Le premier, héritier d’un R’n’B fragmenté et introspectif, offre une fragilité presque documentaire ; la seconde, rappeuse new-yorkaise à la diction nerveuse, insuffle une énergie d’improvisation ; la troisième, chorégraphe et chanteuse au registre sensuel, déplace la mise en scène vers la performance physique pure. Selon Variety, certaines séquences auraient été construites autour d’improvisations guidées par Dijon lui-même, Paul Thomas Anderson cherchant à “capter la vérité de la voix plutôt qu’un simple jeu d’acteur.”

    Ce casting hétérogène prolonge la méthode du cinéaste : faire du plateau un espace d’écoute, où le geste devient musique et le silence, narration. Paul Thomas Anderson orchestre ses acteurs comme un ensemble polyphonique, une partition humaine.

    One Battle After Another (2025) de Paul Thomas Anderson, actuellement au cinéma.

    La douloureuse expérience de Björk chez Lars von Trier

    Lars von Trier convie Björk dans le film Dancer in the Dark (2000), aux côtés de Catherine Deneuve. La chanteuse islandaise accepte d’incarner Selma, une ouvrière tchèque immigrée dont la cécité progressive scelle le destin tragique. L’expérience, restée célèbre pour sa brutalité, vire pourtant au supplice. À mi-parcours, Björk disparaît du plateau, incapable de supporter la pression psychologique. Le tournage est suspendu plusieurs jours : elle menace de ne pas revenir, exaspérée par ce qu’elle décrira plus tard comme du harcèlement moral.

    Dans les colonnes du Guardian et d’IndieWire, Björk accuse le cinéaste danois d’avoir fait irruption dans sa chambre d’hôtel pour lui adresser des avances insistantes. Il nie en bloc. Il nourrit alors un contre-récit grotesque — prétendant que la chanteuse “mangeait ses robes” pour souligner son instabilité. Cette mythologie médiatique, relayée par une presse fascinée, masque sans doute une situation de contrainte et d’ultimatum. La performance de Björk, littéralement arrachée à son corps, semble avoir été le carburant émotionnel du film.

    Fait sidérant : l’Islandaise refuse encore aujourd’hui de visionner l’œuvre. Absente des projections au Festival de Cannes — où le film reçoit la Palme d’or et elle, le prix d’interprétation —, Björk confie sur Canal+ en 2004 : “Peut-être qu’un jour, si je suis coincée dans un chalet en montagne pendant quinze jours, sans rien d’autre à voir, je le regarderai.

    Dancer in the Dark (2000) de Lars von Trier, disponible en VOD.

    La bande-annonce de The Social Network (2010) de David Fincher.

    Justin Timberlake chez David Fincher et les frères Coen

    À rebours des chanteurs recyclés en acteurs, Justin Timberlake s’est construit une trajectoire méthodique. Dans The Social Network (2010), David Fincher lui confie le rôle de Sean Parker, créateur de Napster. Le choix, d’abord jugé opportuniste, s’avère magistral. The New York Times notait à l’époque que le musicien “comprenait instinctivement la séduction comme stratégie de pouvoir”. David Fincher exploitera justement cette lucidité.

    Trois ans plus tard, les frères Coen le dirigent dans Inside Llewyn Davis (2013). Cette fois-ci, il incarne le folk propret, celui que le héros méprise. Les cinéastes l’utilisent comme contrepoint ironique, figure d’un professionnalisme vide. Justin Timberlake, lucide, accepte d’être l’antithèse de lui-même : lisse, docile, presque fade. C’est là toute son intelligence d’acteur : comprendre l’importance du contre-emploi.

    The Social Network (2010) de David Fincher, disponible sur Netflix et HBO Max. Inside Llewyn Davis (2013) de Joel et Ethan Cohen, disponible sur Netflix.

    La bande-annonce d’Evita (1996) d’Alan Parker.

    Madonna en Eva Perón pour Alan Parker

    En 1996, Alan Parker (Mississippi Burning, Angel Heart) confie à Madonna le rôle de l’actrice et femme politique argentine Eva Perón dans Evita, après des années de débats et de refus d’actrices plus “légitimes”. La chanteuse, alors à un pic de notoriété mondiale, lui écrit une lettre de plusieurs pages pour plaider sa cause, soit un manifeste sur l’ambition, la ferveur et la rédemption. Alan Parker racontera dans The Independent que cette démarche “relevait moins de la flatterie que d’une détermination politique.”

    Sur le tournage, Madonna impose sa rigueur : répétitions vocales quotidiennes, contrôle de chaque plan, attention obsessionnelle à la gestuelle. Le film, décrié par la critique, n’est pas seulement une biographie musicale : c’est un duel entre deux conceptions du pouvoir, celle du metteur en scène et de sa star. Alan Parker, en fin stratège, transforme le narcissisme supposé de Madonna en moteur narratif.

    Evita (1996) d’Alan Parker, disponible en VOD.

    La bande-annonce d’Éclair de lune (1987) de Norman Jewison.

    Cher face à Nicolas Cage dans Éclair de lune

    Lorsque le réalisateur Norman Jewison (Dans la chaleur de la nuit) propose un rôle à Cher pour son nouveau long-métrage, Éclair de Lune (1987), il compte déjà cinq nominations aux Oscars. Il en décrochera deux supplémentaires à la sortie du film. Car le réalisateur canadien a perçu, derrière la persona flamboyante, une mélancolie ordinaire.

    Face à Nicolas Cage, Cher – récompensée par un Oscar – incarne une héroïne populaire et désenchantée, pleine de grâce sans le savoir. Et Norman Jewison, cinéaste humaniste, lui offre un cadre dans lequel elle peut déposer son masque sans perdre sa splendeur. Le film, comédie romantique en surface, devient un portrait de femme mûre, lucide et libre. Un archétype hollywoodien réinventé.

    Éclair de lune (1987) de Norman Jewison, disponible sur Amazon Prime Video.

    La bande-annonce d’House of Gucci (2021) de Ridley Scott.

    Lady Gaga chez Ridley Scott

    Après le succès mondial d’A Star Is Born (2018) de Bradley Cooper, Lady Gaga confirme son ancrage au cinéma sous la direction de Ridley Scott dans House of Gucci (2021). Elle y incarne Patrizia Reggiani, épouse ambitieuse et meurtrière du magnat de la mode Maurizio Gucci et adopte un accent italien pendant neuf mois… y compris hors caméra. La star américaine plongera aussi dans les archives judiciaires de l’affaire. Un investissement quasi méthodique qui transformera aussitôt la satire du réalisateur en drame opératique.

    Mais la critique ne sera pas emballée par cette proposition. On s’attendait à de la flamboyance, de l’excès et de la démesure… Le résultat tient d’un spectacle figé et convenu. En clair, la dimension grotesque, pourtant essentielle au sujet, s’y trouve étouffée par l’académisme de Ridley Scott malgré la prestation réjouissante de Lady Gaga.

    House of Gucci (2021) de Ridley Scott, disponible sur Amazon Prime Video.